co
Fernand DESONAY
Invj^tG^
et
EDITIONS SOLEDl
DÉPAYSEMENTS
DU MEME AUTEUR :
CHEZ CASTERMAN :
Léopold II, ce géant, 15 e raille, Prix Rouveroy, (épuisé).
Kadou (épuisé).
Images et visages de Meuse (épuisé).
Clartés sur... le Roman français d'aujourd'hui (3 e édition).
Clartés sur... les Littératures étrangères du XX e siècle : I. L.
roman et le théâtre (2 e édition) ; //. La poésie et l'essai
(2 e édition).
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Champion).
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Fernand DESONAY
DÉPAYSEMENTS
NOTES DE CRITIQUE
ET IMPRESSIONS
EDITIONS SOLEDI
37, Rue de la Province
LIEGE
n
F£B Z 3 1965
?SlTY of TO*S!Î
3 S '? 6
I.
« ...Vers le Moyen Age énorme
et délicat... »
COMMENT LE MOYEN AGE
A VU VIRGILE :
PROFESSEUR DE GRAMMAIRE,
PROPHETE DU CHRIST,
MAGICIEN, AMOUREUX.
Les professeurs sont des criminels, quelquefois.
Pour ma part, je dois au commentaire de la pre-
mière églogue l'un des souvenirs les plus noirs de
mes études classiques. Virgile, qui n'y était pour
rien, faillit tomber dans cette disgrâce qui marque
à jamais, pour les collégiens d'avant-hier, le Télé-
maque, pour les collégiens d'aujourd'hui, un
Boileau victime des Satires. « L'antiquité, ont dit
quelque part les Goncourt, a été inventée pour
être le pain des professeurs ». Mon ancien maître,
un bon Père tout féru de gloses, faisait de la buco-
lique virgilienne son pain quotidien, ce qui n'était
qu'une manie, notre pain quotidien, ce qui devint
vite un supplice. Pendant six mois (j'en atteste
les ombres de Tityre et de Mélibée), nous te cui-
sîmes, ô cygne de Mantoue et recuisîmes, pauvre
oiseau mal plumé, dans la marmite infâme où
dactyles, allusions, scoliastes et spondées, codices,
10 VIRGILE AU MOYEN AGE
interprétations, chiasmes, allitérations, clefs par-
ci, pieds par-là, vers partout formaient le plus
indigeste des hochepots. Et cela se passait der-
rière des fenêtres grillagées. Et nous transcrivions,
à l'encre violette, sous la dictée, le pédantesque
commentaire.
Je n'ai compris l'églogue que sous le ciel d'Italie,
en ouvrant les yeux. Je revenais, aux premiers
jours de septembre, d'un pèlerinage au palais sou-
terrain d'une Sibylle. Toutes les Sibylles ont quel-
que chose de virgilien. Le long de l'Adriatique où
les voiles latines font sur les flots céruléens des
taches rousses, la vaporiera m'emportait vers la
plaine du Pô, vers Mantoue. Les « pommes d'or »
emplissaient les corbeilles, en bordure des champs.
Mariée à l'olivier dont le feuillage est d'argent
clair, la vigne tressait des guirlandes où mûris-
saient les grappes bieues. J'ai vu des laboureurs,
des « contadines », des bergers chercher le frais
sous les frondaisons immobiles. J'ai reconnu le
hêtre de Tityre, ce bois de chênes verts où l'écho
redirait le nom d'Amaryllis. Le soir, des premiers
contreforts apennins, les ombres s'allongeaient sur
la plaine; et la fumée s'élevait des maisonnettes
rustiques, comme un encens. Le mirage virgilien,
c'est là-bas, en terre italique, qu'il se révèle à
notre sensibilité latine.
Car Virgile est avant tout le poète de la terre,
de cette terre douce et chaude, plus que d'autres
bénie, où l'existence n'a pas changé depuis les
anciens jours. Sait-on que, dans la montagne, au
pied du Vettore, sous les étoiles, les pâtres échan-
gent encore (qui n'ont jamais lu un livre) des
VIRGILE AU MOYEN AGE 1 1
défis poétiques en couplets alternés? Royauté des
traditions! Secret de ton génie, cher Virgile! Voici
quelques années, les fêtes du second millénaire
ont célébré en ta personne l'impérialiste, le barde
national, l'épique messager des triomphes promis
à la Rome future. Puisse la bataille du blé — leur
Pan de bon Dm — ramener l'attention vers les
Géorgiques\ Virgile et le vaisseau d'Enée, Virgile
et Marcellus, Virgile et les durs Latins d'Evandre,
Virgile et Rome victorieuse, sans doute! Mais
aussi, mais surtout, Virgile et les ruches, Virgile
et le vase plein de lait, Virgile et la flûte de Pan,
Virgile et les nymphes des bois, des sources claires,
dans l'air léger...
Le moyen âge n'a rien compris à ce Virgile le
plus virgilien. Nous Talions montrer tout à l'heure.
* * *
Virgile professeur de grammaire. Tel est un des
visages les plus familiers au moyen âge du poète
mantouan.
La tradition vient de loin. Dès son vivant,
l'auteur de l'Enéide avait connu chez les érudits
la renommée, et du meilleur aloi. A côté de Ci-
céron, représentant de la prose oratoire aux pom-
peuses ordonnances, Virgile tenait, en poésie, le
sceptre du langage harmonieux. Les premiers
commentateurs n'eurent garde de s'y tromper.
Homère est souverain : le dogme est intangible.
Mais Virgile arrive bon second dans la hiérarchie.
Grammairiens et rhéteurs se le disputent, passion-
nément. De Rome, sa gloire s'étend aux provinces.
12 VIRGILE AU MOYEN AGE
Un siècle après sa mort, les écoliers gravent ses
vers sur les murs de Pompéi. Et l'on montre encore
un conticuere omnes..., impressionnant dans la cité
en cendres.
Avec le développement des études gramma-
ticales qui caractérise les deux premiers siècles
de l'Empire, la popularité croît du poète magister,
étoile polaire de tout vrai pédagogue. La rhéto-
rique s'en mêle, qui va vers la logomachie d'ailleurs.
Et c'est une période d'imitation servile, faussement
formaliste, superstitieuse et presque idolâtrique. On
consulte Virgile comme on a consulté les Livres si-
byllins, comme on consultera plus tard l'Imitation :
pour trouver la solution de toute difficulté, le se-
cours providentiel qu'apporte à point nommé une
voix inspirée. Et qu'on ne s'étonne plus de voir
Silius Italicus pèleriner, le jour anniversaire de la
naissance du poète, au sépulcre du demi-dieu.
Martial lui voue les Ides d'octobre, tandis
qu'Alexandre-Sévère le place en effigie au milieu
des dieux lares.
Quand l'Empire s'écroule, Virgile reste debout,
le flambeau à la main, sur les ruines d'un monde.
Les centons ont popularisé jusqu'au dernier de ses
hémistiches. Donat et Servius, commentateurs
zélés, trop zélés, ont ajouté aux interprétations
philosophiques et allégoriques leurs notes gram-
maticales et qui n'étaient pas méprisables. Et
Macrobe a consacré, à l'applaudissement général,
le renom d'infaillibilité et d'omniscience d'un
Virgile encyclopédiste, prince des astrologues, roi
des philosophes, rhéteur de stricte observance,
éloquent entre les éloquents. Le moyen âge va
VIRGILE AU MOYEN AGE 13
recueillir cette tradition glorieuse, avec l'héritage
de la langue latine et des sept arts libéraux.
Parmi les sept arts la grammaire brille au pre-
mier rang. Or là où règne la grammaire, là règne
Virgile. Virgile est la grammaire, peut-on dire, à
une époque où Grégoire de Tours confond la lec-
ture des Bucoliques et l'enseignement gramma-
tical. Sans doute, la qualité de païen éveillera-
t-elle l'un ou l'autre scrupule. Mais, d'autre part,
quel fanatisme chez certains! Le moine Probus
veut canoniser le chantre d'Enée. Un évêque de
Trêves le cite plus exactement que les Evangiles.
Et le nombre extraordinaire des manuscrits que
nous possédons aujourd'hui de Virgile est la
meilleure preuve de l'usage qui s'en faisait dans
les écoles. Sans compter que, fréquemment, ces
codices figurent, dans les inventaires, au nombre
des richesses les plus précieuses de l'église ou de
l'abbaye, avec les bibles, les missels, les calices et
les ornements sacrés.
Quelle est, exactement, la position de Virgile en
face des grammairiens de la période médiévale?
La question est peut-être mal posée. C'est des
grammairiens qu'il faudrait partir. Or s'ils sont
assez nombreux, la qualité est nulle. Pro fratrum
mediocritate : cette épigraphe est toute une devise.
Pro fratrum mediocritate, chacun coupe, émonde,
abrège, rapetasse. L'aventure nous paraît au-
jourd'hui grotesque de ce Viigile toulousain qui
voulut s'appeler Maro et qui, au début du VII"
siècle, construisit le plus fantaisiste des monu-
ments grammaticaux, allant jusqu'à distinguer
douze espèces de latinités et à reporter son par-
14 VIRGILE AU MOYEN AGE
rain mantouan à l'époque du déluge. Mais les
manuscrits ont conservé religieusement ce fatras;
Bède s'y réfère avec tout le sérieux du monde; et
des disciples se rangent sous la marotte du folâtre.
Virgile, le vrai, émerge encore toutefois, pre-
mière autorité en matière de grammaire, principal
auteur scolastique. Tout au plus peut-on déplorer
de déshonorantes promiscuités. Des étoiles de
trente-sixième grandeur sont autant de soleils
rivaux. Ainsi voyons-nous un Prudence, le pru-
dentissimus Prudentius, jouer dans l'orbite virgi-
lienne le rôle de Virgile dans l'orbite homérique.
Quant au commentaire, on pille Servius, effron-
tément. Les gloses interpolées ont quelque chose
d' « hénaurme ». De qui se moque-t-on? Que
penser d'un commentateur qui explique efficiam
par effigiem (imaginera), ou qui, lisant, pour Quo
te Mœri pedes, Quot Emori pedes, trouve dans ce
passage une allusion aux quatre pattes d'un che-
val de race sarrasine, très rapide à la course, et
qui s'appellerait Emoris?...
La rhétorique, le second des sept arts, continue,
vaille que vaille, la tradition classique. Comme
aux temps de l'Empire, Virgile bénéficie de sa
réputation de grammairien. Le même professeur,
passant de l'une à l'autre discipline, pratique évi-
demment le même texte. La poésie du moyen âge
se ressentira de cette influence, plus d'une fois.
Ce serait ici le lieu de dire un mot de la poésie
latine des clercs, poésie de forme tiaditionnelle,
mais que l'idée chrétienne ne pouvait vivifier, au
contraire. Rien de commun, en effet, entre l'idéal
païen et la doctrine du Christ. Emile Gebhart s'est
VIRGILE AU MOYEN AGE 15
donné beaucoup de mal pour faire de Virgile
rêveur et solitaire, virginaliste et délicat, un moine
avant la lettre. Quelle que fût la personnalité de
l'homme, l'antinomie subsistait, tout entière, entre
une religion qui divinisait la chair et la religion de
l'esprit. Aphrodite et Jésus : il ne faut pas essayer
de concilier les inconciliables. Le problème est
insoluble, qui fait le nœud des Noces corinthiennes.
Sans doute, nous verrons tout à l'heure les hommes
du moyen âge s'ingénier à baptiser Virgile en en
faisant un prophète du Christ. Mais ce n'est là
qu'un tour de passe-passe. La poésie virgilienne,
comme toute la poésie classique, échappe dans son
essence à ces tentatives d'annexion. D'où il résulte
que l'effort est gauche — et souvent ridicule —
qui s'acharne à revêtir du linceul de pourpre où
dorment les dieux morts l'idée chrétienne à base
d'ascèse et de mysticisme. Présenter en hexa-
mètres la Vie du Christ ou les Vies de Saints
constituait une sorte de gageure. Le sentiment
religieux ne pouvait qu'y perdre. Quant à la forme
classique, cuirasse vide, corps sans âme, elle
sombre bientôt dans tous les artifices les plus
froids, les plus étriqués, les plus vains. Décla-
mation, répétition, abus des lieux communs, épi-
thètes conventionnelles : autant de procédés qui
dissimulent mal l'essoufflement du poète condamné
à exprimer dans la langue des divinités de l'Olympe
les mystères du Golgotha.
En instituant Virgile professeur de grammaire,
le moyen âge n'a fait que répéter une leçon qui
porte à faux. Mais ce culte scolaire, artificiel,
donnera ses fruits, malgré tout. Chaque fois qu'elle
16 VIRGILE AU MOYEN AGE
affirmait la royauté virgilienne, la poésie française
^ tournait à ses origines. Nous sommes ,1s de
la Louve. Se romaniser, c'est se aviliser. 11 n est
nas inutile de fréquenter les bons maîtres, dut-on
tester piteux élèves. Et c'est faire preuve de goût
que bien choisir ses dieux.
* * *
l'en arrive à un autre aspect du Virgile mé-
diéval : Virgile prophète inspiré, le prophète du
Christ
Pour les gens d'église, l'antiquité païenne ne
constituait pas seulement une mine ineputfabe de
figures de style, mais encore, et de préférence
sans doute, un réservoir toujours alimenté d'argu-
ments plus ou moins spécieux en faveur de 1« lo.
n °Vif"ile qui passait depuis Macrobe pour le
parangon' des doctes, la source de toute connais-
sance Virgile dont on s'accordait à louer d autre
par les mœurs pures et l'extrême candeur fut
Particulièrement sollicité. Nul mieux que lu, ne
paraissait digne du bienfait de la grâce. On
S e pas que Dante s'est gardé soigneusement
de g le mettre en enfer, et lui réserve une place de
choix dans ces limbes où séjournent pour 1 eterm e
les âmes non coupables de ceux de qui la seule
faute est de n'être pas nés à la fo, du Christ Jésus
Une tradition charmante, et dont on retrouve les
traces jusqu'à la fin du XV siècle, .llus trait .dans
son pays natal, cette compassion pour Virgile du
moyen âge chrétien. La messe de Saint-Paul
VIRGILE AU MOYEN AGE 17
chantée à Mantoue comportait une lamentation de
l'Apôtre au tombeau du Poète, « le plus grand des
poètes ». « Ah! que ne t'ai-je, hélas! rencontré sur
ma route! » gémit le grand convertisseur. En vé-
rité, ce regret a quelque chose de touchant. Quoi
qu'il en soit, Virgile est embrigadé dans les rangs
des apologistes.
Qu'il s'agît de l'unité, de la spiritualité ou de la
toute-puissance divines, saint Augustin, saint Jé-
rôme, Lactance, Minucius Félix n'hésitaient pas à
déceler en des vers habilement choisis une sorte
de christianisme latent. Mais c'est surtout le pas-
sage célèbre de la IV e églogue qui élève Virgile,
dans la tradition du moyen âge, à la dignité de
prophète du Christ.
On connaît ces vers d'allure mystérieuse où le
règne de l'âge d'or, ère de félicité, de justice heu-
reuse, d'amour et de paix devra coïncider, sous le
signe de la Sibylle, avec l'apparition d'un enfant
nouveau-né : *
Magnus ab integro sœclorum nascitur ordo;
Jam redit et Virgo; redeunt Saturnin régna;
Jam nova progenies cœlo demittitur alto.
Le messianisme allégorisant allait s'emparer de
l'oracle.
S'il faut en croire Eusèbe, l'empereur Constantin
lui-même aurait déjà interprété dans le sens d'une
prédiction, d'une véritable prophétie, la déclaration
de Virgile. Saint Augustin n'est pas d'un autre
avis. Et bien que saint Jérôme ait traité l'idée de
burlesque, elle n'en demeurera pas moins vivante
pendant tout le moyen âge, au point de donner
18 VIRGILE AU MOYEN AGE
naissance à la légende, relatée dans la Divine Co-
médie, de la conversion de Stace. C'est au chant
XXII e du Purgatoire que Dante et son guide Vir-
gile rencontrent le poète latin condamné, parce que
son adhésion fut timide aux vérités révélées, à se
purifier longuement sur les corniches de la mon-
tagne d'expiation. Or que dit Stace à Virgile?
... Tu prima m'inviasti
Verso Parnaso a ber nelle sue grotte,
E poscia, appresso Dio, m alluminasti.
Facesti corne quei che va di notte,
Che porta il lume dietro e se non giova,
Ma dopo se fa le persone dotte,
Quando dicesti :
(et ce tercet, qui n'est guère que la traduction des
vers latins que je citais tout à l'heure)
« Secol si rinnova;
Torna giustizia e primo tempo umano,
E progenie discende dal ciel nuova ».
Per te poeta fui, per te cristiano!
(« Par toi je fus poète, par toi je fus chrétien! »)
Ainsi Virgile, devenu compagnon de la Sibylle,
prend place, à côté de David, d'Isaïe et des autres
prophètes, dans la iphalange inspirée. Des papes
— et non des moindres : Innocent III, par exemple
— défendent le sens apologétique de la IV P églo-
gue. Et c'est ce que confirme, à travers toute la
chrétienté, le langage muet des monuments figurés.
VIRGILE AU MOYEN AGE 19
Dans les stalles de la cathédrale de Zamora, qui
date du XII e siècle, parmi les nombreuses figures
des prophètes de l'Ancien Testament, on reconnaît
Virgile au mot progenies détaché du vers fati-
dique. Tel l'a fixé le pinceau de Vasari au mur
d'une église de Rimini. Et les paroles Jani nova
progenies servent de signe distinctif — de devise,
en quelque sorte — à la Sibylle de Cumes, dans
la fresque de Raphaël, à Santa Maria délia Pace.
Le goût du moyen âge pour l'allégorie devait
singulièrement faciliter cette interpréta lion à la fois
séduisante et fort hasardée. Comparetti, l'éminent
spécialiste à qui nous empruntons le meilleur de
ces observations, rappelle avec raison l'aventure
de ce Fulgence qui, dans le De Continentia Virgi-
liana, un des écrits les plus curieux du moyen âge
latin, prétend passer V Enéide tout entière au crible
de sa méthode divinatoire.
D'après Virgile lui-même, lequel lui aurait apparu
sous la forme d'un spectre, l'épopée latine serait
une image de la vie humaine. Et la démonstration
s'étale, lourdement pertinente, depuis le premier
vers longuement commenté jusqu'au triomphe final
de la sagesse. Il est impossible de suivie dans le
détail ces divagations insanes. Pourtant, le moyen
âge leur fit un accueil plein de chaleur et de révé-
rence. Sigbert de Gembloux s'effrayerait volontiers
d'une telle subtilité, d'une pareille pénétration
d'esprit. Bernard de Chartres et Jean de Salisbury
défendront sans sourciller des thèses analogues.
Dante lui-même rappellera, dans le Convito, « /'/
figurato che del diverso processo délie etadi tiene
Virgilio neïï Enéide ».
20 VIRGILE AU MOYEN AGE
A cette interprétation de Virgile prophète du
Christ se rattache parfois l'idée du millénaire. C'est
ainsi, par exemple, que Lactance a toujours
compris, pour sa part, les vers de la IV e églogue.
A son sentiment, il ne peut s'agir de la naissance
de Jésus, mais du retour promis d'un Dieu vain-
queur dans le royaume des justes. On sait à quel
point cette perspective du millénaire a troublé les
esprits au siècle fatal. Sans doute Michelet exagère.
Mais les transes du monde chrétien n'en furent
pas moins vives quand approcha l'an mille. Et la
terreur s'est prolongée jusqu'au XIII e ' siècle, entre-
tenue par les prédictions sinistres du pauvre
Joachim de Flore. Parce qu'on redoutait l'Anté-
christ, les luttes sanglantes, le grand combat, on
se tourna avec amour vers le poète très compa-
tissant qui avait eu sur ses lèvres inspirées des
mots de bénédiction, d'apaisement, de joie douce :
i
Aspice venturo laetantur ut omnia sœclo.
Nous voici tout près de notre cher Virgile!
* * *
Un nouvel avatar allait modifier encore la physio-
nomie virgilienne.
Nous avons vu que, pour le moyen âge chrétien,
la Sibylle avait prédit la venue du Christ : « ...teste
David cum Sibylla ». Virgile, que les pseudo-
allusions de la IV e églogue entraînent désormais
dans le sillage de l'envahissante prophétesse, va
partager le sort de cette Cuméenne. Dès le XI e
VIRGILE AU MOYEN Avp
21
siècle, le Mystère latin de la Nativité^- epr( .
l'abbaye Saint-Martial à Limoges, nou en J 1 e a
curieux témoignage. Après le défilé des - 0D u^ t e
Moïse, Isaïe, Jérémie, Daniel, Habaci p. ? '
Siméon, Elisabeth, Jean-Baptiste, voici qiy ! '
est cité à la barre : ° 1 e
Vates Maro gentilium
Da Christo testimonium.
Le poète latin apparaît sous l'aspect d'un je
homme, pour déclarer :
Ecce polo, demissa solo, nova progenies est.
Au tour de la Sibylle enfin, flanquée de Nabu-
chodonosor en personne, de rendre à chacun témoi-
gnage. Parfois, — et le cas se présente dans une
vaste compilation dramatique du XV e siècle, — c'est
la Sibylle qui invoquera Virgile comme une autorité.
Autour de ces rapports de plus en plus étroits
entre la prophétesse et le poète devait se déve-
lopper une production abondante qui, après maintes
transformations dont il serait trop long de retracer
ici les phases successives, finit par se combiner
avec la légende de Virgile magicien. C'est le troi-
sième trait sur lequel je voudrais insister quelque
peu.
Nous sommes loin de la grammaire et de l'art
des rhéteurs. Nous nous éloignons même de l'idée
apologétique d'un Virgile prophète. L'imagination
v ,.tGILE AU MOYEN AGE
'd'évale v^' em P arer avec J°' e ^ e ce personnage
T tastique4 )rom ' s a toutes les aventures.
a 1 a lége^ e ^ e Virgile magicien vient de Naples.
, • ^/superstitieuse et populaire (bien que
r Tioar' exa 8 ere ^ a P art ^ u peuple dans cette
, .^/poétique), elle nous apparaît fondée sur
, jvenirs locaux, et plus particulièrement sur
jence et la célébrité du iombeau de Virgile
, la cité napolitaine. Sous sa forme la plus
ine, elle fait du poète un protecteur, le palla-
sacré, et lui attribue une série d'oeuvres
illeuses qui consistent surtout en talismans.
/Ainsi, par exemple, la célèbre mouche de bronze,
la taille d'une grenouille, qui se serait trouvée
/en premier lieu sur une des portes fortifiées, puis
à une fenêtre du Castel Capuano, et enfin au
Castel Cicala. Virgile l'aurait fabriquée dans les
circonstances suivantes. Marcelîus se proposant de
faire un grand carnage d'oiseaux de toute espèce,
le poète lui demanda ce qu'il préférait : qu'on lui
fît don d'un oiseau qui détruisît tous ses congé-
nères, ou d'une mouche qui exterminât toutes les
mouches. Sur les conseils d'Auguste, et par égard
pour les habitants de Naples, Marcelîus choisit la
mouche. Et depuis lors (mais Virgile, tout comme
Plutarque, a menti), les mouches, frappées d'in-
terdit, respectent la cité et les lazzaroni.
Il y avait aussi la statue de l'archer opposée au
Vésuve, le réceptacle merveilleux où la chair des
animaux tués se conservait imputrescible pendant
six semaines. II y avait le cheval d'airain, produit
d'incantations magiques, qui guérissait de la frac-
ture dorsale — mal endémique — tous les chevaux
VIRGILE AU MOYEN AGE 23
du pays. A Virgile on devait la création des bains
miraculeux de Pouzzoles, le présent fait aux
Napolitains d'une Naples en miniature, enclose
dans une bouteille au goulot fort étroit : et ce
fétiche préserverait les remparts, à jamais.
Dans ces légendes talismaniques Virgile appa-
raît comme le Sage par excellence. Connaissant à
fond tous les secrets de la nature, il peut s'élever
sans effort au-dessus des solutions accessibles au
vulgaire. C'est un grand mathématicien, un illustre
astrologue. Ce n'est pas encore le véritable né-
cromant, dans le sens péjoratif du mot. Mais à
courir l'Europe, la renommée du poète magicien
va s'encombrer d'éléments adventices, à la vérité
plutôt diaboliques. Nous allons examiner très
rapidement ce Virgile curieux homme dans quelques
œuvres françaises : le Roman des Sept Sages, Cléo-
madès, d'Adenet le Roi, et Renard contrefait, un
texte du XIV e siècle.
Antérieurement au Roman des Sept Sages, le
Dolopathos, traduit en français vers 1210, avait
déjà mis en scène, et presque dans les mêmes cir-
constances, le poète omniscient. Nous sommes au
siècle d'Auguste. Dolopathos, roi de Sicile, a un
fils, Lucien, qu'il envoie à Rome suivre les leçons
de Virgile, lequel instruit l'enfant en toutes disci-
plines, mais surtout en astronomie. Sur ces entre-
faites, la femme de Dolopathos vient à mourir. Le
roi commet l'imprudence d'épouser en secondes
noces un tendron. Lucien est rappelé à la Cour.
Mais Virgile, qui lit dans les astres, lui impose de
garder obstinément le silence jusqu'à ce que lui-
24 VIRGILE AU MOYEN AGE
même l'autorise à parler. Le jeune homme, ques-
tionné par son père, ne pipe. C'est alors que la
nouvelle reine l'emmène dans ses appartements, et,
désespérant de lui arracher une parole, finit par lui
jouer la grande scène de Madame Putiphar. Peine
perdue. La marâtre accuse Lucien d'avoir voulu
abuser d'elle. Le roi condamne son fils à mort.
Survient un sage, qui suspend l'exécution de la
sentence en racontant une histoire passionnante.
Tour à tour, d'autres narrateurs retardent la fatale
échéance, jusqu'à ce que Virgile, arrivé le septième
jour, débite sa nouvelle et délie la langue de son
élève. Coup de théâtre. La reine sera brûlée vive.
Après la mort de Dolopathos et de Virgile, Lucien
se convertira à la foi du Christ.
La principale différence entre le Dolopathos et
le Roman des Sept Sages réside dans la part attri-
buée à Virgile. Alors que la version traditionnelle
du vieux conte indien confie l'éducation du jeune
prince au collège des sept précepteurs, ici Virgile
seul est chargé d'enseigner Lucien. Au demeurant,
le magister unique nous apparaît — conception
éminemment scolastique — comme le maître de
toute science profane et sacrée, le clerc par
excellence.
Le Dolopathos est intéressant à plus d'un titre.
Surtout parce qu'il marque assez exactement la
transition entre le Virgile des écoles médiévales,
le Virgile des grammairiens et des sept arts libé-
raux, le Virgile de la tradition littéraire et cléricale
et le Virgile magicien, prince des sortilèges. Astro-
logue déjà; mais l'astrologie fait partie intégrante
du bagage scientifique selon les canons de l'époque.
VIRGILE AU MOYEN AGE 25
La magie ne viendra qu'après, corollaire poétisé.
Et nous n'aurons garde de négliger l'allusion fort
transparente au prophète du Christ. Les vers de la
IV e églogue figurent, sous la plume du pieux
moine auteur, au nombre des arguments qui con-
vertiront Lucien au christianisme. Un tournant de
l'aventure virgilienne, comme on disait au temps
de Godefroid Kurth. Un virage, dirions-nous
aujourd'hui.
Le Roman des Sept Sages, Cléomadès et Renard
contrefait situent à Rome, et non plus à Naples,
la légende de Virgile. Le nom du plus grand poète
latin ne pouvait en effet demeurer plus longtemps
séparé de la Ville, de cette capitale dont il avait
immortalisé les destins. Sous le titre de Salvatio
Romae, le moyen âge connaît bientôt une floraison
de talismans virgiliens, gardiens du Panthéon, du
Colisée, du Capitule. Cette idée de la « salvatio Ro-
mae» on la rapprocha d'un vieux thème oriental :
celui des miroirs magiques dans lesquels on pou-
vait découvrir ce qui se passait au loin. Un de ces
miroirs se trouvait, disait-on, au-dessus du phare
d'Alexandrie, où l'aurait fait placer Alexandre lui-
même pour apercevoir à plus de 500 parasanges
(la parasange dépasse sensiblement notre lieue)
les flottes ennemies qui cingleraient vers l'Egypte.
Cet autre miroir pareillement merveilleux, situé à
Rome et attribué à Virgile, le Roman des Sept
Sages va nous dire sa triste fin. Un roi étranger
qui ne pouvait supporter le joug de Rome accepta
la proposition que lui firent trois guerriers d'abattre
le talisman. Nos stipendiés arrivent dans la ville
où ils enfouissent de l'or en plusieurs endroits, et
26 VIRGILE AU MOYEN AGE
se donnent pour des < sourciers > du précieux
métal. Poussé par la cupidité, l'empereur veut
éprouver leur talent. Le résultat ne se fait pas
attendre. C'est alors qu'ils révèlent au prince l'exis-
tence d'un trésor fabuleux caché sous le pilastre
qui soutenait le miroir. On les autorise à creuser.
Ils s'arrangent pour disposer sous le miroir des
fiches de bois auxquelles ils mettent le feu, et
prennent tout aussitôt la fuite, cependant que le
talisman se brise en mille pièces. Indigné, le peuple
de Rome condamne l'empereur à ingurgiter de l'or
en fusion.
Dans Cléomùdès, fables napolitaines et légendes
romaines forment pêle-mêle un bizarre salmigondis.
Fantaisiste impénitent, Adenet le Roi écrivait chez
nous à la fin du XIII e siècle.
Quant au Renard contrefait, il nous a conservé
l'histoire de la tête enchantée, douée non seulement
de la parole, mais encore de la vision prophétique.
Virgile serait mort pour avoir mal compris une de
ses prédictions. Un jour qu'il la consultait avant
d'entreprendre un voyage, elle lui aurait répondu
que, « s'il gardait bien sa tête. », il ne lui arriverait
rien de fâcheux. Virgile crut qu'il s'agissait de
la tête magique elle-même. Il se mit en route sans
se garantir du soleil : une congestion cérébrale
l'emporta. S'il est vrai, au témoignage des bio-
graphes, que le poète mourut en voyage d'une
maladie provoquée par l'ardeur des rayons solaires,
il semble que nous ayons ici affaire à une tra-
dition plutôt littéraire, singulièrement déformée
d'ailleurs.
VIRGILE AU MOYEN AGE 27
* * *
Virgile amoureux. La tradition médiévale est, à
cet égard, d'autant plus suggestive qu'elle réunit,
en une sorte de diptyque galant, deux des aspects
les plus caractéristiques du poète : le docte et le
magicien.
Eustache Deschamps, misogyne par vocation, a
fait allusion quelque part à la « corbeille Virgile ».
Que signifie cette corbeille? Et quelle mésaventure
y attendait notre clerc omniscient?
Une princesse de haut lignage — la propre fille
de l'empereur, s'il faut en croire la plupart des
versions — s'est amourachée du héros national.
Virgile, qui n'est pas farouche, se montre fort
empressé à couronner une flamme aussi vive. Mais
ce sera « par druerie » : il n'a pas la vocation
d'épouseur. Désespoir de la belle enfant qui, dans
son dépit amoureux, médite une vengeance cruelle.
Que le séducteur s'en vienne la rejoindre, à la
nuit, dans cette chambrette de la tour où la tient
prisonnière un père plein de rage. Une corbeille
qu'on hissera, au moyen d'une corde, jusqu'à la
fenêtre entre-bâillée servira d'ascenseur. Bien avant
Roméo, les amants ont rêvé d'escalader, un soir,
le balcon de l'aimée. Virgile accourt, impatient et
joyeux, tout prompt à l'assembler. Comme poisson
dans la nasse, il est entré dans le panier. Il s'élève...
Mais qu'est-ce? Le treuil s'arrêterait à mi-
hauteur?... Et voilà, infamie! l'ascenseur improvisé
en panne entre les étages ! Là-haut, derrière les
fenêtres qui s'éclairent, on pouffe de rire, bien
28 VIRGILE AU MOYEN AGE
sûr!... Le jour est venu. Le peuple s'est attroupé.
Virgile, honteux et confus, jura, mais un peu tard...
if est vrai qu'une seconde partie, visiblement
ajoutée au récit traditionnel, se chargeait de ré-
tablir le poète dans sa dignité une nuit com-
promise. Les clercs ont passé là! Pour laver son
affront, Virgile amoureux en appelle à Virgile
magicien. Le feu qui brûle dans Rome — et jus-
qu'au feu sacré des Vestales — s'éteint brus-
quement à dix lieues à la ronde. Un valet proclame
alors, à son de trompe, que quiconque voudra
rallumer sa chandelle devra le faire sur la per-
sonne même de l'indigne princesse, exposée en
plein Forum. dans une posture que nos vieux con-
teurs se font une joie grasse de préciser sans
équivoque possible... Et la flamme ainsi obtenue
ne peut se communiquer d'un cierge à l'autre :
chacun est tenu de la recueillir à la source. Le
supplice dura longtemps : Virgile était vengé.
Au conte de la corbeille nous rattacherions
volontiers l'aventure italienne dite délia Bocca
délia Verità. Parce que Virgile est devenu sceptique
sur la vertu féminine, il a machiné, en guise de
banc d'épreuve, une tête de pierre. Si quelque mari
ou quelque galant conçoit des doutes sur la fidélité
conjugale ou sur la chasteté d'une femme mariée
ou à marier, qu'il lui fasse introduire la main dans
la bouche béante. Vertueuse, elle l'en retirera sans
dommage; coupable, elle sera tout à la fois mordue
et confondue. Or une Romaine adultère et jus-
tement soupçonnée, appelée à subir l'épreuve,
trouva le moyen de mettre en défaut la perspi-
cacité du talisman. Elle conseille à son amant de
VIRGILE AU MOYEN AGE 29
se vêtir à la façon d'un fou et de se tenir au pied
de la tour; dès qu'il la verra arriver, il s'élancera
vers elle et, comme par folie, il la saisira dans ses
bras. Ainsi dit, ainsi fait. Elle rougit, proteste, se
débat. Mais le mari et les assistants, croyant avoir
affaire à un pauvre simplet, ne s'émeuvent guère.
Alors la dame de jurer qu'elle n'a connu de sa vie
d'autres embrassements que ceux de son mari...
et aussi, évidemment, de cet individu qui vient de
l'outrager en public. (C'est la ruse de la reine
Iseut et du ladre Tristan, au gué aventureux). Elle
peut désormais plonger sans crainte sa main dans
la terrible bouche... Et Virgile dut confesser que
les femmes en savaient plus long que lui sur le
chapitre de l'astuce.
* * *
Ainsi les légendes virgiliennes vont se déve-
loppant, au point de constituer les éléments d'une
ample biographie poétique que nous trouvons,
soigneusement compilée, dans la chronique lié-
geoise de Jean d'Outremeuse, in itulée Myreur des
Histors.
Nous y consacrerons un article spécial, qui fait
suite à celui-ci.
La chronique liégeoise de Jean d'Outremeuse ne
représente pas, cependant, la véritable tradition
populaire en France. Cette tradition, nous la cher-
cherions plutôt dans les Faits merveilleux de
Virgile, œuvre très répandue, dont nous ne possé-
dons pas un seul manuscrit d'ailleurs, et qui n'est
peut-être pas antérieure à la découverte de l'impri-
30 VIRGILE AU MOYEN AGE
merie Qu'il suffise d'indiquer en deux mots les
1 1 d P ce nouvel et dernier remaniement .
oTufdevlg le prophète; le magicien, fabricant de
taHsmans a presque complètement disparu; en
Manche une série de variations romancées sur les
or gines du poète, ses aventures Pentes sa mort
^entoure le'mystère, en pleir -^surj^u^
Nous sommes au seuil du XVI siècle. Le ™
de Virgile cingle vers d'autres terres, « reserves
de l'érudiiion.
* * *
nTorZaes douceur des chants qui se repondent
ombrf ^crépusculaires, silences pleins dMntirmte de
Tlune amie au ciel clair, herbe qui penche, ros-
slno. chassé du nid, larmes des choses : le moyen
^lefc^^atrVirgUe-grammairien;^
pie^— ateursdela^^^
comme fer au prophète inspire de D eu les .ma
ginations de tous ces grands enfant» * "nt
enchantées de la mouche de bronze, d» cheval
vétérinaire, du palladium en bouteille, de a me
chante princesse devenue lampadaire. Et nous
Ss voir que, chez nous, à Liège anion no
aûtes, Jean d'Outremeuse a soun, dans un miroir
VIRGILE AU MOYEN AGE 31
qui n'était, ni de Venise, ni d'Italie, mais de Djus-
d'-là, au Virgile le plus fantasmagorique, ami de
saint Paul, précurseur de Mickey, amant narquois
de cette peste de Fébille qui n'a même pas réussi
à le faire monter dans une corbeille.
VIRGILE
SELON JEAN D'OUTREMEUSE
Que la biographie virgilienne de Jean d'Outre-
meuse doive être tenue pour un hors-d'œuvre,
inséré dans le Myreur des Histors au hasard des
dates (vraies ou fausses), c'est ce qu'on admettra
sans barguigner. Virgile apparaît à un moment
où l'histoire romancée des rois et des évêques de
Tongres — élément d'emprunt à la Geste de Liège
— s'entrelace aux événements de l'histoire uni-
verselle, de l'histoire romaine surtout. Moment
« historique » dans toute l'acception du terme. Or,
tandis que Marius et Sylla ont été à peine allégués,
que César et Pompée voient singulièrement abrégée
la relation de leur décisive querelle, les faits
merveilleux de Virgile tissent, d'un bout à l'autre
des quelque cinquante feuillets du manuscrit de
Jean de Stavelot, publié par Borgnet, la trame
fantaisiste d'un beau roman sans proportion, roman
de magie, de piété crédule et d'amour.
Nous nous garderons bien de dire in extenso
par quel fil blanc l'aventure fabuleuse de Virgile
est cousue aux origines de Tongres. Il suffira de
savoir qu'il a déjà été question, chez Jean d'Outre-
meuse, d'un roi Virgile, d'Athènes; que ce Virgile
athénien a pris femme dans la lignée d'un roi
VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 33
Virgile de Sicile, dont le fils aîné, Gorgile, roi de
Bugie, « li plus grans clers qui soit en monde »,
sera le père du poète. Or c'est le second fils du
Virgile sicilien, certain Grégoire, qui, consul dé-
signé de Rome, marche contre Tongris. Gorgile
lui-même prendra part à la lutte. Grégoire est tué,
avec six de ses frères, sénateurs romains. Le con-
sulat passe à un Pompée, beau-frère de Gorgile...
Le neveu Virgile entre en scène.
Ainsi « notre » Virgile, fils d'un roitelet exo-
tique, a cependant des intelligences dans Rome,
dans Rome où il est né d'ailleurs, à l'occasion des
festivités qui marquèrent le consulat de l'oncle
Pompée. C'est ce qui explique, entre autres, l'atti-
tude favorable qu'adopteront à son égard les
sénateurs et ceux « de sa lignie », lors des dé-
mêlés qui le mettront aux prises avec la sotte et
jalouse et méchante Fébille.
Virgile- né le 6 mai 519 du cinquième âge, meurt,
d'après Jean d'Outremeuse, à 52 ans. Il y a là une
approximation assez exacte, s'il est vrai que l'an
519 du cinquième âge (lequel va de la migration
de Babylone à l'incarnation du Christ) correspond,
dans la chronologie — d'ailleurs flottante — de
Jean d'Outremeuse, aux années 72-68, selon les
calculs.
Nous nous en voudrions d'attacher à ce détail
chronologique plus d'importance qu'il ne mérite.
La critique moderne, autrement sévère pour Jean
d'Outremeuse que ses deux éditeurs (Borgnet et
Bormans), a remis à sa vraie place, qui est hors
de l'histoire, en pleine légende dédorée, la compi-
lation du plus audacieux des arrangeurs. Il reste
34 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE
cependant que Jean d'Outremeuse a connu pas mal
de textes, a dû puiser à toutes les sources, les-
quelles ne devaient pas être indistinctement cor-
rompues, et que Comparetti exagère quand il dénie
à cette biographie en marge de l'histoire tout reflet
historique.
Pour l'éminent spécialiste, cette absence d'histo-
ricité serait intentionnelle (« fatta di proposito ») :
Jean d'Outremeuse aurait mis tous ses soins « ad
allontanare ogni idea che rammentasse in modo
troppo preciso il personaggio storico ». C'est
pourquoi, de propos délibéré à son tour, Compa-
retti n'envisage du Virgile du Myreur que le triple
aspect, triplement légendaire, d'un magicien pro-
phète et amoureux. C'est sur quoi nous le chica-
nerions volontiers.
* * *
Certes, le magicien a bonne part chez Jean
d'Outremeuse. Les deux figures d'airain disposées
aux portes de Rome, le miroir enchanté où se lit
un péril pressant, le Capitole fait en une seule nuit
avec ses timbres avertisseurs, le cavalier de cuivre,
le brasero public gardé par ce pompier à l'arc, les
douze images des douze mois et celles des Quatre-
Temps, la mouche de bronze, les pantins d'étoupe,
le Château d'Œf, le portt suspendu, le jardin en
l'air, l'enchantement des ânes, les cierges inextin-
guibles, la tête qui sert d'oracle, l'aqueduc pour le
vin et l'huile, le cheval qui est veilleur de nuit et
le cheval qui est vétérinaire, la maison dont l'accès
est défendu par les fléaux battants, les bains mer-
VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 35
veilleux de Pouzzoles, le dîner dans un local exten-
sible, avec des mets de Gastronomy Club et des
déguisements de music hall, les prodiges enfin de
la toute dernière heure, depuis les herbes au pot
jusqu'à la chaire sculptée : notre Liégeois n'a rien
oublié. Il « en remettrait » plutôt!
De même, l'importance est grande accordée au
prophète du Christ.
Pour ce qui est du Virgile galant, nous allons
y insister, il convient de mettre l'accent sur l'inno-
vation psychologique qu'introduit avec bonheur,
dans l'épisode de la corbeille, le génie clérical et
misogyne de Jean d'Outremeuse, lequel ne peut
admettre que soit berné par une fillette le très sage
héros qu'il admire.
* * *
On se rappelle (voir l'article précédent), la
double donnée — féministe, puis misogyne : Vir-
gile dupé, Virgile vengé — que le chroniqueur
wallon retrouve en ses compilations. Notre Liégeois
ne saurait prétendre à la rigueur historique. Collec-
tionneur de légendes, il lui suffit de nouer la gerbe.
Trop heureux s'il peut piquer, çà et là, quelques
fleurettes artificielles! De même qu'il a fait du pro-
phète messianique un véritable apôtre du Christ
(Virgile prêche aux Romains et aux Egyptiens le
monothéisme et le mystère de la Trinité, professe
les articles d'un Credo avant la lettre, convertit les
païens à la religion future, se fait baptiser à titre
provisoire, rédige une somme des vérités à révéler,
et grave de sa main, sur le siège « tout de cy-
36 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE
presse » où il trouvera la mort d'un saint, les fastes
du Nouveau Testament, l'Assomption incluse),
ainsi, ajoutant à la fable de la corbeille son propre
grain de sel, Jean d'Outremeuse a réalisé une
œuvre personnelle — et perspicace, en vérité.
Virgile est bel homme : « mult belle personne »,
« \y plus beals de corps que ons posist regardeir,
drois, grans, gros et aligniés, fours tant que ilh
astoit curbés ». Cette dernière indication ne cadre
guère avec l'épithète « drois »; mais un philosophe
ne serait plus un philosophe qui ne porterait, médi-
tatif, les épaules tombantes « et le chief un pou ».
Julius (Jules César) prise fort son grand homme;
et tous les sénateurs. Tant et si bien que Fébille,
la fille de l'empereur, en devient amoureuse, sans
l'avoir jamais vu.
Passion dévorante : la princesse n'y peut plus
tenir! Et de dépêcher auprès de l'élu de son cœur
un messager diligent. Virgile, très gracieux, se
hâte au rendez-vous, « a grant compangnie de
nobles gens. Et la dammoisel vient contre luy et
le saluât, et Virgile l'enclinat mult gentinement ».
Fébille a le cœur d'une amoureuse, et les sens.
Elle brûle aussitôt ses vaisseaux. Prenant Virgile
par la main : « Sire Virgile, dites moy se vos aveis
amie; car se vos me voleis avoir, je suy vostre por
prendre a femme ou estre vostre amie ». Elle sera
épouse ou maîtresse, au choix! Le philosophe n'a
cure de mariage; mais la princesse est si jolie : il
en fera tout son plaisir... C'est Tityre Don Juan!
Fébille se sent ravalée : « Marions-nous! marions-
nous, Virgile! » — J'ai souvenance d'un bon vieux
professeur, qui considérait comme un homme à
VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 37
la mer tout jeune philologue engagé dans les liens
du conjungo. La science s'accommoderait-elle
mieux d'un court-le-guilledou que d'un mari pan-
touflard? — Virgile, en tout cas, ne dit pas autre
chose. Des doléances de sa belle il ne donnerait
une noix, « car ilh n'at aultre entente que del
studier tousjours ». Il sert Fébille de belles paroles:
c'est elle qu'il préfère; « et s'il avenoit par aven-
ture qu'ilh presist femme a espeuse, ilh ne pren-
deroit aultre de lée ».
En attendant, il ne cesse d'opérer des prodiges,
les plus étonnants qui se puissent imaginer. Or,
comme d'aussi mirifiques inventions font au magi-
cien une réputation de jour en jour croissante, la
jalousie a mordu la princesse. Dolente et chétive,
elle mettra en demeure son amant trop fêté : « Sire,
merchi; ains que vos vo parteis de moy, me
weulhiés dire se vos entendereis a my del prendre
a espeuse; mon peire moy weult marier, dont je
en suy fortement corochie, car je ne weulhe avoir
aultre de vos, jasoiche que vos n'aiez cure de moie;
se vos prie que moy dites vostre pensée, car je le
weulh savoir, et ne moy plaist plus a maintenir
Testât que j'ai maintenu : je suy belle et bonne
asseis por vos ». Prière toute chargée de menaces.
La réponse, dilatoire, est d'une cruelle sérénité :
« Repassez, ma chère amie! Un autre jour, je vous
prie : «ilh moy convient penseir a aultres chouses»!
Et, de fait, Virgile est le plus occupé des hommes :
ne lui faut-il pas donner des leçons d'agriculture,
orner des statues des douze mois les douzes portes
de la cité, fixer le commencement de l'année à
janvier et déterminer la date des Quatre-Temps,
38 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE
confesser la foi catholique, prédire la nativité
du Sauveur, le crucifiement et la résurrection, con-
vertir moult sénateurs à la loi « qui encors n'astoit
venue », expliquer le prodige du pain qui jette du
sang et débarrasser les Romains d'une invasion
de mouches? C'est beaucoup pour un homme;
c'est trop pour un amoureux.
Fébille en fera la dure expérience, quand elle
s'entendra éconduire en ces termes, lors de nou-
velles et vaines objurgations : « Vos asteis lourde,
quant vos controveis teiles fables, dont veneis a
dire vostre peire que je vous veulhe prendre a
femme; je ne le pensay oncques en ma vie, ne ja
ne feray, car a marier ne poroy entendre; ilh me
faroit lassier l'aprendre, et me tolroit l'estudier.
Et certe ilh soy destruit qui femme prent; je n'ay
cure de mariage, car far oie malaventure ». Cet
apophtegme que je souligne, et que Jean d'Outre-
meuse semble bien prendre à son compte per-
sonnel, constitue un des leitmotive de la littérature
cléricale. Le copiste n'a pas manqué, du reste, de
transcrire dans la marge supérieure l'original latin:
Qui feminam ducit, ipse se destruit; non euro ma-
trimonium, ne incurram infortunium.
C'est alors seulement que la princesse, par
pensée « orde et vilaine », prépare la machination
de la corbeille. Mais ici, Jean d'Outremeuse inter-
vient. Le chroniqueur liégeois n'aime pas les
femmes. A preuve, cette insistance, désobligeante
pour Fébille, qu'il met à souligner les refus de
Virgile. Le maître de toute clergie ne sera pas ridi-
culisé. Son omniscience l'en défend.
Dès que Fébille a parlé d'un rendez-vous noc-
VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 39
turne, il est au fait : « si pensât tôt chu que voir
astoit ». Et, tandis que la fillette — Dieu la con-
fonde! — prie au spectacle du philosophe sus-
pendu le ban et l'arrière-ban des rieuses pucelles,
Virgile emmène avec lui des sénateurs amis que
ses charmes rendent invisibles : ils seront témoins
de la contre-ruse. A maligne, malin et demi !
L'amant magicien a fabriqué un fantoche à son
image et à sa ressemblance. C'est lui qu'il dépose
dans l'insidieuse corbeille; et puis s'en va, tout
guilleret. « Et quant Phebilhe sentit tireir la corde,
si sent la corbilhe pessante; si at sachiet la cor-
bilhe amont lée et ses damoiselles, plus qu'ai moien
de la thour, et puis vont atachier la corde à une
piler de marbre ». Or le fantoche est animé par
un méchant esprit, qui va bien abuser la belle.
Toute la nuit, il soupire, implore, demande merci,
se laisse agonir des injures les plus vilaines. Mais
au petit matin, comme l'empereur est accouru pour
châtier d un maître coup d'épée le suborneur de
sa fille, « chis (le génie) laissât fours de sa boche
une bruyne espesse et si flairant », que voilà les
Romains plongés dans une nuit la plus noire du
monde! Le duel de Julius et de l'esprit est d'un
grotesque achevé. Le pseudo-Virgile descend, re-
monte, redescend, s'élève encore, allume les chan-
delles pour les éteindre tout aussitôt, et ne laissera
enfin entre les mains des poursuivants qu'une
défroque vîde, au chef branlant, aux membres bal-
lants, fabriquée d'étoupe... Cependant Virgile fait
bonne chère avec des jouvenceaux et les sénateurs
ses compagnons.
« Marie, la royne » — il s'agit de la mère de
40 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE
Fébille — est assoiffée de vengeance. Mais le
sénat défend Virgile, auquel sa magie vient en
aide. Car il a éteint le feu dans Rome, et ne le
rallumera qu'une fois la paix conclue. Et voici
que, pour punir la gent féminine, il oblige les
matrones, par la vertu d'on ne sait quel décret, à
confesser publiquement leurs fornications : « et la
fut par Phebilhe publyet clerement comment et
quant fois Virgile î'avoit ewe carnelement ».
On le voit, Jean d'Outremeuse multiplie à plai-
sir les pointes du misogyne. Aussi n'aura-t-il
garde de laisser tomber l'épiso.de classique de la
prncesse devenue foyer. Dans le Myror, cela se
passe beaucoup plus tard, après le meurtre de
César. Octoviain (Octave) est monté sur le trône.
Mais l'impératrice douairière (ou la reine — Jean
d'Outremeuse, n'en déplaise à Bormans, n'est pas
très regardant), et qui ne s'appelle plus Marie,
mais Enye, n'a pas désarmé. De concert avec
Fébille, et dupée par le trop habile enchanteur qui
les manœuvre, elle n'hésite pas à faire appel à un
monarque étranger. Dans leur haine farouche, les
deux femmes vont jusqu'à lever le glaive sur des
mannequins (les mannequins jouent décidément un
grand rôle dans tout ce roman), fabriqués par
Virgile pour les "besoins de la mise en scène, et
qui le représentent en personne avec le nouvel
empereur Octoviain. On va les condamner pour
crime de lèse-majesté, quand un messager apporte
la nouvelle de leur évasion. Dépité, Virgile quitte
la ville, non sans éteindre le feu une seconde
fois; mais, pour le recouvrer, il faudra désormais
l'aller prendre où l'on sait. Le wallon dans ses
VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 41
mots brave l'honnêteté. Jean d'Outremeuse ap-
pelle un chat un chat; et le langage qu'il prête, à
cette occasion, à Virgile en colère n'a rien de buco-
lique. Fébille mourra de honte. Pour une fille
d'empereur, c'est assez naturel.
i
* * *
!
Misogyne impénitent, tel nous apparaît bien
Jean d'Outremeuse, remanieur narquois ou féroce
du... Virgile amoureux. Mais qu'est-ce qui défend
Virgile de s'aventurer comme un béjaune, de pren-
dre place dans la corbeille? Son omniscience, pré-
cisément, le don de clergie. Et c'est ici que nous
touchons au point central de notre thèse sans pré-
tentions : le Virgile du Myreur des Histors est,
d'abord et surtout, le Virgile savant.
* * *
Qu'entendons-nous par le Virgile historique, ce
Virgile historique dont Comparetti ne balance pas
à déclarer que sa personnalité échappe totalement
à Jean d'Outremeuse? Certes, un poète, le prince
des poètes; un homme de lettres, en somme; et
donc, pour les gens du moyen âge, un clerc, et
le plus clerc de tous.
Il n'est que de feuilleter le premier livre du
Myreur pour s'apercevoir que cette royauté poé-
tique, cléricale, Jean d'Outremeuse la note, la sou-
ligne avec une visible complaisance.
Nous n'irons même pas alléguer cette trans-
parente allusion aux Géorgiques qui se lit dans le
42 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE
manuscrit de Jean de Stavelot, tout au début :
« ... fut Virgile requis des Romans qu'ilh leur
donnast la practique de ahanneir (labourer) les
terres et cultiveir, et leurs donnât l'art et la prac-
tique, qui est ors encors en usaige de faire ». Si
l'on considère cependant l'endroit qu'occupe cette
remarque, d'ailleurs sommaire, dans le cadre de
la biographie virgilienne; si l'on tient compte sur-
tout du membre de phrase qui suit : « Je ne feray
mie mension de tout chu que Virgile fist à
Romme », on sera tout de même impressionné par
une indication liminaire aussi nette, et qui ne fait
que reprendre la toute première mention du
Myreur à Virgile: « ... Virgile de Bugie, qui les
(les Italiens) aprist à ahanneir les terres enssi
c'on fait maintenant ».
Venons-en tout de suite au Virgile savant.
D'entrée de jeu, le chroniqueur wallon carac-
térise ainsi le personnage. Virgile, nous le savons
déjà, a de qui tenir : de ce père Gorgile, qui règne
au pays de Bugie où sont « escolles de toutes
scienches ».
Virgile est né. Première note : une bonne note à
l'école, au palmarès l'excellence! «... Portant qu'ilh
n'avoit clers ne maistres, en tout Libe ou ilh avoit
apris, que Virgile ne rendist contre luy raison de
toutes questions, de queile scienche que chu fuist;
et oppoisoit contre tous les plus grans maistres ».
Il arrive à Rome. Nanti de cette fiche signa-
létique : « Chis Virgile fut mult gran clers de
toutes scienches, et fut des septes ars mult expers,
et fut .1. gran philosophe et naturiens »; polyglotte
aussi (« savoit parleir de tous langaiges »); et si
VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 43
déformé professionnellement (« n'entendoit à
aultre chouse que a studier »), si enfoncé — jus-
qu'au col — dans Je fatras du trivium et du qua-
drivium, qu'il porte du pédagogue, du Topaze du
1 er acte, tous les stigmates : dos rond et les épaules
en goulot de bouteille.
Invoque-t-il contre les exigences matrimoniales
de Fébille des motifs... ou des prétextes? La
science, maîtresse exclusive, le sauvera du con-
jungo : « car ilh n'at aultre entente que del studier
tousjours »...; « à marier ne poroy entendre : ilh
me faroit lassier l'aprendre, et me tolroit l'estu-
dier »; nous avons déjà cité l'un et l'autre de ces
deux passages.
Sa compétence s'étend à la législation; et les
sénateurs ont trouvé leur Pic de La Mirandole.
C'est lui qui fera le « compte d'or » de la lune.
Et quand il aura terminé l'aménagement de la sta-
tion hydrothérapique de Pouzzoles, ses études
aimées le reprendront tout entier : « après chu
estudiat Virgile sens issir de son hosteil ». Sa
seule distraction — parfois : dîner en ville. On
dirait de tel « cher maître » grison, dont s'achève
la carrière après une activité fébrile d'homme
de science, et qui, sentant venir la fin, troque
contre la robe de chambre le smoking.
Au demeurant, Virgile connaîtra le privilège de
ne point vieillir. Ni l'amour ne l'a brisé, ni la
magie, ni ses vaticinations épuisantes; mais l'étude:
« ... ilh n'astoit nient vies, et si astoit par l'estude
continuel et le travalhe de labure... brisiés à mer-
velhe ». Une victime du surmenage, quoi !
La tête enchantée ayant prononcé la sentence de
44 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE
mort, c'est à la science que le condamné demandera
de le soustraire à l'inéluctable : « Adont com-
menchat Virgile fort à estudier, por savoir se ilh
poroit troveir remeide al encontre ». Mais les astres
interrogés ne laissent aucun espoir : il reste à
Virgile — tout juste — 22 mois à vivre. Du moins,
mourra-t-il en grand clerc, devant son lectionarium
paré « de tous libres de toutes scienches », singu-
lièrement d'un livre de théologie, reine de sapience,
et dont la philosophie elle-même n'est que la très
humble servante. Une robe bleue le vêt, noblement,
à la façon des clercs. Et comme il a une excellente
raison d'être fort bien assis, « son capiron sour
ses eux », les gens qui l'entrevoient par la fenêtre
ouverte sur sa gauche chuchotent, en s'éloignant à
pas feutrés : « Virgile n'est pas mort : il étudie
comme devant ». « Enssi morut Virgile, li gran
clers ».
* * *
Ces quelques traits, qu'il nous a suffi de re-
grouper au fil de la biographie virgilienne, permet-
traient, nous semble-t-il, de conclure. Non, le
Virgile de Jean d'Outremeuse n'est pas que ma-
gicien, prophète et amoureux, le Virgile romancé.
En négligeant le Virgile plus ou moins historique,
le clerc Virgile, Comparetti fait un raccourci amu-
sant et incomplet. Le chroniqueur wallon, qui
invente ce qu'il ignore, dit aussi tout ce qu'il a
appris. Et il a appris, il a repris, avec tout le
moyen âge, la tradition fort avouable d'un Virgile
doctissime.
VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 45
Comparetti, à qui n'a pas échappé cet aspect —
le moins déconcertant — du Virgile nel Medio
Evo, a tort de n'accorder à Jean d'Outremeuse
que ce Virgile fantaisiste qui fait des tours, an-
nonce l'Enfant-Dieu et dupe les femmes. S'il avait
lu la Geste de Liège, ce poème fabuleux dont
Godefroid Kurth a pu dire que le Myreur n'en
constitue qu'une paraphrase en prose, il eût sans
doute revisé un jugement trop sommaire.
Cette Geste de Liège, c'est, pour notre propos,
la preuve surérogatoire. Trois fois, il y est ques-
tion de notre Virgile (v. 1143-1148, v. 1333-1339
et v. 1553-1574). Les trois fois, l'attention du
poète est fixée sur le clerc.
Chis fut. une grans poiete et plains de grans saveure.
Mult fist de Uns à Romme par scienche et labeur;
ainsi parlent les vers 1145 et 1147.
« Virgiles le poète » : c'est l'épithète du vers
1335. Et nous lisqns, plus bas :
Ly plus, grans fut de sanc qui fust en monde enclouse,
Et de sienche aussi rins ne li astoit clouse (v. 1338-39).
Enfin, le vers 1570 donne encore à Virgile son
vrai titre : « le poète ».
Nous aurions mauvaise grâce d'insister. Deux
traits, si nous ne sommes abusé, ont frappé Jean
d'Outremeuse dans la biographie virgilienne :
l'aventure de la corbeille, dont il est question trois
fois dans la Geste, et à laquelle il sut imprimer
le dénouement le plus habile du monde; et la
forte culture du clerc entre les clercs.
46 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE
Il reste que sur ce Virgile clérical plane le sou-
rire frondeur de la gaîté wallonne. Pas plus qu'il
ne respecte Fébille à sa tour exposée, Jean d'Outre-
meuse ne respecte l'attitude suprême de Virgile en
sa chaire. Cette chaire est une chaire... percée,
tout simplement (« le chaire qui fut treweit en
fons »). Or, voici comment le moribond s'en
accommode. Il « prist une buse d'erain qui al une
de chief oit une coviercle qui tout covroit le terien
et les herbes, et l'autre chief de la buse si ranpoit
desus parmy le trau de la chaire. Et Virgile s'asit
sour le trau : se li entrât la buse en trou de son
fondement... ».
C'est encore ce même Virgile qui, lors d'un
banquet plein d'artifices, ayant changé les hommes
en femmes et les femmes en hommes (barbe com-
prise), les fait tout nus danser, « salhans et trip-
pans à grant joie — et leurs^membres natureis,
que ons se doit honstier del monstreir veirent tout
clers ».
Le clerc exhibitionniste, qui meurt sur une chaise
percée avec « dedens son ventre plus de .II. pal-
mes » : vous avez reconnu, au portail de la cathé-
drale, la gargouille grimaçante. Jean le tonsuré
aime Virgile, il le vénère; il l'a dit. Nous l'aurions
voulu dire après lui. Mais il ne serait pas «d'Outre-
meuse», s'il n'avait glissé dans son histoire — qu'il
romança — le ballet des nudistes, le tuyau d'échap-
pement.
LA
LITTERATURE ANTIFEMINISTE
AU MOYEN AGE
Le moyen âge est sans pitié. Livré à son propre
démon, l'esprit gaulois fait de la misogynie. Qu'on
ne m'objecte pas les Cours d'amour, Iseut la
Blonde. Les Cours d'amour nous viennent de châ-
teaux en Provence; Iseut, nimbée de légende et de
songe, des rivages, des mirages celtiques... Or le
règne fut bref des fiers seigneurs de Limousin
épris jusqu'au trobar d'une belle inconnue; Jaufré
Rudel a tôt fini d'accorder son luth, de cingler,
voiles claires, vers la Princesse lointaine. Quant
aux héroïnes de l'aventure bretonne, elles n'en-
chanteront plus que les fols. Au XV e siècle, si Don
Quichotte de la Manche n'est pas né, Amadis de
Gaule est bien près de mourir.
C'est qu'à s'embourgeoiser, la poésie française
s'encanaille. A se cléricaliser, aussi. Pour un Guil-
laume de Lorris, que de malgracieux Jehan de
Meun! La commère du fabliau passe en stéréotype:
hypocrite, dépensière, sensuelle, jacassante, sac à
malices, tombeau des maris, providence du curé,
du moine glouton qui porte les reliques, du che-
valier — parfois — sans goût et sans scrupules,
ou du voisin paillard, vigoureux au déduit.
48 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
Les savants à lunettes ont cherché à ce courant
d'antiféminisme des sources, comme ils disent, des
raisons sur fiches. On invoqua l'origine orientale,
l'origine boudhique de la littérature narrative. Au
demeurant, le nirvana s'accommode mal de la ten-
tation constante d'Eve éternelle. Pour s'abîmer en
Câkya-Mouni, il faut se déprendre de l'amour. Et
comme une tradition, infiniment respectable et
précaire, fait de Shéhérazade l'aime Mère Gigogne
des conteurs d'Occident, les indianistes nés malins
rejetèrent sur l'Orient le très vilain péché de lèse-
galanterie.
Il ne faut jurer de rien. Observons simplement
que, du XII e au XVI e siècle, et jusqu'aux contro-
verses de Tiraqueau chez qui hanta Rabelais sous
la tonnelle, l'antiféminisme est de rigueur. Seuls,
d'ailleurs, ou quasi seuls, les hommes écrivent. Et,
parmi les hommes, trop de clercs, des clercs sans
vocation, et donc deux fois suspects.
Ce qui n'empêche pas cette littérature — dite
misogyne — du moyen âge français de tourner le
plus souvent à l'extrême confusion de l'homme.
Adam peut bien écrire ses mémoires. Il reste qu'il
accepta le fruit qu'on lui tendait.
Femme chevaucha Aristote :
Il n'est rien que femme n'assote...
gémissait un anonyme sans illusions. Hercule l'a
prouvé, qui filait de la laine, tout comme dans
Zamacoïs. Et Samson, le grand tondu. Et Hippo-
crate fait quinaud. Et Virgile dans sa corbeille,
entre ciel et terre, dans cette corbeille-ascenseur
en panne entre les étages, Virgile bafoué par une
AU MOYEN AGE 49
fillette rieuse, et qui m'a toujours fait songer à la
mule du Pape, nageant des pattes dans le vide
comme un hanneton au bout d'un fil.
Femme chevaucha lAristote...
Le sexe fort n'a pas le droit d'être fier.
* * *
La fin du XII e siècle est marquée, pour le sexe
féminin, d'un pavé noir. C'est l'époque où se pose
dans toute son acuité la question, déjà débattue,
du célibat des prêtres. Et la décision du concile
de Latran qui prétendit l'imposer, en 1205, ne
devait pas mettre fin à la querelle. L'ascétisme
se fait agressif. Vénus est la diablesse. Tous les
moyens sont bons qui serviraient à dégager, d'une
interprétation d'ailleurs trop rigoriste des textes
évangéliques, la responsabilité d'Eve dans l'éco-
nomie de la damnation.
Un bénédictin de Cluny, Bernart de Morlas,
auteur du De contemptu. mundi, se distingue tout
particulièrement dans cette croisade antiféministe.
Il écrit en latin, comme la plupart de ses congé-
nères en misogynie. Ce qui suffirait à prouver que,
nées dans le monde clérical, c'est à l'audience clé-
ricale que sont destinées ces anciennes diatribes.
Il nous reste de cette production latine pas mal
de fatras, et fort peu de bons vers.
Désistât igitur çlerus nunc nubere!
« Et maintenant que le clerc renonce donc à pren-
50 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
dre femme! » Tel sonne un leitmotiv très cher aux
gens d'église. Et il n'est pas rare de rencontrer,
en marge des manuscrits, ou tracées d'une main
rageuse sur les feuillets de garde, de ces réflexions
désabusées, malicieuses ou cyniques, qui trahissent
chez le copiste la tournure d'esprit et l'abandon
du cœur.
Je n'en veux citer que deux exemples, qui me
sont familiers. Quand il eut achevé de transcrire
le manuscrit fr. 19169 du Petit Jehan de Saintré,
cette aventure lamentable d'une grande coquette,
la Dame des Belles Cousines, qui « par druerie »
se perdit, le copiste, sous l'explicit, conclut en
latin : Optima femina que rarior fenice est non
potest amari absque amaritudine metus et solici-
tudinis (« La meilleure femme, plus rare que le
phénix, tu ne peux l'aimer sans l'amertume de la
crainte, des soucis ») ! Et j'ai trouvé récemment,
dans le manuscrit de Jean de Stavelot qui nous a
conservé le texte de Jean d'Outremeuse, un pas-
sage du même genre en marge de la légende de
Virgile amoureux (voir l'article précédent) : Qui
feminam ducit ipse se destruit; non euro matrimo-
nium, ne incurram infortunium...
Arrêtons-nous un instant à cette sorte d'incan-
tation, toute chargée de maléfices, et que se chante
à lui-même, sur un rythme de séquence, le tonsuré
dont court le calame. Enfermés dans leurs cloîtres
trop accueillants à la tourbe des médiocres, ayant
perdu jusqu'à la notion de cet idéal clair qui avait
inspiré aux Pères de l'Eglise la défense et illus-
tration du célibat par l'attraction mystique de la
virginité, tout disposés à n'envisager la vie à deux
AU MOYEN AGE 51
qu'à travers le miroir tavelé où le mariage fait la
plus pauvre des chères, comment auraient-ils pu
s'élever, ces gratteurs de parchemin, au-dessus du
cercle étroit des laideurs, des vulgarités, des com-
promissions conjugales? Cléricale, la misogynie
des diatribes latines porte en soi sa condamnation.
Le mauvais exemple donna ses fruits. Nos
rimeurs en langue vulgaire, parce qu'ils sont d'avis
que médire des femmes — ou les calomnier — est
le meilleur moyen de gagner l'oreille des hommes,
ne tardent pas à concurrencer sur leur propre ter-
rain les clercs misogynes. Il faut ajouter, pour être
équitable, que la lyrique courtoise s'était singu-
lièrement affadie. Une réaction s'imposait. Com-
parés aux élans sincères de la chanson vibrante
où passe le tourment d'un Bernart de Ventadour,
les raffinements d'une poésie toute formaliste d'où
le cœur est chassé au profit de la « pointe », de
la rime jolie ou simplement pédante, les ratioci-
nations verbeuses et toutes verbales où l'on discute
sans plus finir les mérites transcendantaux d'une
imaginaire madonna expliquent, s'ils ne l'excusent
point, la fuite des gens de plume vers des horizons
moins fermés, une humanité plus vivante et plus
proche, dussent en pâtir les belles — qui ne seront
plus châtelaines, princesses inexorables, lis virgi-
naux ou saintes de vitrail, mais des femmes, des
femmes de chair et de sang, avec leurs armes natu-
relles qui s'appellent coquetterie, langue prompte,
taille fine, œil malin, joues vermillonnées comme
pommes d'amour.
52 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
Des innombrables productions sorties de plumes
aussi méchantes, beaucoup ne sont dommageables
que pour leurs auteurs. La platitude de tel procédé
nous écœure, et la facilité aussi : d'un procédé qui
consiste, par exemple, à rapprocher, en des vers
d'une incontinence et d'une impertinence assez
sottes, la femme des animaux, et naturellement des
animaux les plus dangereux, les plus malfaisants :
Femme est lion por dévorer;
Femme est gorpil (renard) pour gent deçoivre;
Femme est orse pour cous reçoivre, etc.
Il n'y a aucune raison de s'arrêter. Le jardin zoolo-
gique est mis en coupe réglée. Les Bestiaires du
moyen âge, ces recueils didactiques, pris à des
sources pseudo-savantes, fournissent à profusion
le vocabulaire de l'injure. Comme il y a aussi des
Volucraires, les misogynes ne sont nullement en
peine : ils ne manqueront pas de noms d'oiseaux.
Tout cela serait assez insignifiant. Et l'on accor-
derait tout juste une mention à ces quatrains
d'allure paradoxale, qui, commencés par une ma-
xime à la louange du beau sexe, se terminent iro-
niquement par une autre maxime d'un sens tout
opposé, — jeu puéril, — si le Roman de la Rose,
œuvre maîtresse, la Bible et la Somme du moyen
âge allégorisant, ne venait verser au débat les
arguments singulièrement contradictoires que pro-
posent tour à tour, avec un bonheur presque égal,
pour la Femme, contre la Femme, Guillaume de
Lorris et maître Jehan de Meun.
* * *
AU MOYEN AGE 53
L'importance du Roman de la Rose dans la
littérature médiévale — et non pas seulement dans
la littérature française, mais dans la littérature
européenne — n'est plus aujourd'hui contestée par
personne. Alors que le temps travaille, semble-t-il,
contre l'œuvre surfaite — ou plutôt, mal entendue
— d'un Villon, pour ne citer que lui, au fur et à
mesure que nous pénétrons plus avant au Verger
de Liesse où fleurit le Bouton vermeil, moins
rebutés par les proportions colossales de ce
monumentum en quelque 22.000 vers, nous en
comprenons mieux la séduction puissante sur des
esprits que l'habitude de la personnification intro-
duisait de plain-pied dans la sphère poétique où
les dames portent un nom de fleur. L'allégorie est
le langage naturel des hommes du moyen âge. La
Rose qui est une jeune fille, la jeune fille aimée,
devait éclore d'elle-même dans un terrain parfai-
tement préparé, dans son climat.
Ce qui nous intéresse au premier chef, c'est
l'attitude diverse des deux jardiniers au jardin
clos. Cependant qu'Amour, dans le premier poème,
signé Lorris, recommande avant tout de respecter
les femmes, Jehan Clopinel (dit de Meun) leur dé-
coche, dans le second, dans cette véhémente et
non compendieuse suite qui compte 18.000 vers,
les insultes les plus vilaines.
Expliquerons-nous ces différences par une trans-
formation radicale des mœurs, quelque boule-
versement social? Lorris écrivait entre 1225 et
1240; Jehan de Meun, huit ou neuf lustres plus
tard. Mais si rapide qu'ait été l'évolution des
esprits au XIII e siècle, elle ne suffit pas à rendre
54 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
compte des contradictions du poème. La vérité,
c'est que les deux parties du Roman de la Rose
s'adressent à deux publics, à deux mondes qui
coexistent, à partir d'une certaine époque tout au
moins. Le monde que voulait toucher Lorris, il
n'avait pas cessé de vivre quand Jehan Clopinel
prit la plume. Il ne cessera jamais de vivre. Monde
fermé, le monde, le « grand monde » (qui est
petit), qu'il crée, avec Charles d'Orléans, la cou-
rette provinciale, avec les ducs de Bourgogne, la
fastueuse maison du prince, qu'il se fixe à Paris,
avec François I er , qu'il sévisse, avec les Précieuses,
dans les ruelles, qu'on le trouve au salon, au bou-
doir, au flirtoir, c'est le milieu choisi, c'est le milieu
« sélect », et c'est le milieu snob, très souvent, où
la galanterie est faite surtout d'étiquette, où l'on
pratique le baisemain, la bouche en cœur et le
rond de jambe, où les talons sont rouges et les
lambris dorés, où la révérence appelle le coup
d'éventail, le compliment la boîte de dragées, où
l'Amour a cousu sous son loup de velours un déli-
cieux bavolet de dentelle. Attaquer la Femme, idole
artificielle de ce monde-là pourri d'artifices, c'était
faire besogne frondeuse, revendiquer, en face de
l'aristocratie, les droits au soleil d'un tout nouveau
parti : le parti bourgeois, celui de Jehan de Meun.
A la fin du XIII e siècle, et depuis deux ou trois
générations déjà, voici venir des hommes nou-
veaux, au sang jeune. Ils feront la France organi-
satrice et bien organisée, la France administrative
et bien administrée, la France des juristes et des
terriens. Et contre la féodalité des barons tur-
bulents ils seront les plus fermes soutiens de la
AU MOYEN AGE 55
couronne. La littérature va leur permettre de faire
entendre leur voix, qui est railleuse. Que rail-
lent-ils donc, avec leurs fabliaux, leurs satires,
leurs parodies? Tout ce que l'aristocratie a de plus
cher, et, entre autres, le culte de la femme. Des
moines fort peu « moinants » en voulaient à Eve
d'un célibat qui leur pèse; les bourgeois en veulent
à madonna de ses privilèges qui les déclassent. A
une jalousie succède une jalousie encore. Guil-
laume de Lorris est du côté de Guermantes; Jehan
de Meun, du côté de chez Swann.
* * *
J'ai cité, au nombre des manifestations de cet
esprit bourgeois hardiment rnisogyne, les fabliaux.
On sait que ces contes à rire, fort peu édifiants et
la plupart obscènes, donnent aux femmes, par
esprit discourtois, le laid rôle. Gauthier le Loup
est un délicieux humoriste, pourtant. D'avoir écrit
la Veuve, sur le rythme franc et si cordial de l'octo-
syllabe, il faut lui savoir gré.
On a porté en terre le mari de cette ribaude :
Et sa femme le suit après.
Ceux gui à elle sont plus près
La retiennent, par bras et mains,
De se frapper à tout le moins.
Je traduis
Car elle crie à haute voix :
« Cest merveille comment je vais,
Douce dame, sainte Marie,
Tant je suis dolente et marrie! *
56 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
Qu'on la mette avec son seigneur! Et elle recom-
mence son « métier » au seuil de l'église, tandis
que le prêtre
Qui convoite l'offrande à prendre,
Se hâte les chandelles esprendre (allumer)
Et ne fait pas longues trioles.
La Fontaine n'a pas mieux dit. Les simagrées ne
cessent point à la maison mortuaire, où voisins,
commères, les amis, toute la parenté s'efforcent en
vain (on ira jusqu'à lui faire avaler un broc d'eau
froide!) de consoler l'inconsolable.
Les jours ont passé — quelques jours. La veuve
a mis tous ses soins à se renipper : elle a taillé,
cousu, lavé. Ses surcots sont de fin gris, sa cotte
de bonne brunette, son chaperon le mieux fourré
du monde. Elle sort. On la rencontre par les rues,
« plus douce que cannelle ».
Et dit. souvent : « Ce m'est avis,
Je 'conviendrais à celui-ci :
Et c'est qu'il porte beau, ma foi!
Cet autre n'a cure de moi.
Un tel !ne m'aurait pour néant,
Lui qui n'a pas douze oeufs vaillant.
Pierre est trop grand; Jacques, trop vieux :
Je pourrais certes trouver mieux... p»
Elle se saigne, pour devenir pâle. Pour mieux dis-
simuler ses rides, elle tire sa guimpe par devant.
Les voisines ont sa visite. Surtout la plus can-
canière, sa parente à la mode de Bretagne. « Ah!
mon seigneur que j'ai perdu! Il avait toutes les
qualités! Mais si chenu, si courbé sous le har-
nais!... Moi, quand je me suis mariée :
AU MOYEN AGE 57
Oh! j'étais une baiselette
A une tendre mamelette ;
Et vous étiez un enfançon,
Petit, petit comme un pinson;
Vous couriez après votre pière.
Qui de la mienne était commère »
Elle a fait le compte de ses biens : poêles et pots,
huches, sièges, châlits, blanches toiles, draps fins;
le compte de ses écus. Ne peut-on rien savoir des
affaires de Dieudonné, de Herbert, de Baudouin,
le fils à Gobert? Au demeurant, une devineresse,
qui l'a fait coucher sur un cerceau, lui a prédit
qu'elle épouserait dans l'année le jouvencel de
ses rêves...
Et le caquet continue. Est-elle méchante, cette
satire de Gauthier le Loup? Touche-t-elle juste?
Je n'aurai garde de me prononcer. La malice des
filles d'Eve est aussi un thème littéraire. Les va-
riations que brode sur ce thème, avec une joviale
virtuosité, notre rimeur trop bien en souffle tien-
nent du jeu, dirait-on, de l'exercice de haute école.
Pour ma part, je reste disposé à voir dans le
fabliau une des manifestations de cette littérature
bourgeoise dont nous avons constaté tout à l'heure
qu'elle substitue à la galanterie des dilettanti
d'amore (type Guillaume de Lorris) la raillerie
assez prosaïque de ceux (type Clopinel) qui se
targuent de connaître, plus naturelles que sous les
fanfreluches, les femmes en cotte simple de la vie
simple de tous les jours.
^ Les fabliaux mettent dans la littérature anti-
féministe du moyen âge le rire, qui n'est pas mé-
chant, d'une compagnie qui n'est point toujours
58 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
fort honnête. Ne soyons pas scandalisés. La solide
santé de la vieille France, elle est là aussi, derrière
cette joie sans remords et sans haine qu'ont les
hommes, si souvent dupés, de chercher aux lèvres
du conteur, qui les dupe à son tour, la revanche
— enfin! — du mari.
* * *
Qui donc a dit que les disputes de longue durée
portent toujours sur un point fondamental? L'œu-
vre de Guillaume de Lorris et de Jehan de Meun,
qui n'avait cessé d'être lue, commentée, imitée en
France, en Italie, en Angleterre; cette œuvre dont,
il faut bien l'avouer d'ailleurs, la personnalité de
son premier auteur, Lorris le très courtois, tendait
à s'effacer au bénéfice du bourgeois Clopinel, à
telles enseignes que nous la voyons prendre place
dans la librairie royale sous le titre exclusif :
Roman de la Roze Maistre Jehan de Meun, cette
œuvre hybride, mais où la satire l'emportait ainsi
sur la louange, allait déclencher, à la limite des
XIV e et XV e siècles, une véritable bataille. Et le
champion des dames, c'est une dame : noble et
très haute dame Christine de Pisan.
Ce qui la choque, l'intrépide amazone, c'est
l'irrespect, la démesure surtout de cet antifémi-
nisme qui est devenu, aux mains des clercs, une
machine de guerre brutale et sans nul frein. De ces
exagérations, elle souffre à la fois dans sa dignité
de femme, de veuve et de mère, dans son culte
pour cette Raison (la Ratio) dont elle se prétend
l'humble servante. Car Christine est une lettrée et,
AU MOYEN AGE 59
par endroits même, un bas bleu. Cependant, quelle
sincérité dans cet accent grêle! Et comme il est
attachant, dans son ingénu joli, le plaidoyer pro
femina, qui est aussi un plaidoyer pro domo, de
celle qui risque dans l'aventure toutes les res-
sources de son esprit et de son cœur! 11 y avait,
dans la misogynie cléricale, du dépit; dans la
misogynie des fabliaux, du poncif. Chez Christine,
nous sentons — et c'est tant mieux — vibrer
d'indignation les fibres profondes. Et nous ne
devons pas oublier que cette jeune femme s'est
trouvée seule, à vingt-cinq ans, sans appui, sans
expérience des difficultés matérielles, avec la
charge de trois enfants, la charge de sa mère et
de ses deux frères cadets, dans un milieu indif-
férent, sinon hostile.
Seulete suis et seulete veux estre,
Seulete m'a mon doulx ami laissiée,
Seulete suis en) ma chambre [enserrée,
Seulete suis en un anglet muciée (cachée)...
•La voyez-vous au fond de son hôtel, dans l'em-
brasure d'une fenêtre dont les verrières peintes
tamisent une lumière avare, et qui cherche dans
le souvenir de son doux ami mort le réconfort de
l'âme en butte aux malgracieux?
Je ne conterait point en détail les péripéties de
la querelle du Roman de la Rose. Comment Jean
de Montreuil, humaniste éloquent et dignitaire
plein d'honneurs, a relevé le défi. Ni comment
Jean Gerson, le Docteur très chrétien, est venu en
aide au beau sexe, jetant dans la balance sa répu-
tation de chancelier. Ni comment les frères Col,
60 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
Pierre et Gonthier, rudes jouteurs, renforcèrent le
parti de maître Jehan de Meun. « Débat gracieux »,
dira quelque part Christine de Pisan. Mais qui n'a
rien de courtois, au sens actuel du mot. Et l'on
s'étonne tout autant du sans-gêne d'un chanoine
en ses imputations que des libres propos de la
■femme polémiste. Débat sans conclusion, d'ail-
leurs. Comme à l'accoutumée, les adversaires cou-
cheront sur leurs positions. Christine était la der-
nière à se faire illusion : « Je ne sçay, termine-
t-elle une épître à Pierre Col, à quoy tant nous:
debatons ces questions : car je croy que toy ni
moy n'avons talent de mouvoir nos oppinions. Tu
dis que il est bon; je dis que il est mauvais* ».
Il s'en faut pourtant que cette querelle du
Roman de la Rose n'ait fait long feu. Et si je m'y
suis arrêté quelque peu, c'est qu'il me paraît qu'elle
présente, — abstraction faite des résultats immé-
diats, qui sont pauvres, — dans notre histoire lit-
téraire, une réelle importance. Les batailles d'idées
étaient jusqu'alors l'apanage des clercs. C'est dans
la rue du Fouarre, ainsi appelée du nom de la
paille dont on jonchait le sol des auditoires où les
« escoliers » — robe noire et capuchon de menu
vair — demeuraient, pour écouter le pédagogue,
assis par terre; c'est dans cette rue de la Montagne
Sainte-Geneviève, fermée aux deux bouts par des
barrières de bois, qu'argumentaient sur les uni-
versaux les logiciens, rien qu'eux. Fini désormais
le règne des professionnels! Les gens du monde,
à leur tour, entrent dans la mêlée. Ils donnent des
coups, ils en reçoivent. Ils se battent : contre des
moulins à vent, plus d'une fois. Mais ils se battent.
AU MOYEN AGE 61
Donc ils s'intéressent. Donc ils se passionnent. Et
ceci, qui était très neuf, est devenu très vieux. Si
nos salons retentissent du bruit de discussions qui
ne concernent pas uniquement le retroussis d'une
aile de chapeau, les amants de M me Une Telle, un
quatre cœur « contré » ou le championnat de hot
and swing, c'est un peu à Christine que nous en
sommes redevables, à cette Christine qui, coura-
geusement, seule bien souvent contre les hommes,
qui ne sont pas toujours bien chevaleresques, con-
tinuera, jusqu'à son dernier souffle, de soutenir le
los et le renom de ses sœurs, de toute Dame, de
toutes les dames...
* * *
J'en arrive aux Quinze Joyes de Mariage, un
malicieux opuscule, de père inconnu, de date in-
connue, mais qui mérite, à n'en pas douter, une
audience attentive. Par le réalisme du récit et du
dialogue, la valeur psychologique de certains traits,
d'ailleurs caricaturaux, par l'art du style surtout,
les qualités d'une langue savoureuse entre toutes,
elles offrent, ces Quinze Joyes, une réussite du plus
vif intérêt.
* * *
L'œuvre est anonyme. Et les tentatives nom-
breuses des érudits, qui se résignent mal aux ré-
ponses lacuneuses, se sont heurtées au mur d'airain
62 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
d'une énigme, sous forme de rébus, dont j'ai moi-
même proposé une solution phonétique (Lerse) qui
vaut ce que vaut le rébus, c'est-à-dire pas grand-
chose.
Nous ignorons le nom de l'auteur. Nous ignorons
la date précise de composition, bien que des rai-
sons, qui ne sont pas toutes pertinentes, nous per-
mettent de situer entre les années 1400 et 1420
ce traité « au plaisir et à la louange des maris »,
pour reprendre l'expression même du texte.
Lequel texte procède ici par antiphrase. Car
c'est un bien lamentable bréviaire de l'amour con-
jugal que cette parodie mâtinée de satire.
Tout comme l'antiféminisme, et par voie de
corollaire, diraient les mathématiciens, le déni-
grement du mariage est à l'ordre du jour dans
cette levée de porte-plume cléricaux. Célibataires
endurcis (je veux dire : au cœur dur), les assail-
lants ne s'encombrent point de références. L'Au-
reolus de Théophraste, conservé dans une épîtré
de saint Jérôme, la VI e satire de Juvénal, Gautier
Map, le Valère des Quinze Joyes, et surtout Ma-
theolus, Matheolus le « bigame » (il avait épousé
une veuve), l'homme des Lamentations et que tra-
duisit Jean Le Fèvre : voilà bien l'essentiel d'un
coktail ne varietur. Ajoutez quelques gouttes du
Roman de la Rose estampillé Jehan de Meun, un
filet du Miroir de Mariage de l'hépatique Eustache
Deschamps : la mixture est à point.
i
* * *
AU MOYEN AGE 63
Comme le titre l'indique, le livre se divise en
quinze chapitres — tant de « joyes » — d'inégale
importance. Imaginez un film en quinze épisodes,
un Chemin de la Croix agrémenté d'une station
supplémentaire. La croix, c'est le mari qui la porte,
invariablement. La femme, qui l'en a chargé, elle
regarde, elle sourit, elle compte les chutes, à moins
qu'elle ne pèse de tout son poids sur le lourd, très
lourd fardeau.
Le procédé de composition est simple. Début
ex abrupto. L'homme est « dans la nasse » (nous
dirions aujourd'hui « dans la poêle »). Pour telle
ou telle raison, qui ne dépend pas de lui, le voici
en fâcheuse posture. Une scène vigoureusement
enlevée..., un bout de dialogue verveux..., le
dénouement a quelque chose de fatidique : abattu,
abêti, bon mari cède. Dans la nasse il restera. Il
s'y enfonce, plus profond. Pour longtemps. Pour
toujours.
On nous expose ainsi, successivement, comment
la femme se procure, par mal engin, la toilette
neuve qui lui fait envie (Joie I), et comment elle
assouvit, sous ombre de pèlerinage, — la confrérie
conduit à tout, au moyen âge, à condition d'y en-
trer, — sa soif de plaisirs profanes (Joie II). La
troisième Joie est la scène haute en couleur des
caquets de l'accouchée. Les commères s'entendent
pour rompre la tête à l'époux, vider sa cave, piller
sa bourse. Les enfants grandissent. Il faut les éta-
blir, doter les filles. Quel surcroît de peine! C'est
le sujet de la Joie IV. Vient ensuite, exposée avec
force détails, l'aventure de l'infidélité conjugale :
Madame, instiguée par sa chambrière, prend un
64 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
galant. Elle est capricieuse, refuse de recevoir les
invités de son mari (Joie VI), fantasque (Joie VII).
Et la voici qui profite de la maladie d'un enfant
pour se rendre — toujours le prétexte d'un vœu
à quelque saint, guérisseur de fièvre! — chez son
doux ami alerté. La Joie IX nous décrit un vieux
ménage. La femme accuse son époux de folie.
Tant et si bien qu'on finit par la croire et à laisser
le pauvre homme à ses gémissements solitaires.
La dixième Joie raille les maris physiquement di-
minués; la onzième, le niais qui recueillit, bénévole,
une fillette compromise; la douzième, ce couard à
qui sa femme interdit de porter les armes. Passe-
t-il outre à la défense, il trouve, en revenant de la
guerre, sa place prise (Joie XIII). Est-ce un mal-
heur?... L'avant-dernier morceau nous met au
courant des difficultés que suscite une trop grande
différence d'âge entre les époux. C'est encore
« bon mari » qui fera les frais. Enfin, la quinzième
nouvelle enseigne comment un homme qui a sur-
pris sa femme en flagrant délit finit par être con-
vaincu — à la belle-mère impudente se joignant
les amies, les servantes et le confesseur — que ses
propres yeux l'ont trompé.
J'ai écrit le mot « nouvelle ». Non sans quelque
abus. La Joie XI exceptée, où tout concourt au
développement, à la marche rectiligne du sujet,
l'auteur intervient dans le récit, il le parsème de
considérations personnelles, il l'étoffe — ou il
l'alourdit — d'applications générales. Et cela ne
va pas sans ralentir l'intérêt.
AU MOYEN AGE 65
Que l'on compare, à cet égard, les Quinze Joyes
au Décaméron. Chez Boccace, nul souci de mora-
liste, pas la moindre intention didactique. Seul le
conteur apparaît, prodigieusement habile à dérou-
ler, sur un rythme bondissant, le fil d'une anecdote
uniquement plaisante. Mais Boccace est un homme
de la Renaissance, un artiste de l'art pur, pour qui
la forme est reine, rien que la forme et ces joli-
vetés qui sont tout. L'auteur des Quinze joyes
appartient encore à ce moyen âge dont le didac-
tisme fut la loi. Il narre, il peint ; mais il enseigne
aussi.
Certains tics de style sont, à ce propos, des plus
significatifs. Je citerai pour mémoire la répétition
d'expressions ou de tournures telles que « qui
avient souvent », « à l'aventure ». Or le propre de
la nouvelle n'est-il pas d'exposer dans sa réalité
individuelle un cas particulier? Rappelons aussi
que chacun de nos quinze tableaux se termine par
un refrain-ritournelle : « Là usera sa vie en lan-
guissant toujours et finira misérablement ses
jours », et que la métaphore de la nasse, reprise
sous toutes les formes, sorte de leitmotiv ou de
point de rebondissement dans la progression mé-
thodique d'une thèse en quinze arguments, hausse
a la dignité d'exemplum démonstratif, aux dépens
de sa vie singulière, chacun de ces cas d'espèce.
* * *
Démonstratives, les Quinzes Joyes n'ont pour-
tant rien d'abstrait. Le réalisme fait, au contraire,
le meilleur de leur mérite.
66 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
Et j'y insisterais plutôt que sur une psychologie
pleine d'observation, mais aussi d'exagération.
L auteur prend parti. Ce qui n'est pas nécessai-
rement une faute. L'objectivité, quel mythe! En
pareille matière surtout. Il a raison contre les fem-
mes. Ce qui n'est pas toujours un tort (qu'on me
pardonne ce vilain à peu près!). Mais il a une
façon déplaisante d'avoir toujours raison. Déplai-
sante et maladroite. Il ne connaît que les mégères.
Coquetterie effrénée, méchanceté impitoyable,
égoïsme sec, duplicité, cautèle, cynisme, manque
de foi : autant de vices congénitaux chez toutes
et chacune! Il exagère. Et ce n'est pas seulement
la femme mariée qui est ainsi traînée dans la boue.
La mère, la belle-mère n'est pas logée à meilleure
enseigne. Qu'il s'agisse, nouvelle Richeut, de pro-
curer à sa fille un galant généreux, le rendez-vous
en marge du contrat, qu'il s'agisse surtout de sau-
ver une situation difficile, de réparer la faute irré-
parable, elle intervient, hardiment, sûre" de son
fait, avec l'expérience que lui donnent ses chevrons
de campagne au service de Danger, de Maie
Bouche et de Paillardise. Et il y a encore la cham-
brière, prompte à toutes les manœuvres, la nourrice
confidente des moins avouables secrets. Il y a le
bataillon serré des commères, suprême espoir et
suprême pensée, des commères fortes en gueule,
point bégueules, — ah! ça, non! — toujours dis-
posées à encourager leur voisine dans ses idées de
rébellion, à troubler par de mauvais rapports la
paix précaire du ménage, à se donner en domp-
teuses, en harpies que nul n'apprivoisa, triom-
AU MOYEN AGE 67
phatrices et dominatrices de ce pleutre, de ce
couard de mari.
Le mari, par antithèse, est dépeint, lui aussi,
d'une façon unilatérale : paisible, indulgent, naïf,
bonasse, bêta. Il y a là, je le répète, un parti pris
évident. L'auteur ne manque pas de pénétration.
Il connaît à merveille les mille et une ressources
de l'astuce féminine. Et pour n'en citer qu'un
exemple, les péripéties de l'infidélité sont retra-
cées de main de maître.
Ce que l'on regrette de ne pas trouver dans les
Quinze Joyes, c'est la nuance, le sens des pro-
portions, la mesure. Notre anonyme charge, il « en
remet ». Lourde rançon d'un sujet comme le sien!
Non, le monde n'est pas fait que de maris débon-
naires et d'épouses revêches. Les Quinze Joyes de
Mariage auraient une autre valeur humaine si à la
kyrielle des méchantes femmes s'opposait, pour
la compléter, la série des hommes mal embouchés :
joueurs de dés, coureurs de tavernes, amateurs de
cervoise et de fillettes délurées, qui, tôt sortis,
rentrant tard, cassent les meubles, vident l'escar-
celle, hument le piot, sacrent, menacent, haussent
le poing, et servent de rudes bourrades et de
soufflets bien appliqués celle qui attend au logis
devant la soupe froide et le feu presque éteint.
Aussi bien, et sans méconnaître les très réelles
qualités psychologiques d'une satire qui a le grand
mérite de substituer à l'idée abstraite, schématique
de « mauvaise femme » et de « bon mari » telle
virago, le poing sur la hanche ou les yeux au ciel,
qui gronde, marmonne, gémit, se plaint, regrette,
accuse, invoque, supplie, minaude, pleurniche, san-
68 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
glote, hulule, se déchire les paumes, se prend aux
cheveux, se tord les bras; tel preud'homme au poil
gris, que nous voyons se tourner et retourner sous
la courtine, s'inquiéter, s'adoucir, s'empresser, sou-
rire, essayer en vain d'avaler le morceau de lard
rance ou le quignon de pain dur, songeur en ses
pensers, la tête entre les mains, planter le couteau
dans la miche, sortir au jardin, revenir, trouver à
peine la force de lever au ciel des bras rompus;
sans méconnaître, disions-nous, les progrès admi-
rables que marquent ces croquis finement esquissés
sur les allégories du Roman de la Rose, Ma-
theolus, tustache Deschamps, les fabliaux eux-
mêmes, d'un dessin trop linéaire, d'une observation
trop superficielle, il nous paraît cependant que
c'est, avant tout, par ses qualités d'écrivain que
l'auteur des Quinze Joyes mérite de survivre, d'être
lu, d'être goûté. Le scénario a des erreurs de per-
spective ; la mise en œuvre est de tout premiei
ordre.
* * *
Ici, je demanderai la permission d'ouvrir devant
le lecteur le livre cinq fois centenaire. Je citerai
dans le texte original. Il existe des Quinze Joyes,
dans la Collection « Poèmes et Récits de la vieille
France », une version en français d'aujourd'hui.
J'ai toujours protesté, pour ma part, contre ces
« arrangements » qui sont autant de mutilations.
Nous devons à ceux-là qui nous ont précédé le res-
pect — maxima reverentia — non seulement de
leur pensée, mais aussi de la forme dont ils ont
AU MOYEN AGE 69
voulu la revêtir. Arrière, les Viollet-le-Duc de
l'édition!
Voici un fragment de la scène nocturne entre le
mari et la femme qui veut sa robe neuve (Joie I) :
Lors regarde lieu et temps et heure de parler de
la matière à son mary; et voulentiers elles devr oient
parler de leurs choses especialles là où leurs mariz
sont plus subjets et doivent estre plus enclins pour
octrier (accorder) : c'est ou lit... Lors commence
et dit ainsi la Dame : « Mon amy, lessez-moy, car
je suis à grand mal aise. — M amie, dit-il, et de
quoy? — Certes, fait-elle, je le doy bien estre, mais
je ne vous en diray jà rien, car vous ne faites
compte de chose que je vous dye. — M'amie x
fait-il, dites-moy pour quoy vous me dites telles
paroles? — Par Dieu, fait-elle, sire, il n'est jà
mestier (besoin) que je vous le dye : car c'est une
chose, puis que je la vous auroye dite, vous n'en
feriez compte; et il vous sembler oit que je la feisse
pour autre chose. — Vraiment, fait-il, vous me le
direz ». Lors elle dit : « Puis qu'il vous plest, je
le vous diray. Mon amy, fait-elle, vous savez que
je fuz Vautre jour à telle feste, où vous m'en-
voiastes, qui ne me plaisoit gueres...; mais quand
je fus là, je croy qu'il n'y avoit femme, tant fust-
elle de petit estât, qui fust si mal abillée comme je
estoye. Combien que je ne le dy pas pour moy
louer; mais, Dieu mercy! je suis d'aussi bon lieu
comme dame, damoiselle ou bourgeoise qui y fust :
je m'en rapporte à ceulx qui scevent les lignes (les
généalogies). Je ne le dy pas pour mon estât, car
il ne m'en chaut comme je soye; mais je en ay
70 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
honte pour l'amour de vous et de mes amis. —
Avoy! dist-il, m'amie^ quel estât avoient-elles à ceste
{este? — Par ma foy, fait-elle, il n'y avoit si petite
de ï estât dont je suis qui n'cust robe d'écarlate
ou de Malignes, ou de fin vert, fourée de bon gris
ou de menu vair, à grands manches, et chaperon
à l'avenant, à grant cruche (bec), avecques un
tissu de soye rouge; ou vert traynant jusques à
terre et tout à fait à la nouvelle guise. Et avoie
encore la robe de mes nopces, laquelle est bien
usée et bien courte, pour ce que je suis creue
(grandie) depuis qu'elle fut faite, etc. »
Quel naturel dans le dialogue, n'est-il pas vrai!
La femme est coquette. C'est son moindre défaut.
Elle est rusée surtout. Elle a bien choisi son heure.
Elle feint d'être lasse, d'être morne, sans courage.
Le mari s'étonne. Il interroge. Il insiste. Il obtient
à grand-peine fade réponse. A la dernière fête où
elle s'est rendue, — car elle court de bal en pèle-
rinage, de noces en festins, cependant que lui
touche les bœufs, répare la grange, est renvoyé
du clerc au bailli, — elle était la plus mal « tif-
fée ». Et comme elle décrit en détail les toilettes
des autres, des autres qui ne la valent guère, des
autres qu'elle devait mépriser! Pour elle, elle n'a
plus que sa robe de mariée, qui est devenue trop
courte, hélas!...
Et quand le mari lui rétorquera les lourdes
charges du ménage, elle prend pour un reproche
personnel cette observation sans malice, elle tour-
ne le dos, se répand en jérémiades hors de pro-
pos : Las! que n'a-t-elle épousé cet autre! ou
AU MOYEN AGE 71
celui-là! Comme elle est malheureuse! Elle vou-
drait mourir!...
Mais, la nuit suivante, la promesse une fois ar-
rachée de la robe nouvelle qui fera pâlir de maie
rage toutes les amies, quel revirement! Cette robe,
elle ne l'a jamais demandée, elle n'y tient plus,
elle n'y tint jamais! Si elle sort, c'est uniquement
pour plaire à son mari! Elle-même ne désire qu'une
chose : garder le logis, et, parfois, se rendre à
l'église, en dévotion. Et bon mari d'être « aise et
mal aise ». Mais la dame : « aucune fois il avient
qu'elle est si rusée que elle cognoist bien son fait,
et s'en rit tout par elle soubz les draps »...
Jamais ne s'était exprimé avec ce réalisme
direct, un accent aussi spontané, l'illogisme fémi-
nin, déconcertant dans sa fuyante malice.
Naturel! C'est le mot qui revient sans cesse sur
les lèvres. Et ce mot est vite dit. Les fabliaux aussi
étaient naturels. Ils l'étaient même presque trop.
Comme est trop naturelle une photographie,
comme était trop naturel ce dialogue du Théâtre
Libre où l'auteur avait la prétention de travailler
au microphone et, pour mieux apprendre son mé-
tier, d'apprendre la sténo Duployé. Or vous n'ob-
tiendrez pas une prose d'art en reproduisant le
langage coloré des poissardes et des « noiseux ».
Ce qui ajoute aux qualités de naturel tout le pres-
tige de l'œuvre composée, ce qui empêche ces
historiettes d'être l'écho trop brutal de criailleries
d'ailleurs assez vulgaires, c'est le goût et c'est
72 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
l'esprit. L'auteur, qui a tout entendu, a eu soin de
ne pas tout retenir. Il arrange, il combine, il étof-
fe, il resserre, il taille, il invente : il écrit.
Et ceci est très significatif. Le moyen âge ignora
trop souvent l'artifice (mais dans artifice il y a le
mot art) qui consiste à déformer la réalité pour
donner l'impression du réel. Je songe aux archi-
tectes du Parthénon, renflant vers le milieu les
colonnes, les lignes horizontales, inclinant vers le
centre les lignes verticales, pour duper la vue et
pour l'enchanter, lui offrant l'illusion de cylindres
parfaits et de droites harmonieuses, dans le paros
pur, sur le lumineux éther.
Mais ce serait une erreur de croire que les
Quinze Joyes se passent uniquement en dialogues
joliment filés. Il y a des récits, des descriptions.
Et l'on retrouve, dans celles-ci comme dans ceux-
là, les mêmes qualités, 'du meilleur aloi.
Quelle vivacité donne au début de la Joie III la
répétition du mot or\ « Or approche le temps de
l'enfantement; or convient qu'il ait compères et
commères a l'ordonnance de la dame. Or a grant
soussy pour quérir ce qu'il faut aux commères et
nourrisses et matrones, qui y seront pour garder
la dame tant comme elle couchera, qui beuvront
de vin autant comme l'en bouteroit en une bote.
Or double sa paine; or se voue la dame en sa dou-
leur en plus de vingt pèlerinages, et le pouvre
homs aussi la voue à touz les saincts. Or viennent
commères de toutes pars; or convient que le pau-
AU MOYEN AGE 73
vre homme face tant que elles soient bienl aises. »
Je voudrais donner un exemple de netteté dans
le trait du dessin. L'amant regarde celle qu'il con-
voite, à l'église. « // advise que la dame demeure
seullette en son banc, qui dit ses heures, et est
bien tiffée proprement, et se contient doulcement
comme une imaige ».
Regarde m'en deux, trois, assises
Sur le bas du ply de leurs robes,
En ces moustiers, en ces églises...
dira plus tard François Villon. Le joli sujet pour
un miniaturiste!
Net, vivant, incisif, volontiers cruel, le style des
Quinze Joyes est déjà d'un maître, d'un maître
bien français. C'est en plein tuf gaulois qu'il plon-
ge ses racines. Les grands prosateurs ne manie-
ront pas autrement une langue analytique, qui
réprouve toute bavure, et dont la clarté fait le
prix.
J'ai prêté à un de mes amis, un « bon mari » de
mes amis, les Quinze Joyes. Et sa réflexion naïve
m'a fort diverti : « Ainsi donc, constatait-il avec
une sorte d'effroi comique, les femmes du XV e siè-
cle ne différaient pas des nôtres ! » Les réserves
faites qu'il faut faire, non! les méchantes femmes
d'alors ne différaient nullement des méchantes
femmes d'aujourd'hui. Et c'est la leçon de l'his-
toire littéraire bien comprise, la leçon de l'histoire
que des esprits orgueilleux ou bornés voudraient
reléguer au rang des légendes dédorées.
74 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE
Encore faut-il bien apprendre l'histoire. Vous
fûtes, Madame qui me lisez, la première à cette
composition où l'on exigeait de vous dates pré-
cises, l'énumération exacte des batailles, les ar-
ticles — dans l'ordre — d'un traité. Et vous,
Monsieur, qui récitiez par cœur la liste des rois de
France et des rois d'Angleterre pendant la guerre
de Cent Ans, que savez-vous du moyen âge, du
vrai, du moyen âge des chaumières, des villages en
torchis qui se mirent au ruisseau clair, des champs
de blé, des forêts où l'on chasse le « texon » (blai-
reau), des petites gens, du menu peuple? Vous
voyez des armées qui s'ébranlent, des chevaliers
casqués ou en panache, des provinces qui chan-
gent de maître, des papes, des ambassadeurs, des
rois : les majuscules. Mais — on l'a dit avant moi
— un livre n'est pas fait uniquement de majus-
cules.
Les minuscules, les voici : petits bourgeois,
petits marchands, métayers, artisans et ladres,
ceux qui s'asseyent à la taverne autour d'un pot de
vin clairet; le curé dans son presbytère; les moi-
nes, noirs ou blancs, sur la route; les femmes,
avec leur chaperon, leur caquet, griffes et ongles,
bon bec surtout. Le roulier siffle derrière son char.
Le laboureur touche ses bœufs. Les lavandières
battent le linge au ru, le mari — quelquefois.
Auberée fait le guet, ridée entremetteuse. Un ga-
lant longe les murs. Frère Lubin suppute, en égre-
nant son chapelet de Saint-Claude, la grosseur de
la dinde et la sottise du dindon... N'est-ce pas que
nous n'avons pas changé ? Cinq siècles à peine
nous séparent. Cinq siècles : quinze générations.
AU MOYEN AGE 75
Et quand nous aurons fait la part à la satire,
à l'animosité, à cette misogynie dont j'ai dit — et
je le répète une fois encore — qu'elle m'apparaît
excessive et condamnable, nous conclurons qu'il
valait bien la peine d'ouvrir, en même temps que
ces vieux livres où gronde la colère de Samson,
une fenêtre, une fenêtre large et curieuse sur la
vie,
La vie, unique bien et part de toute chose,
la vie sans qui l'histoire serait une nécropole, les
érudits des fossoyeurs, et la vulgarisation litté-
raire une entreprise de pompes funèbres.
LES «MIRACLES DE NOTRE-DAME»
DANS
LA LITTERATURE MEDIEVALE
Il y a quelques années déjà, les « Théophi-
liens », troupe jeune et pleine d'allant, venaient
représenter, dans nos quatre villes universitaires,
le premier miracle de Notre-Dame, ce Miracle de
Théophile dont la spontanéité est encore capable
d'arracher des larmes de ferveur ou de repentance
au public blasé du siècle XX.
Celles ou ceux qui ont eu la bonne fortune d'as-
sister à ce drame religieux n'ont pas oublié le
décor, la musique, le jeu des personnages. A gau-
che, le Paradis, bleu et or, où trônent dans la
gloire Dieu le Père et la Vierge Marie. A droite,
l'Enfer tout béant, l'Enfer qui est une gueule rouge
et d'où bondiront, au roulement de la batterie, les
diables et Satan lui-même. La chapelle, le palais
de l'évêque, la maison du clerc Théophile, la mai-
son du Juif Salatin sont peintes sur le fond de la
scène, conformément à cette symbolique des cou-
leurs dont le moyen âge a fait sa loi. Et les cos-
tumes des acteurs s'inspirent, à leur tour, du
tympan des cathédrales et des miniatures au vélin
des manuscrits. La psallette, sur le proscenium,
entonne les motets liturgiques et, pour couronner
DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 77
la victoire de Notre-Dame, le Te Deum sonnant de
toutes les allégresses. Et les vers bien chantants
du bon poète Rutebeuf disent au peuple chrétien
que Marie est médiatrice de tous pécheurs, et qu'il
n'est faute si horrible qu'elle ne puisse effacer par
son intercession très douce.
* * *
Le Miracle de Théophile, qui doit avoir été con-
çu entre les années 1260 et 1270, n'est que le pre-
mier en date de toute une série d'autres miracles
— les Miracles de Notre-Dame — qui vont
s'épanouir pendant tout le XIV e siècle.
Mais il faut avouer que les spécialistes du théâ-
tre religieux au moyen âge ont dédaigné, quasi
outrageusement, ee côté si vivant, si caractéristique
aussi, de la scène française. Les Mystères les ont
séduits, avec leur déploiement de foules, les repré-
sentations qui duraient plusieurs jours, les vers
par dizaines de mille. Ou bien, ils se sont penchés
sur les tréteaux où s'esclaffait, à gorge déployée,
à ventre secoué, la grosse gaîté gauloise. Du Jeu
de Robin et de Marion, dont les pastours sont sans
courtoisie, ils sont allés jusqu'à la Farce de Maître
Pathelin, où Thibault l'Agnelet bêle stupidement.
Les Miracles de Notre-Dame tiennent dans les
manuels d'histoire littéraire et dans les monogra-
phies savantes une place à peine congrue. Et ce-
pendant, j'y insiste, nulle manifestation de théâtre
ne révèle avec plus de vérité le sentiment religieux
de notre moyen âge chrétien.
Car les Mystères, sortis de l'église, n'ont pas
78 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME >
suivi leur destin en France seulement. L'Angleterre
les a connus, les a goûtés. Et les York Plays du
XIV e siècle ne se distinguent pas tellement des
représentations que donnent, à la même époque,
les Confrères de la Charité, de Rouen, ou les Con-
frères de la Passion et Résurrection Notre-Sei-
gneur, de Paris. Quant au théâtre comique, il obéit,
en France comme partout, à ce besoin de divertis-
sements bouffons qui travaille obscurément le
public assemblé.
Seuls, les Miracles de Notre-Dame font éclore,
au jardin des lettres médiévales, des fleurs à la
fois blanches comme des lis et précieuses comme
des étoiles. La vénération dont témoignent à l'é-
gard de Marie les auteurs ingénus et le peuple
plein de foi est caractéristique — vraiment —
d'une mentalité religieuse où la crainte le cède à
l'espérance. Villon, le pauvre Villon a traduit en
des vers émouvants cette religion de l'amour. Dans
la bouche de sa vieille maman, la pauvresse des
Célestins qui ne sait ni la lettre du livre ni l'ensei-
gnement des doctes, le poète maudit a mis cetti
prière à Notre-Dame :
Dame du ciel, régente terrienne,
Emperière des infernaux palus,
Recevez-moi, votre ftumble chrétienne, '
Que [comprise sois entre vos élus;
Ce nonobstant qu'oncques \rien ne valus.
Les biens de vous, ma dame et jna maîtresse,
Sont trop plus grands que ne *suis pécheresse,
Sans lesquels biens âme *ne peut mérir
N'avoir les deux, je n'en, suis jongleresse :
En cette foi je veux vivre et mourir.
DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 79
A votre Fils dites Que je suis sienne;
Que de lui soient pies péchés absolus.
Pardonnez-moi comme à F Egyptienne
Ou comme il fit ]au clerc Théophilus,
Lequel par vous fut quitte et absolus,
■Combien qu'il eût au diable fait promesse.
Préservez-moi que point je ne face ce,
Vierge portant sans rompure encourir
Le Sacrement qu'on célèbre à la messe :
En cette foi je veux vivre et mourir.
Femme je suis povrette et ancienne,
Qui rien ne sçay, <oncques lettres \ne lus.
Au moustier vois, dont suis paroissienne,
Paradis peint où sont harpes et luths,
Et un enfer où damnés sont boullus :
L'un me fait peur, Vautre joie et fiesse.
La joie /avoir fais-moi, haute Déesse,
A qui pécheurs doivent tous recourir,
Comblés de foi, sans feinte ni paresse :
En cette foi je veux vivre et mourir.
ENVOI
Vous portâtes, Vierge, digne Princesse,
Jésus régnant, quî{ n'a ni fin ni cesse.
Le Tout-Puissant, prenant notre faiblesse,
Laissa les deux et nous vint secourir,
Offrit à mort sa très claire jeunesse;
Notre Seigneur fel est, tel le confesse :
En cette foi je veux vivre et mourir.
Pour ces vers admirables où passe tout le fris-
son de l'angoisse chrétienne, où frémit toute la
piété de l'amour filial, pour cet appel désespéré et
débordant d'une pathétique espérance à Marie,
Reine des pécheurs, il sera beaucoup pardonné
au Villon tire-laine, au Villon meurtrier, au Villon
80 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME »
banni de liesse et de toute bonne compagnie. Sur
ce Testament facétieux et cynique, les taches de
boue, les éclaboussures de stupre sont légion.
Mais il y a, par la vertu d'une ballade à la Vierge,
l'or des nimbes et le bleu du manteau royal, des
blancheurs d'ailes, des puretés d'anges...
* * *
Ce n'est pas ici mon propos de retracer l'his-
toire de la dévotion à Marie. 11 me suffira de rap-
peler que le culte mariai est pratiqué dans l'Eglise
depuis les premiers âges. Au IV e siècle, le De
morte Mariae déclare en termes formels : « Ceux
qui invoquent votre nom ne seront point déçus ».
Et les décisions du concile d'Ephèse renforceront
encore ce culte de dulie.
Mais c'est saint Bernard, le grand mystique cis-
tercien, qui se fera, dans l'Eglise d'Occident, le
véritable champion de la Mère de Dieu. Les écrits
de saint Bernard rayonnent dans l'Europe entière.
Et le monde catholique a désormais sur les lèvres
les plus belles invocations, les proses les plus fer-
ventes, les plus ardentes, les plus poétiques. Si
poétiques, d'ailleurs, qu'on s'est demandé s'il ne
fallait pas chercher quelque rapport — rapport de
dépendance ou de filiation — entre les troubadours
du Limousin et les mystiques de Cîteaux. M. Etien-
ne Gilson, le savant professeur au Collège de
France, s est occupé récemment de ce problème
fort curieux; et il est arrivé à cette conclusion —
négative — que le code de l'amour courtois impose
à ses fidèles une sorte de « refoulement », tandis
DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 81
que le Cistercien ne s'arrête jamais dans l'élan
total, spontané, qui l'emporte vers son Dieu ou
vers la Très Sainte Vierge Marie.
Il est assez intéressant de noter, d'ailleurs, que
les poèmes d'un Guido Guinizelli, héritier dans
l'Italie du XIII e siècle de la lyrique provençale,
finissent par identifier la Madonna, la femme
aimée, à cette Madone de toute perfection qui
siège à la droite de Dieu son Fils.
La France du XIII e siècle, en tout cas, est la
France vouée à Marie. C'est le siècle des cathé-
drales. Et la cathédrale s'appellera presque tou-
jours « Notre-Dame ». Aux fils de saint Bernard
se sont joints les fils de saint Dominique. Ils
donnent au monde chrétien le secret du rosaire.
Toute une littérature s'épanouit, comme s'épa-
nouissent les roses spirituelles et les grâces de
dévotion. La Légende dorée est devenue, en Fran-
ce, la Légende mariale.
Les contes dévots se multiplient à plaisir.
Comme le nom l'indique, ils sont narrés dans un
but d'édification religieuse. Inventés par les clercs,
qui leur prêtent une forme latine, ils passent dans
le grand public par le trucheman des versions
orales en langue vulgaire. Qui n'a entendu racon-
ter la touchante histoire du chevalier au barrisel?
Le moyen âge se la répétait avec délices. Car il
était prouvé qu'une seule larme de repentir suffit
à laver le pécheur des souillures les plus affreuses,
à condition que cette larme fût versée dans le gi-
ron très accueillant de la Reine des miséricordes.
Mais est-il permis de donner à ces contes mo-
raux le nom de « miracles »?
82 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME »
* * *
Dans un sens large, oui, certainement.
Voici en quels termes un hagiographe éminent
définit l'œuvre littéraire que l'on nomme « mi-
racle » : « Au moyen âge, le miracle est un petit
récit en prose ou en vers qui nous représente la
Sainte Vierge secourant l'homme, en récompense
de l'affection qu'il lui porte ». A prendre cette dé-
finition au pied de la lettre, il faudrait donc ranger
dans les Miracles de Notre-Dame toute la littéra-
ture — prose ou vers — qui se rattache plus ou
moins directement au culte mariai. Et l'on pourrait
presque parler d'un « miracle » à propos de la
ballade de François Villon.
Je protesterais volontiers contre cet élargis-
sement de sens. Pour moi, il n'y a pas miracle s'il
n'y a pas représentation scénique. En d'autres
termes, ce qui caractérise le genre créé par Rute-
beuf, c'est l'élément dramatique. N'allons pas con-
fondre un récit et une pièce de théâtre. Sans doute,
le théâtre pourra chercher son inspiration, ses
sujets dans la littérature mariale qui fleurit tout
autour de lui. Sans doute aussi, il n'y a pas de
divergence notable entre l'esprit du conte dévot et
l'esprit du miracle de Notre-Dame : d'un côté
comme de l'autre, nous avons affaire à la Média-
trice suprême, à Celle qui dispute au Malin les
moins recommandables des pécheurs. Mais il faut
avouer que, sous peine d'introduire dans nos clas-
sements par genres un élément de confusion, il est
préférable de distinguer de la littérature narrative
la littérature dramatique.
DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 83
Cette littérature dramatique des Miracles de
Noire-Dame est surtout représentée au XIV e siècle.
Rutebeuf et son Théophile ont agi à la façon de
précurseurs assez éloignés.
Il arrive que le hasard d'une découverte de bi-
bliothèque ressuscite à nos yeux la physionomie de
toute une époque. Mais il a dû arriver, bien plus
souvent, que les incendies, les pertes, les négligen-
ces ou les larcins aient ruiné pour jamais le témoi-
gnage des vieux papiers, la leçon des livres.
Sur les Miracles de Notre-Dame nous sommes
heureusement documentés grâce à un précieux
codex de la Bibliothèque Nationale : le manuscrit
Cangé. Il nous a sauvé, en unicum, du XIV e siècle
français toute une collection de quarante miracles.
Supposez que le manuscrit Cangé ne soit pas par-
venu jusou'à nous : nous ne connaîtrions que deux
spécimens — deux seulement! — d'une littérature
dramatique et religieuse qui dut bénéficier cepen-
dant d'une vogue très générale.
Et si j'insiste sur ce point d'histoire littéraire,
c'est pour faire toucher du doigt la précarité de
nos informations en ce qui concerne la période
médiévale. J'ai lu, quelque part, le trait suivant,
qui m'a beaucoup impressionné. Lorsque François
d'Assise, le doux Jongleur de Dieu, eut résolu de
prêcher par toute l'Italie l'évangile de la charité et
l'amour des créatures, il envoya ses disciples —
les poverelli — sur les routes qui partent d'Ombrie
vers la Toscane, les Marches ou la plaine du Pô.
Or, nous disent les témoignages contemporains,
84 LES « MIRACLES "DE NOTRE-DAME »
chacun des nouveaux disciples devait s'engager à
recopier douze fois la règle franciscaine, ce code
de l'humilité. Il est donc à peu près certain que
les exemplaires de cette règle se sont multipliés
par milliers. Et, d'autre part, il est non moins
évident que, vu leur caractère, ces documents
pieux. auront été l'objet de la sollicitude des frati.
Nous serions ainsi fondés à croire qu'il existe
encore aujourd'hui, de par l'Italie, de nombreux
exemplaires de la règle de saint François, exem-
plaires manuscrits datant du XIII e siècle. Il n'en
est rien. C'est à peine si l'on en a retrouvé une
demi-douzaine. Ce qui nous met en défiance à
l'égard de la tradition manuscrite de la littérature
médiévale.
Pour en revenir aux Miracles de Notre-Dame,
le fait que le codex Cangé nous en a conservé
quarante sur quarante-deux est plus réconfortant
que significatif. Je veux dire par là que nous ne
pouvons tirer aucune conclusion touchant la dif-
fusion de ce théâtre religieux. Tout ce que l'on
est en droit d'inférer, c'est que les quarante mi-
racles sont dus à plusieurs auteurs et qu'ils
s'échelonnent sur la seconde moitié du XIV e siè-
cle. Et il est aussi permis de croire, sur la foi
de certaines mentions qui font allusion à un
« couronnement », que ces miracles étaient des-
tinés à rehausser l'assemblée d'une confrérie —
ou Puy — dont les membres se réunissaient pour
honorer la Vierge et qui avait son siège à Paris.
* * *
DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 85
On a dit beaucoup de mal de ces miracles. Au
point de vue littéraire, s'entend. Pour la plupart
des commentateurs (qui, on me permettra bien
de poser ce point d'interrogation, n'ont vraisem-
blablement pas lu le recueil Cangé), il s'agirait
de scènes décousues, sans originalité, sans inspi-
ration; le style serait plat, les sentiments rudi-
mentaires; et l'intention artistique ne se décèlerait
guère que dans les rondels, motets ou chansons
qui accompagnent le plus souvent l'apparition de
la Vierge entourée de son cortège d'angelots.
Reprenons, l'un après l'autre, chacun de ces
griefs.
Et, tout d'abord, il est assez vain de parler d'o-
riginalité à propos des Miracles de Notre-Dame.
J'ai protesté tout à l'heure contre une confusion
des genres qui tendrait à mettre sur le même pied
la littérature narrative des contes et légendes et
la littérature destinée à la représentation publi-
que. Il n'en est pas moins vrai que tout le cycle
mariai roule autour d'un thème d'inspiration que
nous aurons caractérisé en deux mots : Auxilium
peccatorum. Le moyen âge s'appuie sur cette
idée-force que la dévotion à la Vierge est une
arme qui ne s'émousse jamais. Il semble, au con-
traire, que plus grande soit l'offense, plus promp-
te et plus diligente soit la Mère de Dieu dans son
intercession. Les Juifs, les nonnes coupables, les
empoisonneuses, les larrons de corde, tous seront
sauvés du « AAaufait », parce qu'ils n'ont pas ou-
blié, au sein des pires débauches, la pratique du
chapelet, de la prière matinale, voire d'une simple
invocation jaculatoire.
86 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME »
Or il est trop évident que nous n'avons pas
attendu le XIV e siècle pour rencontrer les appli-
cations littéraires, si l'on peut dire, d'un thème
aussi universellement admis par la conscience
chrétienne. Ce serait le lieu de remonter à Gautier
de Coincy. Antérieur à Rutebeuf, Gautier a passé
la plus grande partie de sa vie monastique dans
les maisons bénédictines du Soissonnais. Il fut
prieur de Saint-Médard. Quand il mourut, quand
ses frères l'enterrèrent parmi les psaumes, der-
rière le chœur de l'église abbatiale, Gautier lais-
sait la réputation d'un dogmatiste intransigeant,
d'un censeur sans indulgence pour l'humaine fai-
blesse. Et pourtant, c'est ce moine rigide sous le
froc et dans sa foi qui trouva, pour dire la bonté
de Marie, des accents émus, des rimes fraîches.
Ses Miracles de la Sainte Vierge (des miracles
qui n'ont rien de scénique) ont été terminés vers
1220. Et il en est de si jolis, parmi les quatre-
vingts qui forment la guirlande! Et le plus joli, le
plus ingénu de tous, c'est peut-être bien celui du
pauvre moine qui n'en savait pas plus long que les
gros grains de son patenôtre. Pareil au Frère
Gaucher qui poussait ses vaches entre les arceaux
du cloître, le moine de Gautier de Coincy avait le
cœur tout .plein de dévotion, mais l'esprit aussi
fin qu'une dague de plomb. Au bout de longs
efforts et par méritoire patience, il avait réussi à
composer, pour la Bonne Dame du Ciel, une sorte
d'office qui était fait de cinq psaumes : et les ini-
tiales de chaque psaume formaient toutes ensem-
ble le nom de « Marie ». A sa mort, nous dit Gau-
tier,
DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 87
Or trouvées furent encloses
En sa bouche cinq fresches roses,
Cleres, vermeilles et feuillues
Com se fussent lors droit cueillues.
On pourrait aussi évoquer le conte émouvant du
Tombeur de Notre-Dame, qui n'est pas de Gau-
tier de Coincy, mais dont l'inspiration naïve re-
joint les plus heureuses trouvailles du Bénédictin
du Soissonnais.
J'en ai dit assez pour marquer que l'originalité
n'a rien à voir dans l'appréciation que nous portons
sur les miracles dramatiques du XIV e siècle. Dès
lors qu'ils s'engageaient à développer le culte ma-
riai, les auteurs acceptaient les données de la
tradition. Cela n'a rien d'imprévu. La Vierge est
la dea ex machina. A la scène comme dans le
conte, c'est à elle qu'il appartient de provoquer le
dénouement, de clore le drame.
* * *
Mais si Marie est le personnage essentiel, il
s'en faut qu'elle joue le rôle principal. Les spec-
tateurs du Miracle de Théophile ne me contredi-
ront pas : c'est à peine si la Vierge intervient,
chez Rutebeuf. Muette et hiératique, elle assiste,
du haut du ciel bleu, aux cruels débats de cons-
cience qui tenaillent le clerc en proie au Malin et
à toutes les convoitises de l'or. Quand elle descen-
dra de son trône pour répondre à la prière de
Théophile, elle se bornera à prononcer quelques
mots dont la sécheresse même n'est pas sans nous
88 LES « MIRACLES 1DE NOTRE-DAME »
décevoir. Et elle engagera, tout de suite après le
vers fameux :
Et je te foulerai la panse,
un bref combat avec Satan, combat au cours du-
quel elle se servira de sa grande croix en guise de
lance, comme dans le croisillon nord de Notre-
Dame de Paris. C'est quasiment un rôle muet :
la Vierge règne, elle ne parle pas.
Il en va tout autrement de Théophile. En vé-
rité, les vrais héros des Miracles de Notre-Dame
sont les pécheurs ou pécheresses qui obtiennent,
au dénouement, l'intercession triomphante de,
Marie. Et ceci m'amène à dire un mot de l'inspi-
ration de ces drames religieux du XIV e .
On s'est scandalisé des exagérations, des
« exaspérations de folie mystique » (le mot est de
Lanson) où se seraient laissé entraîner les pieux
auteurs du recueil Cangé. Comme il arrive d'ordi-
naire, les plus agnostiques se découvrent soudain
les défenseurs les plus vigilants de l'orthodoxie
catholique. Et c'est le même Lanson qui parle des
« incroyables excès d'absurdité », de « la grossiè-
reté, voire de l'immoralité des formes où se dégra-
dait la noblesse essentielle du culte de la Vierge » !
Ne soyons pas, de grâce, plus catholiques que
ces hommes du moyen âge pour qui la piété, piété
forte et naïve, était une réalité vivante. En ce
temps-là, on savait dire le mot et faire la chose;
mais on savait aussi transporter sur le théâtre
des combats spirituels toute la figuration, qui
n'était plus seulement symbolique, de Dieu et des
DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 89
Anges, de la Vierge et des Saints du Paradis coa-
lisés, pour la protection des fils d'Adam, contre
les légions infernales. Dès lors, et si nous admet-
tons que, dans cette lutte qui oppose la grande
croix de Notre-Dame aux maléfices de Satan, la
victoire sera d'autant plus décisive, plus con-
cluante, que l'ennemi aura pris ses avantages sur
le pécheur, il faut admettre du même coup que
l'argumentation a fortiori est aussi le moyen
d'édification le plus sûr. En présentant les victi-
mes de Satan sous les traits les plus nous, en
empruntant les couleurs du fabliau pour peindre
les ravages de la chair et les prestiges de l'or, les
auteurs de miracles n'avaient pas d'autre but que
de faire éclater, par contraste, la toute-puissance
de Marie.
Des quarante miracles dont nous avons parlé tout
à l'heure, il en est un surtout qui a le don d'exci-
ter la vertueuse indignation des censeurs laïques :
c'est le Miracle de la femme que Notre-Dame
garda d'être arse (d'être brûlée). Il y est question
d'une bourgeoise qui, soupçonnée à tort de nour-
rir pour son gendre une passion coupable, ne voit
d'autre remède à son triste cas que de faire étouf-
fer le malheureux. Elle est convaincue de ce
meurtre, traduite devant les juges, condamnée
au supplice du feu. Or la Vierge l'arrachera aux
flammes, en considération d'un sentiment de dé-
votion qui fait regretter à la prisonnière de ne
pouvoir se rendre à l'église le jour de la Purifica-
tion. Comme le dramaturge a imaginé que Dieu
lui-même intervenait pour donner à la servante de
sa Très Sainte Mère le réconfort d'une messe,
90 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME »
comme la meurtrière sauvée du bûcher finira ses
jours dans un couvent de nonnains, on a crié à la
parodie bouffonne, à la farce de village.
Encore une fois, il ne nous est pas loisible de
juger les Miracles de Notre-Dame à travers les
lunettes sans indulgence de notre goût moderne
et d'une sensibilité réfractaire à l'anthropomor-
phisme. L'idée mère de toute cette littérature ma-
riale est une idée de consolation. Loin de la
morale plus austère — plus rigide, du moins —
des fils de saint Dominique, nous sommes tout
près des fils de François d'Assise. D'autre part, le
moyen âge se faisait volontiers de la Vierge et
des saints une conception humaine. Le ciel des-
cendait sur la terre. Et il faut avouer que la mise
en scène des Mystères et des Miracles facilitait
singulièrement cette transposition. On le voit bien
dans la légende de la Sacristine, une des plus fa-
meuses du moyen âge chrétien et dont M. Robert
Guiette a recensé plus de cinquante versions (la-
tines, françaises, italiennes, néerlandaises, germa-
niques, orientales) antérieures à l'époque
moderne. Marie n'hésite pas un instant à prendre
la place de la nonne fugitive. Descendue de sa
niche, elle remplit les humbles fonctions de sacris-
tine, allumant les cierges, récurant la lampe du
sanctuaire. Ainsi s'accréditait dans les masses
pieuses cette idée que la vie monastique était une
grande et belle vie, si grande et si belle qu'elle
était de nature à solliciter les regards complai-
sants de la Reine du Ciel.
Il faut donc soigneusement se garder de tout
commentaire indiscret touchant la qualité même
DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 91
de l'inspiration religieuse dans ces drames de la
piété populaire et de la foi naïve.
Il me souvient à ce propos d'un débat fort cu-
rieux qui mit aux prises, lors d'une séance du
Cercle de Philosophie et Lettres de l'Université
de Liège, au lendemain même de la représentation
des « Théophiliens », admirateurs et détracteurs
de Rutebeuf. Pour ces derniers, le vieux poète
français n'était qu'un barbare. On prétendait
l'écraser par la comparaison avec un Eschyle, un
Sophocle, un Aristophane. Et l'une des objec-
tions les plus solides — en apparence, tout au
moins — était formulée en ces. termes : « Mais
votre clerc Théophile est un personnage odieux!
Non seulement, il se détache de l'Eglise pour des
motifs sordides de cupidité et de basse envie;
mais il ne revient à résipiscence que par crainte
de l'enfer. C'est pourquoi le héros du Miracle est
un pauvre sire. Et je vous défends bien de vous
intéresser à lui ! »
L'argument était spécieux. Je n'eus pas de
peine à le réduire à néant. « Oui, certes, répli-
quai-je à mon contradicteur, le clerc Théophile
n'est pas ce que nous appelons un personnage
sympathique. Mais la thèse de Rutebeuf n'en de-
vient que plus éclatante. De quoi s'agit-il? Il
s'agit de rendre témoignage à la suprême Auxi-
liatrice. Or, pour qui connaît la littérature ma-
riale du moyen âge, ce témoignage sera bien plus
probant si le bénéficiaire de l'intercession de la
Vierge est aussi le moins recommandable des
pécheurs. Et de ce que Théophile est, en effet,
un individu assez louche, je tire argument, au
92 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME »
contraire, en faveur de l'intention édifiante, en
faveur de la vis dramatica de ce drame du par-
don, du pardon pour tous, même les plus vils,
dans toutes les circonstances, voire les plus
folles ».
Comme quoi il est nécessaire de replacer une
œuvre dans son climat historique avant de porter
sur elle et sur son auteur un jugement tant soit
peu averti.
i
* * *
Mais il y a la question de l'art. Les Miracles
de Notre-Dame, tels qu'ils nous sont parvenus
dans le manuscrit Cangé, ont-ils une valeur litté-
raire?
Ici, il nous faut bien plaider coupable. Si l'un
ou l'autre passage (surtout dans les scènes co-
miques, car le comique intervient plus d'une fois)
révèlent un souci artistique, un effort qui ne soit
pas seulement un effort d'édification, il faut re-
connaître que Rutebeuf n'a pas été dépassé.
Nulle part dans ces quarante miracles échappés
à l'oubli, on ne découvre ce sens de la technique
littéraire qui caractérise déjà le poète du XIII e
siècle. Que Rutebeuf ait appris les secrets de son
art sur le carreau des écoles latines ou qu'il se
soit formé par la fréquentation des jongleurs, ses
frères en bohème, l'essentiel est qu'il ait su les
jeux subtils de la rime et du rythme.
Son rythme surtout est impressionnant. Il le
crée lui-même, par une sorte d'anticipation ma-
rotique. Car plus que Villon même, Rutebeuf
DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 93
s'est essayé aux jongleries prosodiques. Dans le
Miracle de Théophile, il manie avec autant de
bonheur de la strophe épique monorime (dans la
scène de la repentance) et la strophe, plus effilée,
en vers de six syllabes sur deux rimes (dans la
prière à Notre-Dame). Mais je m'en voudrais de
ne pas vous citer un échantillon de l'une et l'autre
pièce.
Hélas! chétif, dolent, que pourrai devenir?
Terre, comment me peux porter ou soutenir,
Quand j'ai Dieu renié et celui veux tenir
A Seigneur et à maître, qui tous maux fait venir!
Or ai Dieu renié, ce ne peut être tu ;
J'ai délaissé le paume et fiai pris que la glu.
De moi a eu la charte et le bref a reçu
Le Malin; lui rendrai de mon âme tribut.
Hé! Dieu, que feras-tu de ce chétif dolent
Dont rame s'en ira en enfer le bouillant,
Que les maudits iront dessous leurs pieds foulant?
Ah! Terre, ouvre-toi donc, et va m' engloutissant!
Sire Dieu, ,que fera ce dolent ébahi,
Qui de Dieu et du monde est hué et haï,
Et des maudits d'Enfer trompé, dupé, trahi,
Dont je suis de partout chassé ,et envahi?
Hélas! Que j'ai été plein de grand nonsavoir,
Quand j'ai Dieu renié pour un petit d'avoir!
Les richesses du monde que je voulais avoir
M'ont jeté en tel lieu d'où ne mê puis ravoir.
Satan, plus de sept ans, fai tenu ton sentier;
Maus chants /n'ont fait chanter les ipins de mon chantier;
De félonesse rente me paieront mes rentiers;
Ma chair charpenteront les félons charpentiers.
94 LES « MIRACLES DE NOTRE"DAME »
Et voici le début de l'oraison Notre-Dame :
Ma sainte Reine belle,
Glorieuse Pucelle,
Dame de grâce pleine,
Qui le bien tious révèle,
En besoin qui t'appelle,
Délivré est de peine;
Qui son cœur vous amène,
Au perdurable règne
Il aura joie nouvelle;
Jaillissante Fontaine
Et délectable et saine,
A ton Fils me rappelle.
En votre doux service
Vous me fûtes propice,
Mais trop tôt fus tenté.
Par celui qui attise
Le mal, et le bien brise,
Suis trop mal enchanté;
Donc me désenchantez,
Car votre volonté
Est pleine de franchise;
Ou de calamités
Sera mon corps doté
Par devant la Justice.
Dame sainte Marie,
Mon courage varie,
Prêt à ce qu'il te serve;
Ou ne sera tarie
Ma douleur ni guérie.
Mais sera m' âme serve;
Plus rien ne la préserve
Si avant que m'énerve
La mort, ne se marie
A vous m'âme ravie.
Souffrez que je desserve
L'âme ne soit périe.
DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 95
Ce sont là les accents d'un vrai poète. Et vous
aurez peut-être salué au passage des vers qui
annoncent la ballade du Testament, la ballade
de François Villon.
Je le répète, il ne faut pas attendre des Mira-
cles du XIV e siècle ce qu'ils ne pourraient nous
donner : à savoir, une émotion d'art. Créés pour
les réunions des Puys, qui sont avant tout des cé-
rémonies religieuses, ils visent à entretenir le
peuple dans une atmosphère de foi, de ferveur
profonde. C'est leur originalité. Et c'est leur
rançon.
On peut rêver d'une littérature plus soucieuse
des droits — ou des artifices — du bien-dire.
Le moyen âge ne serait pas cette époque de foi
spontanée, enfantine, qui nous enchante et qui
nous déconcerte, — sans qu'il soit besoin d'ail-
leurs de recourir aux sollicitations d'on ne sait
trop quel romantisme impénifent, — si, à côté
des cathédrales, chefs-d'œuvre de raison, il n'of-
frait à notre curiosité sympathique ces miracles
qui ne sont que des ébauches. Et qui sont, pour-
tant, le témoignage miraculeusement conservé de
la religion populaire et bourgeoise.
* * *
La Vierge des bonnes gens, dirait-on volon-
tiers, parodiant un mot de Béranger, la Vierge
des bonnes gens, voilà qu'elle ressuscite aux
feuillets où l'encre s'est décolorée d'un manus-
crit sauvé du naufrage! Elle n'a pas, cette Vier-
ge des pauvres, les teintes éclatantes du vitrail.
96 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME »
Pas même ces tons d'or et d'azur qui ravissaient
la mère de Villon, aux murailles des Célestins.
Mais, grise et douce, elle garde le sourire con-
solant de Celle qui pardonne, de Celle qui con-
forte.
Il vous est déjà arrivé d'entrer, au hasard
d'une promenade, le soir, dans une humble église
de faubourg. Une chapelle latérale est noyée
d'ombre. Mais le scintillement de deux bougies
met des reflets sur les roses qui fleurissent les
pieds de Notre-Dame de Lourdes. Une Notre-
Dame de Lourdes qui vient en droite ligne des
bas ateliers d'un sous-Saint-Sulpice... Mais
voyez! dans le coin le plus sombre de la chapelle,
les yeux fixés sur la statue et sur les points d'or
des bougies, une vieille femme est agenouillée.
Elle ressemble à la maman de Villon. Peut-être
son fils, comme Villon, l'a-t-il quittée, le mau-
vais drôle, pour courir les chemins et les hasards
et les filles folles?... Mais c'est son fils. Et la
Vierge, dont les pieds sont fleuris de roses, c'est
la Consolatrice des affligés, le Secours des pé-
cheurs. La vieille maman retrouve sur ses lèvres
qui tremblent les invocations de la litanie. Et
l'humble église de faubourg devient, par la vertu
de cette confiance et de cette oraison, l'anti-
chambre du Paradis.
Il ne faut pas juger autrement les Miracles de
Notre-Dame. S'il leur manque la grâce littéraire,
ils ont la fleur et le parfum.
u.
Littérature comparée
OU EN EST LE PROBLEME
DES ORIGINES
DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ?
Le problème- des origines de la lyrique pro-
vençale a soulevé, depuis quelque vingt ans
surtout, des controverses fort vives. Le plus
récent essai de synthèse que nous devions à la
plume si autorisée d'Alfred Jeanroy (cf. La Poésie
lyrique des Troubadours, 1934, t. I, chap. 1 er )
n'apporte point encore la solution définitive.
Pour M. Jeanroy, « l'art des troubadours, poé-
tique et musical », serait né « d'une étroite colla-
boration entre un public de grands seigneurs
animé de goûts littéraires et une classe de
professionnels doués d'un esprit assez souple et
inventif pour avoir pu s'adapter à ces goûts».
La formule n'est guère qu'une transposition d'un
passage souvent cité de l'épître qu'adressait au
roi Alfonse X de Castille (1274) le troubadour
Guiraut Riquier : « La jonglerie fut inventée par
des hommes de sens et pourvus de quelque savoir,
pour divertir et honorer la noblesse par le jeu
des instruments. » A parler franc, elle n'apparaît,
cette formule, ni chez Guiraut Riquier, ni même
chez Jeanroy, fort soucieuse du détail. Sont al-
100 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES
léguées « des » circonstances de milieu, de mi-
lieu social. Taine n'est pas loin.
Par contre, s'il examine pourquoi cette litté-
rature provençale a pris le caractère de l'exalta-
tion de la domna dans une atmosphère d'amour
interdit, sinon coupable, M. Jeanroy, qui, chose
curieuse, se défend d'être sur ce point d'histoire
aussi bien informé, développe une thèse autre-
ment précise. Les « professionnels » de tout à
l'heure seraient, à l'origine du moins, des sou-
doyers, des sirvens : guerriers de fortune qui,
« promenant de château en château une vie aven-
tureuse et libre », auraient, les tout premiers, « avec
une sincérité dont il nous sera à jamais impossible
de mesurer le degré, élevé jusqu'à un art savant
cette humble et inculte chanson d'amour qui ne
manque à aucun temps et à aucun pays ».
Nous ne trahirons pas, je pense, l'éminent
provençalisant si nous écrivons qu'à son sentiment
actuel, c'est à l'état social, économico-social
(avec l'accent sur le facteur économique : pros-
périté, goût du luxe et des plaisirs) des provinces
du Midi au XI e siècle qu'il faut attribuer la
constitution d'une classe de professionnels —
les troubadours — qui chantent un service amou-
reux, lui-même calqué sur le service féodal.
Mais cette théorie n'emporte point tous les
suffrages.
Voici venir M. Scheludko, qui ferait volontiers
remonter la lyrique courtoise à la poésie antique,
surtout à Ovide.
Voici, autre «latinisant», M. Brinkmann;
mais ce dernier rejette l'influence de la littérature
DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 10 1
classique. Pour lui, il tirerait argument de la
connaissance que durent avoir les troubadours
des vers des poètes humanistes sortis des écoles
d'Angers : de ces capellani — les Marbode, les
Hildebert de Lavardin, les Baudri de Bourgueil
— qui, au début du XII e siècle, adressaient leurs
hommages aux princesses angevines et norman-
des. D'ailleurs, M. Brinkmann ne néglige pas de
faire entrer en ligne de compte, à côté de cette
poésie savante des moines et prélats humanistes,
la poésie latine des goliards.
Il conviendrait peut-être de rapprocher de ces
deux explications par le latin (latin antique, la-
tin médiéval) l'opinion de M. Rodrigues Lapa.
Cet érudit portugais s'inspire des travaux ré-
cents sur des problèmes de rythmique et de
musique au moyen âge; et il croit pouvoir démon-
trer que le schéma métrique et l'élément musical
des plus anciennes compositions des troubadours
furent tirés de l'art liturgique.
La thèse des origines arabes a été défendue
par une série de champions qui s'échelonnent de
Burdach et de Ribera à A. R. Nykl et à Law-
rence Ecker.
Enfin, la dernière explication en date — et
non la moins séduisante, à coup sûr — est celle
de M. Reto R. Bezzola, lequel, au long d'un sa-
vant mémoire qu'a publié le dernier numéro de
Romania (avril 1940) sorti de presse avant la
tourmente, assigne au premier troubadour Guil-
laume IX d'Aquitaine, c'est-à-dire, pour parler
comme les historiens, au facteur individuel un
rôle capital dans l'élaboration de l'idéal courtois.
102 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES
* * *
Entre tant d'opinions, contradictoires parfois,
comment se décider?...
Mais l'erreur ne consisterait-elle pas, précisé-
ment, à vouloir se décider pour l'une seule, à
l'exclusion des autres? Si, de ces différents spé-
cialistes de la littérature provençale, M. Rodri-
gues Lapa nous apparait comme le plus
sympathique, c'est parce que, tout en mettant en
valeur son intéressante découverte sur les origi-
nes « liturgiques » de l'ancienne métrique des
troubadours, il s'efforce de faire accueil dans sa
propre synthèse à toutes sortes d'éléments où
l'on retrouve, judicieusement dosés, le christia-
nisme, la chevalerie, la culture antique, l'apport
des troubadours eux-mêmes, voire cet élément
populaire si cher autrefois à Gaston Paris. Nous
verrons que la liste n'est pas exhaustive; on peut
l'enrichir encore.
En histoire littéraire, comme ailleurs, comme
partout, nous mourons des systèmes fermés, des
boucles que, savamment, l'on boucle, des cons-
tructions rigides qui tout expliquent. Ainsi, ce fut
le péché capital de Joseph Bédier que de préten-
dre appliquer à toutes les chansons de geste sa
théorie des routes de pèlerinage; et ses devanciers
avaient eu tort de ne faire appel qu'aux canti-
lènes; et ceux qui vinrent après lui et qui le com-
battent n'ont pas raison d'insister, exclusivement,
les uns sur les origines latines, les autres sur le
substrat historique. Les cantilènes germaniques,
la poésie latine, l'adjonction aux souvenirs his-
DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 103
toriques d'un élément romanesque ou dramatique,
la collaboration des moines et des jongleurs au-
tour des sanctuaires : aucun de ces facteurs pris
isolément ne suffit à rendre compte de « toute »
l'épopée, de toutes les épopées françaises. Selon
les cas d'espèce, tous ces facteurs conjugués — et
d'autres encore (par exemple, l'élément celtique
dans le Pèlerinage de Charlemagne) — ont pu
concourir, qui plus qui moins, à la formation de
tel climat particulier au sein duquel chacune des
différentes épopées va s'épanouir avec son carac-
tère propre. Et je n'ai pas mentionné le facteur
le plus décisif, peut-être : la personnalité du
poète, du jongleur.
Nous aurions beaucoup fait pour élucider ces
problèmes d'origines si nous avions renoncé, une
fois pour toutes, à la manie d'user d'une seule et
même clef pour tenter d'ouvrir toutes les portes.
* * *
Revenons à la formation de la lyrique courtoise.
C'est M. Rodrigues Lapa, on y insiste, qui a
le mieux saisi la riche complexité du problème,
quand il déclare (in LiçOes de uieraiura ponu-
guesa; época médiéval) : « Toutes les théories
pâtissent d'un même défaut : « l'unilatéralité ».
Toutes veulent réduire un phénomène compliqué
à des lignes extrêmement sommaires ». Pour lui,
il voit, dans la civilisation dont rend témoignage
la poésie des troubadours, un phénomène de syn-
crétisme.
Bien qu'il écarte, pour des raisons assez discu-
104 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES
tables, le facteur arabe, le savant portugais parle
d'or. Dire que la lyrique provençale participe du
caractère de synthèse qu'offre la civilisation du
Midi au XI e siècle, c'est dire qu'il faut élargir en-
core l'explication trop strictement économico-féo-
dale de M. Jeanroy.
Pour notre part, nous ne négligerions aucun
des éléments constituants de ce syncrétisme.
Exception faite pour le facteur permanent, allégué
autrefois par Fauriel, de la beauté du site, de la
mollesse du climat. Ce facteur est, en effet, tout
comme aux différents ciels de Provence, commun
à l'Espagne et à l'Italie : aux rives méditerra-
néennes, depuis toujours, le ciel bleu luit partout
sur les mêmes olivettes...
Mais nous ferions volontiers un retour vers la
lyrique populaire.
Gaston Paris, qui a écrit des pages char-
mantes sur les fêtes de mai en l'honneur de
Vénus, a peut-être eu tort d'appuyer sur les sur-
vivances dans les campagnes des danses païennes.
D'autre part, M. Jeanroy, trop prompt à écarter
d'un revers de la main l'ancienne théorie des ori-
gines populaires, est bien forcé de convenir — nous
avons rappelé ce texte — que 1' « humble et incuHe
chanson d'amour... ne manque à aucun temps et
à aucun pays ».
Au demeurant, la distinction entre sources
savantes et sources populaires me paraît, le plus
souvent, bien oiseuse. La vérité est que toute ex-
pression poétique est, par définition, littéraire :
mais tantôt réaliste, tantôt idéaliste, tantôt gros-
DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 105
sière, tantôt précieuse, tantôt spontanée, tantôt
conventionnelle d'après le milieu et d'après le
goût de son auteur.
La lyrique provençale est « devenue » — je sou-
ligne ce mot — une lyrique raffinée, aristocratique.
De quel droit interdirait-on qu'à côté d'elle ait
vécu une lyrique populaire, pas inculte d'ailleurs,
traditionnelle, dont les échos se perçoivent préci-
sément chez quelques-uns des poètes de la toute
première génération : les jongleurs — et non les
troubadours — Marcabru, Cercamon, et dont le
souvenir revivra dans certains genres plus objec-
tifs et, vers la fin du moyen âge, au Nord de la
France, dans une lyrique embourgeoisée? L'étude
des origines de la lyrique portugaise et sans doute
aussi l'étude des origines de l'école dite « sici-
lienne » renforcent cette opinion qui est la plus
plausible, qui tient compte, en tout cas, plutôt que
du compartimentement artificiel des genres, de la
nature même de la poésie et du tempérament des
poètes.
Il reste qu'avec l'évolution des mœurs et du
goût et de la chanson, la lyrique provençale est
allée du côté du raffinement : pour devenir un pur
divertissement de château. Ce fut la condition de
son art. Mais dans art il y a artifice. La chanson
d'amour en mourra...
Nous pouvons rassembler, maintenant, les élé-
ments de notre synthèse.
1° Le facteur économico-social. — C'est à partir
du X e et surtout vers la deuxième moitié du XI e
siècle que les barons du Midi se mettent à bâtir,
106 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES
à recevoir, à s'habiller, à vivre d'une vie élégante
et facile. La tranquillité, toute relative d'ailleurs,
du pays facilite ce goût du faste et de la monda-
nité. Les Croisades et notamment l'enchantement
de Constantinople y seront bien pour quelque
chose, le mirage oriental. Tout se passe comme
cela se passera pour les barons français de la fin
du moyen âge, à quatre siècles d'intervalle, quand,
au retour des guerres d'Italie, ils rapporteront,
« dans leurs cervelles comme dans leurs fourgons »
(Gustave Lanson), la Renaissance. On n'entasse
plus; c'est mal porté : on prodigue. Pour le plai-
sir, pour le plaisir de jeter l'or par les fenêtres,
après l'avoir serré si longtemps dans les coffres
bardés de fer. C'est alors que les moralistes croient
devoir s'insurger contre la hardiesse des modes —
manches démesurées, chaussures à longs becs —
et contre l'extravagance des chevelures.
Qu'on ne s'y trompe point, cependant : il ne
s'agit pas d'une supériorité culturelle, comme on
dit aujourd'hui, du Midi sur le Nord. Tout au con-
traire. Les érudits, les clercs se trouvent au Nord
de la Loire. Les écoles de la Loire et de Chartres
n'exerceront une timide influence au Midi qu'à
partir de Guillaume III de Poitou (V comme duc
d'Aquitaine), dit le Grand, l'aïeul du premier
troubadour, et qui fait venir à Poitiers, à défaut
de Fulbert de Chartres qui s'est récusé, le disciple
préféré de celui-ci : Hildegaire.
Le Sud oppose au Nord, plus « cléricalisé », une
civilisation toute profane où la facilité des mœurs,
et ceci aussi est à retenir, incline à tous les relâ-
DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 107
chements : on ne compte plus les bâtards; divorces
et répudiations s'étalent au soleil.
2° Les influences cléricales. — Au XII e siècle,
il existait, dans ces cours de la Loire qui commen-
çaient de faire sentir leur rayonnement du côté du
Poitou, une tradition qui remontait aux poètes ca-
rolingiens : les Angilbert, les Théodulfe, les Wala-
frid, les Sedulius, lesquels célébraient volontiers
dans leurs vers latins les princesses et les impéra-
trices dont ils espéraient la protection. A Poitiers
même, cette tradition remontait, par delà les Caro-
lingiens, jusqu'à Fortunat (VI e siècle), qui avait
inauguré la mode des tendres messages poétiques
aux religieuses. Or donc, dès les premières années
du XII e siècle, un Marbode de Rennes, un Hilde-
bert de Lavardin, un Baudri de Bourgueil, gens
d'église plus ou moins mondains, dédient à leur
tour à dec princesses lettrées qui sont, par exemple,
la reine Mathilde (première femme de Henri I er
d'Angleterre), ou Cécile : une moniale, ou Adèle
de Blois (ces deux dernières, filles de Guillaume
le Conquérant) des hommages en vers latins.
Certes, M. Jeanroy a raison de remarquer que
nous sommes encore loin de l'amour courtois à la
provençale; et M. Brinkmann s'abuse étrangement,
il nous abuse, quand il évoque, à ce propos, « les
cours de Minnesinger ». Il reste que cette poésie
cléricale, écrite en vers métriques, ne peut être to-
talement passée sous silence, dès lors qu'on exa-
mine dans son ensemble le problème des origines
de la lyrique courtoise.
Contrairement à l'avis de M. Jeanroy, je serais
108 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES
moins accueillant aux influences de la poésie
goliardique. L'œuvre des goliards, d'ailleurs encore
fort mal connue, est en passe de devenir la tarte
à la crème de l'érudition contemporaine. Mais les
principales pièces conservées, les Carmina Burana
sont du début du XIII e siècle. Sans compter que
cette poésie goliardique est, le plus souvent, d'une
indigence morale et artistique que trahissent des
facéties de ce tonneau : « Jam, dulcis arnica, venito
in cubiculum », ou « Introibo ad altare Bacchi »,
ou « Tument veris ubera », et autres délicatesses...
Mais je n'oublierais pas de rappeler, après
M. Rodrigues Lapa, lequel a repris les études très
poussées de Spanke, de Gennrich, de Ph. A. Bec-
ker, que les formes les plus anciennes, c'est-à-dire
aussi les plus simples de la poésie des troubadours
(du type aaa) dérivent du conductus latin et que
celles, plus compliquées, qui viennent après sem-
blent s'inspirer des modèles hymniques du Tro-
paire de Saint-Martial de Limoges.
3° La culture antique. — Sur ce point nous se-
rons plus bref. Sans doute, la passion-maladie
dont font confidence les élégiaques latins (songez
au titre même du recueil d'Ovide : les Remédia
Amoris) n'a pas grand-chose à voir avec le culte
tout formaliste que le troubadour voue à sa dame.
N'empêche que la connaissance d'Ovide, des mé-
taphores ovidiennes, de l'habitus amoureux ovi-
dien ne saurait être niée. Elle apparaît avec des
motifs comme ceux de la discrétion en amour, du
rêve, etc. Elle sera d'autant plus marquée que le
poète est plus cultivé; et c'est le cas, par exemple,
DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 109
de Folquet de Marseille. Il semble bien, d'ailleurs,
que cette connaissance de l'élégiaque latin ne dé-
passe pas, sauf cas exceptionnels, les passages
des Florilegia lus dans les écoles du moyen âge.
4° La poésie arabe. — Bien que M. Rodrigues
Lapa n'y croie guère, bien que l'on ait abandonné
l'hypothèse qui faisait dériver les formes métriques
de la chanson provençale du zéjel andalou, la thèse
de l'influence arabe ne laisse pas d'être fort sédui-
sante.
Je sais qu'avant le XII e siècle, lés relations
entre le monde musulman et le monde chrétien ont
été plutôt hostiles, en Espagne comme en Orient.
Mais il paraît incontestable, pourtant, que, par
l'intermédiaire des populations chrétiennes de
l'Espagne conquise et de l'Asie musulmane, par les
Juifs, par les prisonniers faits de part et d'autre,
il dut y avoir des échanges « culturels ». Les Croi-
sades auront joué, une fois de plus, un rôle de pre-
mier plan.
Malheureusement, la poésie arabe des X e et XI e
siècles a subi des pertes cruelles; et il devient mal-
aisé, pour ne pas dire impossible, de résoudre un
problème de littérature comparée dont manquent,
d'un côté au moins, les données essentielles. Les
arabisants auraient à exhumer, si ce n'est pas leur
demander la lune bleue, les documents
Contentons-nous de mettre ici l'accent sur la dif-
férence du traitement — une différence énorme —
qui est fait à la femme dans l'Islam et dans la ci-
vilisation chrétienne. Non sans souligner, par con-
tre, en toute honnêteté, que cette domna « au corps
110 OU EN EST LE PROBLÈME DES ORIGINES
tendre, gras et lisse », aux charmes inaccessibles,
que chante le troubadour n'évoque pas trop mal
la belle favorite au harem jaloux de quelque émir
sarrasinois.
C'est surtout chez le poète de cour Ibn Hazm,
vizir du calife de Cordoue, l'auteur du Collier de
la Colombe (vers 1032), qu'est développée cette
conception de l'amour pour une femme qu'on n'a
jamais vue; et l'on trouve aussi chez lui les motifs
de l'amant craintif dans ses exigences, de l'insuc-
cès de la quête amoureuse, voire de la froideur de
la femme aimée. On a, de plus, fait remarquer que
le lausengier (le jaloux) des Provençaux fait pen-
ser au washi des Arabes. Par contre, il n'est trace,
ni chez un Ibn Hazm, ni chez un Ibn Quzmân, du
vasselage amoureux; et le motif de la joy d'amour,
de l'amour qui ennoblit, si décisif chez les trouba-
dours, est à peine attesté chez les Arabes.
Noterons-nous encore, dans la colonne des ar-
guments contra, que pas un mot du vocabulaire
poétique, de la technique musicale n'a passé de
l'arabe dans les langues romanes?
En vérité, l'étude objective de ce problème de
littérature comparée révèle, à maints tournants,
combien il peut être périlleux de se fonder sur des
rapprochements accidentels. Tout est dans tout.
C'est ainsi que le contraste entre la beauté de la
nature, d'une part, et la douleur du poète amou-
reux, d'autre part, date de temps immémoriaux.
Olympio n'a rien inventé, mais il n'a pas eu besoin
de faire le plagiaire... L'attitude de l'amant en
face de la femme aimée engendrera fatalement,
DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 111
dans toutes les littératures quelles qu'elles soient,
des ressemblances.
On avait aussi pensé à l'origine arabe du
senhal masculin (le senhal est un faux nom) pour
désigner la femme aimée. Le subterfuge du signa-
lement conventionnel apparaît déjà dès l'antiquité;
songez aux noms empruntés à la pastorale : Chlo-
ris, ou au grec : Lydia. Mais ce qu'il faut remar-
quer, c'est que les Arabes emploient, depuis le
X e siècle, quand ils parlent de l'amante, exclusive-
ment des formes grammaticales masculines si le
nom de la femme ne figure pas lui-même dans la
phrase. Rien de pareil chez les Provençaux, où le
senhal masculin (Bel Vesi, par exemple) doit re-
monter à la personnification d'une qualité attribuée
à la domna, laquelle est alors identifiée avec cette
qualité. Que si la domna s'appelle, d'aventure, mi
doms (mon seigneur), nous aurions plutôt affaire
à une transposition dans le domaine amoureux des
appellations et usages du vasselage féodal.
5° Le facteur féodal. — M. Jeanroy appuie peut-
être indiscrètement; mais il ne conviendrait pas de
sous-estimer ce facteur.
Pourquoi la poésie des troubadours fixe-t-elle
un de ses principaux motifs d'inspiration sur le
servage amoureux ? pourquoi ?... Pareil stéréo-
type dans le retour de la formule ne peut représen-
ter une image tout à fait fidèle de la vie réelle.
D'un autre côté, tout thème poétique, du moment
qu'il existe, qu'il persiste, suppose un grain de sin-
cérité. Ce grain, la part du réel, ne faudrait-il point
l'aller chercher dans l'assimilation du service
112 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES
amoureux au service féodal? Le troubadour est
l'homme-lige de sa dame, laquelle est son sei-
gneur : son doms, j'y reviens. Et l'on n'a plus qu'à
imaginer, avec M. Jeanroy, le rôle, dans le déve-
loppement de cette poésie de château, des sirvens...
C'est la part de la chevalerie. Et c'est, encore,
une circonstance de milieu, de moment.
6° Le facteur individuel. — Il m'a toujours paru
prépondérant dans la genèse de l'œuvre d'art.
Tous les systèmes, les plus ingénieux soient-ils,
se laisseront uniformément détraquer par ce fa-
meux grain de sable : la personnalité du poète, de
l'artiste, du créateur. Oui, les troubadours se res-
semblent : mais comme ils diffèrent aussi! Quelle
distance entre un Bernart de Ventadour, passionné
et sincère, et ce Bernart Marti, cynique et profiteur!
En abordant ici l'étude du facteur individuel,
nous songeons surtout à ce Guillaume IX d'Aqui-
taine, le premier des chanteurs d'amour. L'étude
à la fois historique, psychologique et littéraire que
vient de lui consacrer M. Reto R. Bezzola offre un
bien joli démenti à cette assertion de Jeanroy :
« De ce poète à double face..., quel était le véri-
table visage? Je ne m'attarderai pas à cette recher-
che, qui aurait peu de chances d'aboutir ».
Avant de suivre M. Bezzola dans son élégante
hypothèse, faisons remarquer que le facteur indi-
viduel n'élimine pas, il s'en faut, le jeu des cir-
constances de temps et de milieu. Nous allons, au
contraire, passer en revue les différents facteurs
examinés jusqu'ici; et nous montrerons que cha-
DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 113
cun, tantôt plus, tantôt moins, doit avoir joué, peut
avoir joué dans le chef de Guillaume IX.
a) Le facteur économico-social. — Successeur
d'une brillante lignée de comtes de Poitou et ducs
d'Aquitaine (Guillaume est VII e comme comte de
Poitiers, IX e comme duc d'Aquitaine), le premier
troubadour, après une Croisade assez malheureuse
en Terre sainte (mars 1101 — octobre 1102), pas-
sera ses dernières années — il devait mourir, le
10 février 1126, âgé de 54 ans — au sein de la
prospérité. Fastueux, prodigue même (« cum esset
in expensis profusior », dit un chroniqueur), il va
de noces en festins et d'aventures galantes en au-
tres aventures (« erat nempe vehemens amator
fœminarum »), toujours prêt à chanter sur le mode
gaillard de plaisantes facéties. Nous sommes
bien dans ce climat, évoqué tout à l'heure, où la
richesse favorise toute licence.
b) Les influences cléricales. — Si les relations
de Guillaume avec l'Eglise furent en général très
tendues (excommunié par Pierre II, évêque de
Poitiers, qu'il fit du reste jeter en prison, il eut
avec l'évêque d'Angoulême, à cause de sa liaison
coupable avec la vicomtesse de Châtellerault, une
scène de violence, d'autres démêlés tout aussi vio-
lents avec les évêques de Limoges et de Saintes),
il n'en est pas moins vrai que le duc connaît les
prélats-poètes de la Loire. Il devait même redouter
leur concurrence auprès des nobles dames, puis-
qu'on trouve chez lui, pour la première fois sans
doute, l'invective qui deviendra classique au moyen
âge contre la femme qui « fait un grand péché
114 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES
mortel en n'aimant pas un loyal chevalier, mais un
moine ou un clerc ». „
D'autre part, Guillaume est l'abbe laïque de
Saint-Martial de Limoges, dont il doit connaître
le Tropaire, si l'on s'en rapporte à l'évolution stro-
phique de ses propres poèmes.
Dans l'hypothèse où il aura entendu chanter des
compositions goliardiques, ce qui est difficile a
prouver vu l'absence de textes datés de cette épo-
que, il aura dû être plus que d'autres sensible a
leur hardiesse.
c) La culture antique. — Le duc connaît Ovide,
sinon dans le texte, du moins dans les motifs du
gardador, de la discrétion en amour, de / obediensa
courtoise. ,
d) La poésie arabe. — Le croise de 1101 n aura
pas rapporté d'Orient rien que des souvenirs mili-
taires. Il e*t significatif, en tout cas, de noter que
le premier troubadour ne commence de chanter
qu'au retour de Jérusalem.
e) Le jacteur féodal. - On aurait mauvaise
grâce d'insister : nul plus que ce grand seigneur
n'incarne le type du baron du moyen âge.
* * *
La thèse de M. Bezzola — revenons-y — a le
vif mérite de partir de l'étude du texte.
Tous ceux qui ont examiné les poésies de Guil-
laume IX ont été frappés par le changement de ton
qui se marque à partir d'un certain moment C est
ce qui avait fait dire à Pio Rajna : « il poetabi-
fronte ». « Tournons la page », convient lui-même
DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 115
M. Jcanroy, lequel finit d'analyser les premières
chansons, cyniques et fanfaronnes : « nous lirons
des vers tendres et délicats, d'une décence presque
irréprochable, et faits évidemment pour un autre
public » (c'est moi qui souligne).
Et il est vrai, en effet, qu'il y a un monde entre
la chanson III, par exemple (Companho tant ai
aguîz d'avols conres), qui défie l'analyse même la
plus voilée, et cette étonnante chanson IV dont la
6 e strophe suppose déjà tout l'idéal de l'inaccessi-
ble domna (Ane non lavi e am la fort...). Que
dire alors d'une chanson comme la chanson VII,
qui, née sous le signe déjà conventionnel d'une
entrée du printemps, va développer le thème de la
courtoisie au service de l'amour et de la dame? de
la chanson VIII, où l'amoureux proteste de sa fi-
délité immuable, où il compare cette fidélité à celle
du vassal envers son seigneur? de la fameuse chan-
son IX, surtout (Moût jauzens me prent en amar),
qui est l'exaltation toute mystique du thème de la
joie d'amour?...
Or cette étonnante métamorphose, M. Bezzola
va l'expliquer le plus naturellement du monde : par
l'effet du contre-coup que dut exercer sur Guil-
laume la prédication de Robert d'Abrissel.
Qui est Robert d'Abrissel? Un ascète breton,
sorte de Raspoutine — les vices en moins — des
dernières années du XI e siècle. Dans ses prédica-
tions, il aimait à se déclarer l'ennemi des adul-
tères et de toute luxure. Vers 1100-1101, il fonde,
dans la vallée de Fontevrault (Maine-et-Loire),
au nord de Poitiers, des communautés où les fem-
mes sont en majorité. Robert d'Abrissel se targue,
116 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES
d'ailleurs, de convertir surtout leo femmes. Au soir
de sa carrière apostolique, il déclarera, d'après sa
Vita, auctore Andréa, que tout ce qu'il a entrepris,
il l'a entrepris « pour les religieuses ». Et cette
glorification de la femme a, il faut bien le dire,
quelque chose d'inouï à l'époque. Qui plus est, pour
gouverner la Congrégation de Fontevrault, les
couvents de nonnes et de moines, le fondateur
fera choix, non d'un abbé, mais d'une abbesse; or
cette abbesse sera une « femme mariée » (rappe-
lons-nous que la domna de la lyrique courtoise
est, par définition, mariée elle aussi), symbole de
Marie, mère de Jésus, à laquelle devaient obéir
tous les premiers fidèles, y compiis Jean l'Evangé-
liste.
Fontevrault connut un succès sans précédent,
surtout dans la société aristocratique. S'y rendirent
en foule les beautés les plus fameuses du siècle,
les plus nobles dames, voire d'illustres pécheres-
ses : comme Bertrade de Montfort, l'ex-maîtresse
du roi Philippe I er . Parmi les adeptes de Robert
d'Arbrissel, il faut citer les deux épouses succes-
sives de Guillaume IX : Ermengarde et Philippa;
la seconde prit le voile en même temps que la fille
qu'elle avait eue du duc : Audéarde. Il paraît
impossible que Guillaume n'ait pas été ébranlé par
ces événements. D'autant, nous le savons, que Ro-
bert d'Arbrissel exerçait sur son entourage immé-
diat, par l'entremise, entre autres, d'un certain
Fouchier, une influence indéniable.
Au début, le duc essaie de crâner. Il couvre de
ses sarcasmes — c'est l'ère des chansons cyniques
— les Fontevristes; il raille les femmes qui se lais-
DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 117
sent courtiser par les clercs, ce qui est déjà une
façon d'accuser le coup. Puis, un revirement se
fait en lui. Non qu'il se déclare prêt à rendre les
armes : bien au^contraire. Il veut, simplement,
battre « la concurrence » sur son propre terrain.
C'est alors que — « conception géniale », dit M.
Bezzola; et nous serions assez disposé à sous-
crire à cette afirmation — au culte tout ascétique
de Fontevrault le premier troubadour opposera le
thème de la dame inspiratrice de courtoisie, de
toute vertu.
La thèse est, ici, à peine esquissée. Développée
comme il se doit, elle emporte notre adhésion.
Ainsi donc, le facteur individuel — s'il s'ajoute,
bien entendu, aux circonstances de milieu et de
temps — rend compte de tout. Il élucide même un
problème que ni Jeanroy, ni Rajna, ni les autres
n'avaient résolu, eux qui étaient amenés, en pré-
sence de la perfection du formulaire amoureux de
Guillaume, à supposer au « premier troubadour »
connu une lignée de prédécesseurs. Pio Rajna fai-
sait volontiers allusion à deux passages (chanson
VI et chanson VII) où le poète aurait vanté l'art
de son atelier, la mesure et la mélodie de ses stro-
phes. Mais rien n'indique que Guillaume ait été
devancé dans la voie qu'il vient de se tracer; et ces
strophes, ne conviendrait-il pas de les traduire,
tout uniment : « Je suis aussi capable que vos
clercs de faire des vers réguliers et bien chan-
tants»? Ce qui nous ramènerait à l'antagonisme
allégué plus haut.
Pour le surplus, cette longue discussion touchant
1 f8 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES
le problème des origines de la lyrique provençale
n'a d'autre mérite que de nous faire toucher du
doigt, avec la complexité des problèmes, le danger
des solutions simplistes. Paraphrasant M. Bezzola,
je dirais volontiers : Ni la poésie classique de
l'antiquité, ni les compositions des capellani de la
Loire, ni les productions goliardiques, ni la poésie
arabe n'offrent le modèle de la poésie des trouba-
dours. Les éléments qui leur sont communs avec
celle-ci sont nombreux; elles lui en ont certaine-
ment fourni quelques-uns. Mais aucune de ces
sources n'aurait suffi à produire cette image de
la domna lointaine et désirée. Cette image est née
au Sud-Ouest de la France, aux environs de l'an
1100, la complicité aidant du milieu social, par
l'intuition géniale d'un authentique poète qui, en
réaction dépitée contre l'ascétisme contagieux de
Fontevrault, eut le don d'exprimer les aspirations
d'une société courtoise, consciente des valeurs
spirituelles qu'elle pouvait créer, une fois délivrée
de la tutelle de l'Eglise.
Cette explication, j'en conviens, ne lève pas en-
core les derniers doutes. Mais, du point de vue
historique et du point de vue psychologique, elle
est de l'origine de la chanson provençale la plus
parfaite « actualisation ». Préparée par toutes les
influences dont il a été fait état, la lyrique cour-
toise devient ainsi l'expression « actuelle » du
sentiment amoureux, au début du XII e siècle, dans
le Midi. Ce sentiment lui-même est vieux comme
le monde. Mais à cette époque et dans ce milieu,
les événements historiques aidant de l'institution
de la chevalerie et des Croisades d'Espagne et
DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 119
d'Orient, le fait économique s'y ajoutant de la dou-
ceur de vivre au sein de la richesse, les influences,
aussi, se faisant sentir de la littérature classique et
de la poésie latine du moyen âge, il est naturel que,
pour le grand amoureux et le grand féodal que fut
Guillaume IX, la chanson d'amour ait pris telle
forme; car son meilleur mérite réside, plutôt que
dans l'esprit, dans la forme : dans « les formes ».
LES SOURCES ITALIENNES DE LA
LEGENDE DE TANNHAUSER
La légende de Tannhàuser, telle qu'elle nous a
été rapportée par ce « lied » allemand du XVI e
siècle qui semblait à Henri Heine le plus beau dia-
logue d'amour après celui du Cantique des canti-
ques, n'est pas une légende spécifiquement germa-
nique.
Richard Wagner en a fait l'argument du drame
lyrique bien connu; il a repris à un autre poème
allemand, plus ancien de trois siècles : la Dispute
poétique de la Wartburg, quelques épisodes du
premier et du troisième acte et le second acte tout
entier. Chez Wagner, le contraste entre l'amour
idéal et l'amour charnel, qui dans le vieux « lied »
avait une tout autre forme, prend esprit et corps,
non seulement dans le personnage de Tannhàuser,
mais aussi dans celui de Vénus et dans celui d'Eli-
sabeth : dans la déesse de l'amour qui a séduit,
au fond de la caverne de la montagne, le chanteur
passionné; et dans la sainte qui, sacrifiant à Dieu
son propre amour pour le réprouvé, rachète enfin
celui-ci et le sauve. Mais la légende, si elle en ac-
quiert un intérêt et une force dramatique étranges,
y perd sous le rapport de la pureté. Revenons à
notre récit du XVI e siècle.
DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 121
Tannhauser est donc entré dans la montagne
de Vénus, et il y a passé une année pleine de dé-
lices; mais voici qu'il se rend compte de son état
de péché : il veut sortir et aller demander pardon
au pape. La déesse lui refuse le congé qu'il de-
mande : « Pense à ma bouche rouge qui rit à toute
heure du jour... » Pourtant, elle finit par consen-
tir à le laisser partir; mais elle lui recommande de
célébrer partout ses louanges et « de se tenir
éloigné de tout qui est chenu ». Et Tannhauser
s'en va à Rome, se confesser au pape Urbain IV.
Il est tout prêt à toutes les pénitences. Or voici que
le pontife, montrant son bâton pastoral, lui dit du-
rement que le pécheur ne peut être pardonné avant
que ce bâton n'ait refleuri. Le chevalier se déses-
père : « O Marie, ma Mère, ô Vierge pure, il me
faut donc me séparer de toi!...» Et Tannhauser
s'en retournera à la montagne de Dame Vénus,
pour sa perdition éternelle. Prodige! Trois jours
plus tard, le bâton du pape a reverdi, manifestant
ainsi la volonté de Dieu que tout acte de repentir
mérite le pardon. Mais quelles que soient les re-
cherches entreprises sur l'ordre du pontife, du
chevalier on ne retrouve plus trace; c'est pourquoi
le pape Urbain IV en personne sera damné, à son
tour, pour l'éternité.
Telle est la légende allemande.
De cette légende, nous n'avons pas, en Alle-
magne, le moindre vestige avant le poème de
Hermann von Sachsenheim sur le Venusberg,
poème composé en 1453. Quant à l'épisode spéci-
fiquement germanique du bâton qui refleurit, il
n'apparaît que trente ans plus tard, dans le récit
122 LES SOURCES ITALIENNES
du Dominicain Félix Faber. En fait, cet épisode
manque à la légende italienne de la Sibylle, lé-
gende qui correspond assez exactement à celle de
Vénus et de Tannhàuser, avec, en plus, quelques
détails « italiques ». De cette légende d'Italie, nous
possédons une version antérieure d'un demi-siècle
au poème de Sachsenheim : dans le Guerin Mes-
chino, d'Andréa da Barberino.
Guerin Meschino est un roman que lisent encore
aujourd'hui, avec ferveur, les paysans d'Italie : à
cause de toutes les merveilles qui y sont contées,
et surtout à cause des prodigieuses aventures que
le Meschino eut avec l'enchanteresse Alcine, dans
la grotte de Norcia. Cette ascension de Guerino à
la montagne de la Sibylle, au-dessus de Norcia,
notre excellent messer Andréa ne l'avait pas ima-
ginée de toutes pièces. C'est que, dans la région des
Monts Sibyllins, entre Norcia et Ascoli Piceno,
courait le bruit, de son temps déjà, que la Sibylle
avait, dans une grotte située tout au sommet de la
montagne, son royaume plein d'enchantements,
avec des salles dorées aux portes de métal et aux
lambris de pierres précieuses, royaume tout peuplé
de belles femmes et de gentils cavaliers, royaume
où l'on ne pouvait séjourner au delà d'une année,
sous peine de n'en jamais plus sortir, sinon pour
la damnation éternelle, le jour du jugement. Les
indices ne manquaient pas de l'origine infernale de
ce « paradis » : et c'est ainsi que, d'après la lé-
gende, chaque semaine, toutes les habitantes et la
reine elle-même étaient converties en serpents ou
en autres animaux venimeux, quitte à sortir de ces
DE LA LEGENDE DE TANNHAUgER 123
métamorphoses plus belles et plus séduisantes
qu'auparavant.
Andréa da Barberino a raconté comment un
aventurier, Guerino dit /'/ Meschino, en quête de
son père, se mit en tête de consulter la prophétesse
qui habitait la montagne de Norcia. Bien que tous
prétendissent l'en empêcher, Guerino persista dans
son dessein. Cette prophétesse avait, au témoi-
gnage de messer Andréa, « le teint des plus suaves,
des formes affriolantes, un langage fascinant ». Il
ne lui fallut pas longtemps pour séduire le visiteur.
« Il l'accompagna jusqu'à son lit », continue le nar-
rateur; « et tandis qu'elle était couchée auprès de
lui, elle pensait au moyen de le précipiter dans le
péché. Et vraiment, Guerino, en la voyant toute
proche, si belle et si voluptueuse, sentit s'enflam-
mer son cœur et ses sens...» Que va-t-il arriver?
Tout simplement ceci : que Guerino, cavalier plein
de foi, résiste à toutes les tentations de son désir et
les repousse toutes. Le pape devra donc bien lui
pardonner, puisque, s'il a fait montre d'une témé-
rité coupable, l'aventureux s'est cependant gardé
pur, même dans des circonstances où il eût été
presque naturel qu'il succombât.
Quelques années après le récit d'Andréa da Bar-
berino, soit le 18 mai 1420, un écuyer français,
Antoine de La Sale, grand aventurier devant l'E-
ternel, fit à la Sibilla, non par la route occidentale
(Norcia-Castelluccio-Balzo Borghese), suivie par
Guerino, mais par la route de l'Est ou du versant
adriatique (Montemonaco-Collina), une visite mé-
morable. Devenu plus tard précepteur de Jean de
Calabre, fils du bon roi René, le vieux courtisan
124 LES SOURCES ITALIENNES
devait écrire, à la requête de la duchesse Agnès de
Bourbon, belle-mère de son élève, une relation fort
i plaisante de son voyage sur l'Apennin.
Le texte du voyage d'Antoine de La Sale à la
Sibilla nous a été conservé dans deux manuscrits :
l'un se trouve à la Bibliothèque Royale de Bruxel-
les; l'autre, dédié à Agnès de Bourbon, repose dans
la riche « librairie » du Musée Condé, à Chantilly.
Ce dernier codex, orné de miniatures, outre qu'il
présente tous les caractères d'un original, se si-
gnale par une particularité du plus vif intérêt. Une
double carte géographique — ou plutôt un double
dessin rehaussé de couleurs — nous montre, d'une
part, « le mont du lac de la reine Sibille que aul-
cuns disent le lac de Pilate », c'est-à-dire le Vet-
tore, d'autre part, « le mont de la reine Sibille •»,
avec l'entrée de la grotte, le pertuis qui donne la
lumière et le sentier en lacets qui, de Montemonaco,
en passant par le hameau de Collina, conduit jus-
que sous la « couronne » de la montagne.
Ce précieux document, cinq fois centenaire, fut
pour moi d'autant plus plein d'attrait que Gaston
Paris, l'éminent romaniste français, parti de Spo-
lète, en 1897, pour aller visiter la grotte, n'était
pas arrivé à son but. Ainsi donc, je serais le pre-
mier étranger à avoir refait, sur les traces du
voyageur du XV e siècle, la promenade fameuse.
Effectivement, le 26 août 1929, je pouvais con-
templer, du haut de l'échiné d'un petit âne brun,
les jeux de la nebbia sur les pentes de l'Apennin...
* * *
DE LA LEGENDE DE TANNHAUgER 125
Montemonaco, avec ses façades brûlées par le
soleil, sa couleur ocrée, fait penser à la tunique
d'un Franciscain. Le moteur vrombit à l'altitude de
mille mètres. Il y a un café dans ce petit village
de montagne, une pharmacie, une agence de sel
et de tabac. Plus bas, sur une vitrine, je déchiffre :
« tailleur et barbier ». De fait, dans un coin de la
boutique, on aperçoit le personnage qui cumule les
deux métiers : il coud, jambes croisées, en équili-
bre sur une table, tout en attendant le moment de
savonner le client à la barbe dure de plusieurs
jours.
La route principale conduit au point culminant
du pays. Ici se dressent, dominant une large es-
planade, les vestiges de l'antique forteresse. Juste
au centre, le mur s'est écroulé sur tout un pan. Il
s'est ainsi formé comme une ouverture très vaste,
en guise de proscenium, avec, pour portants, deux
pierres restées debout et taillées le plus réguliè-
rement du monde. Et derrière, comme à rideau
levé, s'aperçoivent les montagnes : celle de la Si-
bylle au milieu, le Vettore et le Priore sur les
côtés.
L'aspect de ces montagnes vous serre le cœur;
le silence d'alentour, on dirait qu'il vous paralyse.
Voilà donc, tout là-haut, ce mont de la Sibylle;
voilà le Vettore, avec le lac de Pilate! C'est là-haut
qu'ont surgi les cultes antiques et les légendes!...
Nous partirons à la découverte du mystère.
Mon guide m'avertit qu'en montagne, il ne faut
jamais se hâter.
— Chi va piano, va sano, lui dis-je.
126 LES SOURCES ITALIENNES
— C'est bien juste :... e va lontano, achève le
montagnard.
Nos mulets d'escorte, qui nous accompagnent,
font dégringoler les pierres du sentier. Et il me
semble que ce roulement de chute, aide à l'ascen-
sion : comme si la montagne se désagrégeait sous
nos pieds, comme si cédait la résistance de la
déesse. J'ai dans ma poche le texte d'Antoine de
La Sale; car je veux contrôler toutes les indications
topographiques du manuscrit de Chantilly.
Après de longs efforts, nous sommes arrivés au
pied de la « couronne »-. La Sale dit qu'il s'agit
d'une roche haute de cinq mètres environ, « taillée
dans la montagne sur tout le pourtour ». C'est
exact. Vue de loin, cette couronne peut donner
l'impression d'une forteresse, voire d'un temple.
Certes, tout ceci est fort caractéristique; et l'on ne
peut croire qu'il s'agisse d'une formation natu-
relle : pareille masse qui écrase la montagne en
forme de coupole a dû frapper l'imagination. Nous
rampons maintenant sur un sentier difficile.
Comme il n'est pas possible de conduire les mu-
lets plus avant, nous les avons laissés en pâture
dans un petit pré. Pour franchir le passage de la
couronne, il faut s'aider des mains et des pieds,
certaines pierres semblant disposées tout exprès,
à la façon d'un escalier. « Ce passage, raconte
Antoine de La Sale, est bien suffisant à remplir
de terreur le plus brave des mortels; car si, par
mégarde, le pied lui manquait, personne, hormis
Dieu, ne le pourrait sauver ».
Et voici la grotte...
Antoine de La Sale raconte comment il a péné-
DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 127
tré dans cette mystérieuse caverne. Par une ouver-
ture en forme de triangle, il entra dans une
chambre intérieure autour de laquelle courait un
banc taillé dans la roche; et il eut l'occasion de
jeter les yeux sur l'entrée d'un corridor souterrain,
obstrué par un amas de pierres. Il n'a rien vu d'au-
tre; et il se garde bien d'ajouter foi au récit d'un
prêtre un peu fou, messer Don Antonio Fumato,
lequel jurait son grand serment avoir pénétré à
l'intérieur du corridor, jusqu'à un torrent qui se
précipitait dans un gouffre et jusqu'à certaine
porte merveilleuse qui ne cessait de s'ouvrir et de
se fermer jour et nuit; de même Antoine ne fait
aucun crédit aux témoignages de quelques jeunes
gens de Montemonaco qui lui ont assuré avoir
poussé jusqu'à un endroit où soufflait un vent si
terrible que nulle force humaine n'aurait pu y ré-
sister. Mais La Sale nous a laissé le souvenir d'une
inscription gravée à l'entrée de la grotte : « Her
Hans Wan Banborg intravit », inscription qui
montre que l'endroit était connu et fréquenté par
les Allemands. Allemand était ce médecin qui de-
mandait au futur pape Pie II des nouvelles du
Mont de la Sibylle; allemand cet Arnold de
Harff, patricien de Cologne, qui, en 1497, voulut
gravir la montagne dont il avait entendu parler
dans son pays comme étant la montagne de Vénus.
De quoi je conclus qu'une chose au moins est hors
de conteste : à savoir que les Allemands eux-mê-
mes, avant le fameux « lied », plaçaient le Venus-
berg en Italie, dans le voismage de Norcia,
confondant ainsi Vénus avec la Sibylle; d'autre
part, jusqu'à cette époque, aucun endroit en Aile-
128 LES SOURCES ITALIENNES
magne n'avait encore été baptisé ni du nom de
Vénus, ni de celui de la Sibylle.
Pour retourner à mon expédition, je ne vis rien,
dès le seuil, de fort extraordinaire : ce n'était là
qu'une excavation dans la montagne. Sur la pierre
en forme d'architrave qui surplombe l'entrée,
quelques traces, rongées par l'humidité, de lettres
entaillées. Le souterrain, qui m'intéressait le plus,
était obstrué : le paradis fermé...
Mais, l'année suivante, j'eus l'occasion de faire,
en compagnie de quelques amis italiens, entre le
15 et le 18 août 1930, une seconde visite, plus fruc-
tueuse, à la grotte de l'Apennin. Notre petite troupe
avait quitté Norcia dans la matinée du 15 août.
Le 16, nous nous trouvions dans un campement
de bergers, à l'altitude de 1800 mètres. Le 19 au
matin, nous atteignions la grotte, vers les 8 heures.
Quelle paix autour de la Sibylle, dans le voisinage
du paradis!...
La caverne était sens dessus dessous. De récents
travaux d'exploration en avaient complètement
modifié l'habitus. Masquée l'ouverture du sou-
terrain. On distinguait quelques amas de pierres
gluantes. Les fouilleurs inexpérimentés, vu la peine
qu'ils s'étaient donnée, auraient peut-être réussi
à découvrir quelque chose si, au lieu de prendre
une mauvaise direction, ils avaient suivi avec plus
de confiance le tracé de l'antique terrier. Un gros
quartier de roche, que des bergers superstitieux
avaient fait rouler autrefois devant l'ouverture, se
trouvait complètement mis à nu; son aspect n'était
pas celui d'une pierre de rapport.
Mes compagnons et moi, nous commençâmes
DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 129
à déblayer le terreau tout autour de la grosse
pierre. Et bientôt, en bas, vers la gauche, nous
découvrîmes le souterrain. Après une heure d'ef-
forts, nous avions pratiqué une ouverture profonde
d'environ deux mètres. Le vide béait vers l'inté-
rieur. Moi-même, m'aidant d'une torche, j'aperçus
distinctement, tout au fond de notre excavation, le
gouffre. Un d'entre nous crut même déceler un
léger courant d'air en provenance de l'intérieur.
Illusion?... Pourtant, celui qui affirmait ce détail
a l'habitude des travaux de l'espèce.
Afin de mieux nous rendre compte de la réalité,
nous songeâmes à lier une pierre à l'extrémité
d'une corde : notre intention était de pousser cette
pierre dans le vide, pour mesurer la profondeur
du gouffre. Une première pierre n'était pas assez
peante pour tendre la sonde. Une seconde, de
dimension plus respectable, n'entrait pas bien;
nous la poussâmes, croyant vaincre la résistance
du terreau tout autour: hélas! elle s'encastra dans
le boyau, et il ne nous fut plus possible de la faire
bouger... Vu le manque d'instruments idoines, il
nous fallut bien nous convaincre de l'inutilité de
nos efforts, abandonner les fouilles. Et c'est pour-
quoi, un peu mélancoliques, nous reprîmes, bre-
douilles, le chemin du retour.
Je m'excuserais à peine d'avoir fourni tous ces
détails sur les fouilles dans la Grotte de la Sibylle;
car je crois le préambule nécessaire pour qui veut
comprendre ma thèse sur les origines de la légende.
* * *
130 LES SOURCES ITALIENNES
Antoine de La Sale connaît donc la légende de
la Sibylle de Norcia, telle que la lui ont racontée
les montagnards, le 18 mai 1420.
D'autre part, la publication de Guerin Meschino
remonterait à 1409. Ainsi donc, entre les deux ré-
cits la distance est de onze années : délai suffisant
pour qu'une légende chemine et se transforme.
Si l'on compare les deux textes, l'on peut dire
que, dans le Guerino, règne une sorte de simplicité
qui est bien à l'écart de ces complications psycho-
logiques que nous décelons déjà chez La Sale.
Chez ce dernier, en effet, le héros entre dans le
paradis, cède aux séductions de la reine, goûte à
tous les plaisirs qui lui sont offerts; puis il se re-
pent amèrement. Il s'enfuit de la grotte, pour aller
demander pardon au pape; et, désespéré de n'a-
voir pas été absous à la suite d'un regrettable
malentendu, il rentrera définitivement dans la ca-
verne, non sans avoir fait aux bergers de la mon-
tagne l'adieu suivant : « Mes amis, sachez que je
suis un chevalier coupable. Parce que je n'ai pu
sauver la vie de l'âme, je ne veux pas perdre, du
moins, la vie du corps ».
Il y a, c'est trop évident, beaucoup de points de
contact entre les deux narrations. Avant tout, le
cadre, la localisation. La couronne du Monte délia
Sibilla est décrite également par les deux auteurs.
Les deux s'accordent sur ces points : que l'on
entend dans la grotte le bruit d'un fleuve; que s'y
trouvent de grandes portes de métal qui ne cessent
de se fermer et de s'ouvrir; qu'y régnent deux dra-
gons qui semblent vivants et qui sont pourtant arti-
ficiels; qu'on y découvre des salles fantastiques, des
DE LA LEGENDE DE TANNHAUgER 131
fontaines et des jardins enchantés; et que le cava-
lier sort de la grotte en portant dans sa main un
cierge allumé, qu'il n'éteindra que lorsqu'il reverra
la lumière du jour.
On dirait que pareil récit, Barberino l'a entendu
raconter directement de ce peuple de la montagne,
qui est doux et timoré; on dirait d'une histoire
encore toute fraîche, pleine de bon sens. Antoine
de La Sale, par contre, aura dû recueillir la légende
de la bouche de quelqu'un qui était déjà un peu
plus exalté, de quelqu'un qui avait par endroits
la larme à l'œil. Sans doute, la conclusion de son
drame insiste aussi sur la faute du pécheur; mais
il s'en dégage comme un élément de sympathie,
qui imprègne d'ailleurs toute la narration. Au fond,
nous découvrons, chez Antoine de La Sale, le sens
de la piété humaine pour le cas du désespéré.
Dans le Tannhàuser*, la légende a subi d'autres
modifications. Le motif s'est accru d'éléments ly-
riques et religieux. Le poète de l'amour, prisonnier
de Vénus, s'exclame à un moment donné : « Les
jours ne suffisent pas à assouvir mon cœur qui
est demeuré mortel; je veux ma part des luttes de
la terre ». En somme, Tannhâuser réclame la li-
berté de vivre, à cause du besoin qu'il éprouve de
souffrir en ce bas monde. Comme si la vie consis-
tait vraiment dans un perpétuel renouveau des
forces humaines, comme si la vie consistait dans
le heurt des sentiments contradictoires. Ainsi l'hu-
manité du personnage s'est singulièrement com-
pliquée. Il s'évade de la grotte; il demande au pape
son pardon. Et le pape, on se rappelle, se montre
disposé à pardonner, mais à une condition : que
132 LES SOURCES ITALIENNES
sa crosse pastorale se couvre de fleurs et de
fruits. Or comment pourrait se produire ce mi-
racle? Le pape aurait donc voulu dire l'impos-
sible?... Tannhauser, au désespoir, retourne dans
la montagne de Vénus, décidé désormais à se
faire l'éternel cavalier de la reine. Mais il advient
une chose étrange : après trois jours, le bâton du
pape a refleuri comme une plante au mois de mai.
C'est donc que la grâce céleste a été plus grande
que cette indulgence que pouvait concéder le pon-
tife. Las! tout est inutile, parce que Tannhauser
est déjà retourné au lieu de sa perdition, entre les
bras de Dame Vénus...
Telle est, grosso modo, la légende qu'a déve-
loppée Wagner, et qui prend un coloris dramatique
dès le prélude de l'opéra fameux. Nous en sommes
arrivés au concept protestant de la Réforme et de
Martin Luther, lequel part en guerre contre le
dogme de l'infaillibilité pontificale. La légende a
donc épousé l'évolution de la pensée humaine. Elle
s'est renouvelée avec les hommes. Ici aussi, le hé-
ros succombe, comme dans La Sale; mais dans le
moment qu'il succombe, il est comme exalté par
cette force humaine qui le dresse face à toutes les
adversités de la vie.
* * *
Nous voici arrivés au chapitre le plus intéres-
sant : celui qui traite des sources de la fameuse
légende.
Les Allemands, frappés par la ressemblance du
récit italique avec le mythe de Tannhauser, ont
DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 133
soutenu — et d'aucuns soutiennent encore — que
la légende du Venusberg et du chevalier damné,
légende germanique, aurait été importée jusqu'à
la grotte de Norcia par des clercs ou des voyageurs
venant d'Allemagne.
Gaston Paris, le romaniste français allégué
plus haut, défend une opinion contraire : à son
avis, un mythe celtique, d'une origine très reculée,
mythe qui symboliserait notre humaine nostalgie
des félicités éternelles, aurait cristallisé autour du
cas d'un mortel prisonnier de Vénus et que l'amour
de ses frères humains ramène invinciblement vers
les hommes.
Un érudit suisse, Diibi, dans une étude fort
poussée, a voulu démontrer à son tour comment
la légende, qui se serait formée en Italie autour du
Monte délia Sibilla, aurait, par la suite, passé en
Suisse, où l'on en retrouve au moins trois versions
différentes; et ce n'est qu'après cette migration
qu'elle aurait pénétré en Allemagne.
Les travaux les plus récents sur le sujet (on les
doit à la plume du professeur allemand Stephan
Barto), tout en maintenant la thèse de l'origine
germanique, rapprochent le mythe de Tannhâuser
et du Mont de Vénus du cycle énigmatique du
Graal.
M'aidant des résultats de mon double voyage
et des fouilles dans la grotte, je me permets de
présenter un essai de solution neuve.
A mon sentiment, le mythe de la Sibylle doit re^
monter au culte païen de Cybèle, la Magna Mater
des Romains, déesse des montagnes, des lacs, des
fontaines, honorée d'un culte erotique à l'intérieur
134 LES SOURCES ITALIENNES
de la grotte rituelle, sous la couronne symbolique.
Depuis les temps les plus reculés, les sommets
des montagnes ont été considérés comme le siège
et le temple des divinités; et je n'ai qu'à citer les
noms de l'Olympe d'Asie et de l'Olympe de Thes-
salie, de l'un et de l'autre Ida, du Parnasse, du
Pinde, pour que les souvenirs accourent en foule.
D'autre part, les cavernes étaient sacrées : sacrées
parce que mystérieuses et capables de donner ac-
cès à des royaumes d'outre-monde. La Grotte de
la Sibylle a la prérogative fort singulière d'être
située exactement au sommet de la montagne. Et
cette montagne, déjà respectable par son altitude
de plus de deux mille mètres, offre la caractéristi-
que, encore plus étrange, d'apparaître ceinte d'une
couronne, c'est-à-dire d'un symbole hautement
significatif dans toute l'histoire de l'humanité.
Qu'on me dise, maintenant, si ma conjecture est
aventureuse de hasarder que la caverne de la Si-
bylle aurait été le centre d'un culte, bien avant que
le christianisme n'ait étendu son empire sur la ré-
gion.
En attendant que des fouilles moins improvisées
permettent éventuellement d'amener la découverte
d'objets votifs, il me sera bien permis de noter ces
quelques détails curieux.
Tout d'abord, il est reconnu que le culte de Cy-
bèle, introduit de Phrygie à Rome en l'année 204
avant Jésus-Christ, avait pris, à l'époque impériale,
une grande diffusion à travers les régions monta-
gneuses de l'Apennin, et tout particulièrement au
pied des Monts Sibyllins. Je relève deux inscrip-
tions à Osimo et à Teramo, c'est-à-dire au pied
DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 135
du Gran Sasso d'Italia; à Teramo, on a même dé-
couvert une tête de la déesse; et les vestiges du
culte métroaque se retrouvent à Fallerone, exac-
tement au pied du Monte délia Sibilla, s'il faut en
croire le professeur Graillot, l'historiographe de la
Magna Mater. Mais il est d'autres indices non
moins suggestifs.
Cybèle est une déesse couronnée : Cybèle « tur-
rita » ou « turrigera », disent les poètes latins, Ovide
par exemple. Or nous savons que la Grotte de la
Sibylle s'ouvre sous la « couronne » de la monta-
gne.
Cybèle est honorée comme la déesse des eaux,
des lacs et des fontaines. Or nous savons qu'un lac,
dit « le lac de la royne Sibile » dans le manuscrit
de Chantilly, dort sur la montagne, non loin de la
grotte. D'autre part, l'Aso, un torrent rapide, prend
sa source au pied de la Sibilla; et deux fontaines
aux vertus curatives (autre particularité du culte
de Cybèle) étanchent la soif des pasteurs et de
leurs troupeaux, sur les pentes rocheuses.
Antoine de La Sale parle, en 1420, des sièges
« entaillez tout entour ». Pio Rajna, au temps loin-
tain où il avait fait une première visite à la grotte,
croyait avoir retrouvé ces bancs de pierre. Plus
tard du reste, Rajna s'est montré moins affirmatif :
« En fouillant, écrit-il à Gaston Paris, il est vrai-
semblable qu'on retiouverait les sièges tout au-
tour. ».
Pour ce qui regarde le corridor souterrain,
qu'Antoine de La Sale affirme avoir vu et qui don-
nerait de pénétrer au sein même de la montagne,
voici un texte de Vincenzo Frenguelli, un des der-
136 LES SOURCES ITALIENNES
niers explorateurs de la caverne : « Les pics mis en
branle, après deux heures d'ingrate fatigue, nous
apparut comme une architrave de pierre carrée,
disposée dans le sens horizontal et appuyée aux
deux extrémités sur deux autre pierres, verticales,
qui se dressent dans le terreau qui obstrue la ca-
vité, lesquelles pierres ne peuvent pas se confondre
avec les autres auxquelles elles se trouvent ados-
sées, à cause d'une régularité indéniable dans la
taille et dans la forme ». Pourquoi ne pourrions-
nous pas espérer que l'architrave indique l'orifice,
quelque étroit soit-il, qui nous permettrait un jour
d'accéder aux salles secrètes où devaient se célé-
brer les mystères de Cybèle?
* * *
Comment, du culte, sous la couronne, de Cybèle
couronnée, de Cybèle déesse des montagnes, des
grottes, des lacs, des fontaines, de Cybèle honorée
dans la région de l'Apennin, comment serait-on
passé au culte de la Sibylle? C'est la seconde par-
tie de mon argument.
Entre Cybèle et la Sibylle, ïi existe une parenté
mythologique : l'Ida d'Asie, berceau du culte ro-
main de la Magna Mater, est aussi la patrie des
Sibylles, au témoignage de l'historien Pausanias.
En outre, Cybèle a dans ses attributions le don
de prophétie.
D'autre part, la croyance aux Sibylles se révèle
plus vivace dans les centres de dévotion à la Magna
Mater (Pouzzoles, Cumes, Tivoli).
En somme, et pour ne pas allonger le parallèle,
DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 137
les affinités sont nombreuses entre la déesse aux
rites orgiastiques et la prophétesse inspirée.
A quelle époque se sera faite la substitution?
Il n'est pas possible de fixer une date précise.
Peut-être, durant le paganisme; peut-être, après
la conversion à la foi chrétienne des montagnards
du Picenum. A partir d'alors, la Sibylle de Norcia
aura conservé de sa mère Cybèle le caractère
voluptueux, propre aux cultes asiatiques; quant
au caractère prophétique, il lui sera plutôt venu
de la devineresse de Cumes et de l'épopée vir-
gilienne.
Le culte de Cybèle, ravivé par l'empereur Julien
l'Apostat, persistait encore sous le règne de Théo-
dose. Pour ce qui touche le pays de Norcia, nous
savons qu'au lendemain de la prédication apos-
tolique de saint Félicien, évêque de Foligno (en
243), le paganisme releva la tête. L'historien Tre-
bellius Pollion, dans la Vie de Claude II le Go-
thique (vers 268), écrit ce qui suit au sujet de
l'oracle apennin : « Claude, élu empereur, con-
sulta sur son destin futur l'oracle de l'Apennin; et
il en reçut cette réponse : le troisième été te verra
régner sur le Latium. » Bernardo dei Conti di Cam-
pello, dans son Histoire de Spolète, éditée en 1662,
après avoir rappelé que Suétone lui aussi fait men-
tion de l'oracle apennin, relate : « L'empereur
Claude, désireux de connaître l'avenir, avait con-
sulté les oracles qui se rendaient sur l'Apennin et
en avait rapporté des réponses certaines. »
Retenons donc, de cette tradition, que la Sibylle
a pu doubler Cybèle dès l'époque du paganisme.
138 LES SOURCES ITALIENNES
A mon sentiment, l'équation apparaît évidente :
Cybèle égale la Sibylle. J'ai confiance que les
fouilles pourront projeter sur la question une lu-
mière nouvelle. Il faudrait déblayer la caverne,
creuser le souterrain de façon à avoir accès aux
autres grottes intérieures; c'est-à-dire qu'il faudrait
résoudre à coups de pics l'énigme du culte pratiqué
autrefois là^haut sur la montagne...
* * *
Que la tradition soit incertaine en ce qui con-
cerne le nom de cette Sibylle, issue, croyons-nous,
de Cybèle et honorée sous la couronne, j'en trouve
une preuve dans le fait que messer Andréa da
Barberino connaît uniquement la fée Alcine. Voici
le texte de Guerin Meschino : « J'ai entendu dire
que dans le voisinage (de Norcia) se trouve une
enchanteresse nommée Alcine, laquelle prétend que
Dieu aurait arrêté sur elle son choix lorsqu'il s'in-
carna dans le sein de la Vierge Marie; c'est pour-
quoi, à cause de cette absurde prétention, elle est
damnée et considérée comme sorcière ».
Mais, particularité curieuse, Andréa da Barberino
confond la fée Alcine avec la Sibylle de Cumes. A
preuve, ce passage du roman : « Cavalier (c'est la
séductrice qui parle), Enée fut bien plus aimable
que toi, et je le conduisis à travers tout l'Enfer, lui
montrant son père Anchise, ainsi que la race ro-
maine qui devait naître de lui pour fonder la grande
métropole du monde ». Nous voici ramenés
d'Alcine à la Sibylle...
i
DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 139
* * *
Le moment serait venu de dire un mot des
sources littéraires de la légende.
Dans un article d'une sérénité admirable, Arturo
Farinelli, l'illustre comparatiste italien s'insurge
contre « l'insuperbire délie nazioni » (l'orgueil na-
tional) en matière d'influence littéraire. Tous les
peuples jouent leur rôle dans la formation de
l'esprit universel; tous, ils sont appelés à remplir
leur mission de culture. Que la légende de Tann-
hàuser vienne ou non d'Allemagne, l'Allemagne n'a
rien à y gagner... ni à y perdre. Par ailleurs, il
est juste de reconnaître que ce sont les Allemands
qui ont développé avec le plus d'obstination, et
souvent avec le plus de bonheur, ce thème, qui leur
est étranger, de la nostalgie, de l'espérance et du
pardon.
Un fait paraît incontestable : de la légende du
chevalier chez Vénus, nous n'avons en Allemagne
aucune trace avant le poème de Hermann von
Sachsenheim (Diu Môrin), composé, j'y insiste,
en 1453. Relevons en outre que Hermann von
Sachsenheim ne parle pas du pèlerinage à Rome
du cavalier repentant; ce dernier détail apparaît
seulement trente ans plus tard, dans la relation du
Père dominicain Félix Faber. Par contre, Guerin
Meschinq, le roman populaire d'Andréa da Bar-
berino, nous présente, un demi-siècle plus tôt, un
récit complet et cohérent de la fameuse légende.
On peut défendre l'opinion que le récit de Bar-
berino a été composé quelques années avant le
voyage d'Antoine de La Sale.
140 LES SOURCES ITALIENNES
La Sale nous donne, lui, la date exacte de son
expédition : il fut à la grotte, le 18 mai 1420. D'un
autre côté, mes recherches m'ont permis d'établir
qu'Antoine a dû écrire la relation de son aventureux
voyage entre les années 1437 et 1443. La question
se pose : La Sale a-t-il connu Guerin Meschino?
J'ai examiné avec la plus extrême diligence, con-
frontant les textes phrase par phrase, mot après
mot, les deux relations de Barberino et de La Sale.
Les affinités sont notables. Deux particularités —
et deux seulement — distinguent du roman italien
le récit français. D'après La Sale, le chevalier a
péché : il est coupable, si même il se repent. Second
tiait caractéristique : le pape, par crainte de paraî-
tre trop indulgent, a différé le pardon qu'on récla-
mait de lui; ce dernier détail est fort important
pour le développement du thème primitif.
Et maintenant, nous pouvons chercher à déter-
miner quel est ce thème primitif, la Urform, comme
disent les Allemands, de la fameuse légende.
Les légendes médiévales sont nées, pour la plu-
part, chez les peuples qui aiment davantage le
fantastique, habitués qu'ils sont à vivre parmi les
brouillards, sur les côtes d'Ecosse, d'Irlande ou
de Bretagne. Sous ces climats, les légendes appa-
raissent comme un besoin de l'esprit, quelque chose
comme une illusion d'optique. Il est hautement
probable que la légende de la Sibylle, elle aussi, a
une origine celtique. Dans la version originelle, il
doit s'agir du séjour, définitif d'abord, transitoire
ensuite, d'un mortel trop heureux chez une déesse.
Mais l'âme humaine est ainsi faite qu'elle rie s'ar-
rête pas de rêver. Le « lied » court, il vole, il
DE LA LEGENDE DE TANNHAUgER 141
évolue... Et c'est ainsi qu'à peine née, la légende
ne sait où elle ira, ni comment elle va finir, selon
le caprice des peuples qui s'en empareront, selon
les endroits qui la pourront abriter plus ou moins
jalousement. r
L'Eglise, si puissante au moyen âge, s'est em-
parée du thème du mortel admis à la couche de
Vénus, thème dangereux pour la moralité du peuple
chrétien; et l'Eglise moralisera la légende : le
chevalier résiste aux enchantements; et le pape
doit l'absoudre, car il est resté pur.
Telle est la forme de la légende qui aura passé
de France en Italie, en même temps que la matière
de Bretagne : c'est la forme italienne du Guerin
Meschino. Homme de vieille souche, messer Andréa
est heureux de trouver en nous-mêmes un principe
de moralité haute. Barberino raconte que la Sibylle
a mal fini : elle a été reléguée dans la montagne,
où elle sera damnée pour l'éternité. Et voici donc
que la condamnation a frappé la seule vraie cou-
pable : l'enchanteresse...
Le récit de Guerin Meschino, qui a remplacé le
nom traditionnel de Vénus par le nom romanesque
de la fée Alcine, confond les deux aspects de la
déesse souterraine : l'aspect prophétique, puisque
le héros demande des nouvelles précises de son
père; l'aspect erotique, puisque la prophétesse
songe au moyen de le faire tomber dans le péché
de la chair. Probablement, la confusion n'est-elle
pas due à messer Andréa. Et ici, qu'il me soit
permis de reprendre l'hypothèse de Cybèle mère
de la Sibylle. Cybèle est une déesse honorée par
des rites erotiques; la Sibylle détient dans ses attri-
142 LES SOURCES ITALIENNES
butions celle de prévoir l'avenir. L'accord est trop
naturel entre les deux sources d'inspiration.
Je rappelle que, chez La Sale, nous rencontrons
une nouvelle forme de la légende, orthodoxe, clé-
ricale, moralisée : le héros pèche; ensuite, il se
repent; s'il n'est pas pardonné, c'est par suite d'un
malentendu, à cause d'une espèce d'erreur judi-
ciaire. Mais dans la mesure où il est vrai que
l'esprit religieux imprègne toute la littérature
médiévale, nous devons admettre que l'intention
édifiante a la priorité dans le temps. Le refus du
pontife d'absoudre le pécheur, voilà l'élément pos-
térieur, adventice, voilà l'appendice germanique et
surajouté! C'est à la fin seulement, à l'extrême fin
du XV e siècle que les Allemands, qui ont reçu la lé-
gende à travers la Suisse, la transformeront dans
le sens antipapal du Tannhàuser : le pape refuse
l'absolution; mais Dieu est plus miséricordieux, et
son inflexible vicaire sera damné. Nous ne sommes
plus si loin du moine de Wittenberg et des propo-
sitions contre les Indulgences...
La migration doit s'être faite à travers la Suisse.
Le professeur Diibi l'a clairement montré dans
une thèse magistrale. Dubi a retrouvé la version
fort intéressante du chanoine de Zurich : Félix
Hemmerlin, dit Malleolus. Au chapitre XXVI de
son dialogue De nobilitate et rusticitate, composé
entre 1444 et 1445, Hemmerlin parle du Mont de
la Sibylle. Son récit fait le trait d'union entre la
version italienne et le Tannhàuser allemand. Les
DE LA LEGENDE DE TANNHAUgER 143
pèlerins qui s'en étaient allés ad limina, quand
venait le moment de retourner dans leur patrie,
emportaient avec eux les légendes iîaliennes.
De cette migration du Sud vers le Nord, nous
pouvons trouver une preuve supplémentaire dans
la localisation du lac « sibyllin » dit de Pilate en
un autre lac du même nom, près de Lucerne.
Le lac apennin de Pilate se trouve dans le voi-
sinage immédiat de la Grotte de la Sibylle, au pied
du Monte Vettore. C'est un endroit qui ne le cède
pas en renommée à la trop fameuse caverne. An-
ciennement, il s'appelait le lac de Norcia. On l'a
baptisé le lac de Pilate parce que, dit une légende,
lorsqu'eut lieu en Judée le grand événement de la
Crucifixion, les montagnards qui passaient en cet
endroit virent que l'eau du lac rougissait comme
si elle eût été du sang; d'autre part, autour du
lac, germa dorénavant une petite plante dont les
feuilles offrent l'aspect de deux mains réunies par
le dos : les mains du Rédempteur perforées par
les clous.
Une autre légende est encore racontée par La
Sale. Pilate repentant, après la mort du Christ,
devient malade et meurt... Le cadavre est chargé
sur un char que tirent quatre bœufs sans con-
ducteur. Le char chemine, chemine... Jusqu'au lac
de la montagne, où les bœufs se noient, entraînant
la dépouille du procurateur de Judée.
Quoi qu'il en soit, le lac de Pilate a conservé
la renommée d'un lieu maudit. On croyait que des
individus diaboliques s'y rendaient de nuit pour
consacrer leurs livres de magie. Et c'est à partir
de ce moment qu'en Italie — et hors d'Italie —
144 LES SOURCES ITALIENNES
la croyance a couru que toute la région entourant
Norcia était peuplée de fées, cL sorcières, de dé-
mons et de nécromants. Selon les témoignages de
Fazio degli Uberti, dans son Dittamondo; de Pulci
qui a lui-même étudié la nécromancie; de Cellini,
qui aurait voulu visiter Norcia; de Leandro Alberti,
dans sa Descrittione di lutta l'Italia, ce Baedeker
du XVI e siècle. Si nous rappelons que cette région
était proche de la route que parcouraient les pè-
lerins de Rome, nous pouvons imaginer que la
légende de Pilate aura été transportée dans le voi-
sinage de Lucerne, de la même manière que la
légende de la Sibylle aura émigré de sa montagne
de l'Apennin jusqu'au Venusberg...
* * *
Ma démonstration est terminée. A mon sentiment
très net, la légende de Tannhâuser, du chevalier
prisonnier de Vénus, n'est pas une légende alle-
mande, mais elle représente, originellement, la loca-
lisation italienne sur la crête des Monts Sibyllins
d'un thème celtique.
Reste le mystère de la caverne. N'en déplaise
aux incrédules, j'espère pouvoir retourner une
troisième fois sur les lieux. En tant d'autres parties
de l'Italie, on a découvert, on a déblayé des grottes
qui présentent des caractéristiques analogues à
celle de la Sybille; et on les a reconnues comme
temples de cultes mystérieux. Pourquoi la Sibilla,
« ma » Sibilla ne recèlerait-elle pas, à son tour,
dés éléments précieux pour la connaissance de la
littérature?
DE LA LEGENDE DE TANNHAUgER 145
En tout cas, il me plairait de retrouver aux
pentes de la montagne quelques-uns de mes chers
amis italiens.
Un érudit d'Ancône m'a écrit cette anecdote. Il
visitait la montagne, pour tenter de percer le secret
du mythe. Je lui laisse la parole :
« A présent, le guide tire de sa poche un mor-
ceau de papier plié en quatre. Après l'avoir bien
déplié, il se met à l'observer très attentivement,
comme on étudierait une leçon.
— Quel est ce dessin? lui dis-je.
— C'est la fleur du polibastro, répond-il. L'autre
dessin représente encore une fleur : elle s'appelle
le centofoglie.
Je demeure frappé d'admiration. J'ai lu ces deux
noms étranges sur le manuscrit d'Antoine de la
Sale.
— Comment sais-tu tout cela ?
Et lui de chercher à m'expliquer toutes choses,
non sans désinvolture :
— Ce dessin, c'est Desonné qui me l'a envoyé
de Belgique. Je connais Desonné : il est venu ici
plusieurs fois. Et tu dois bien savoir que sur ce
morceau de papier sont dessinées deux fleurs :
deux fleurs qui fleurissaient ici sur la « cou-
ronne », en 1420, et qu'on ne réussit plus à re-
trouver nulle part... J'attends la saison nouvelle
pour faire des recherches. Je regarderai partout.
Je dois les trouver, puisqu'elles étaient ici autre-
fois... »
Les montagnards des Monts Sibyllins sont si
courtois; leur cœur tout plein de simplicité; après
146 LES SOURCES ITALIENNES
la première impression, qui est de défiance, ils
s'ouvrent à une cordialité du meilleur aloi.
Je songe à la Sibylle. Mon regard va, va... Il
escalade les rampes des montagnes, franchit les
précipices...
Sous la couronne de rochers, voici la déesse,
— c'est elle! — inspiratrice nostalgique du plus
beau des songes humains...
L'EVOLUTION DU POEME
CHEVALERESQUE
EN ITALIE
Il est arrivé aux Italiens une singulière disgrâce :
ils manquent de héros épiques — en littérature,
s'entend. Cependant que les Français se recueillent
au tombeau de Roland, que les Espagnols célè-
brent les prouesses d'un. Cid Campeador, tandis
que les Germains, renouvelant les mythes des Eddas
et du Walhalla Scandinave, proposent à l'enthou-
siasme des guerriers à cheveux blonds les exemples
d'un Siegfried, d'une Krimhilde, que la littérature
anglo-saxonne a son Beowulf, seuls, semble-t-il,
de tous les peuples occidentaux, les Italiens n'ont
pas de ces héros fabuleux, plus grands que nature
et dont les coups d'épée sont à la mesure de leur
bras vainqueur. A la différence du Français célébré
par M. Wilmotte, les descendants de Romule n'au-
raient-ils pas la tête épique?
Tel n'est point mon sentiment. L'explication d'un
phénomène, à première vue déconcertant, il nous
la faut chercher ailleurs. La littérature italienne
souffre, dès l'origine, d'une lourde hypothèque, et
qui n'est pas autre chose que la concurrence très
redoutable de la littérature latine.
Rome a donné à l'Europe occidentale, en même
148 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
temps que sa civilisation, ses arcs de triomphe, ses
thermes et ses aqueducs, le code de ses légistes,
Rome nous a légué la langue dont nous sommes
fiers. On appelle romanes ou néo-latines ces dif-
férentes langues — le français, le provençal, le
catalan, l'espagnol, le portugais et, dans l'Est eu-
ropéen, le roumain — qui, concurremment avec
l'italien moderne, prolongent à travers les âges la
langue parlée aux rives du Tibre. Mais pour que
le latin devînt, par exemple, le français, il a fallu
une longue évolution. Nous la suivons, pas à pas,
dans les textes. Nous voyons comment, de proche
en proche, le latin des chancelleries se farcit de
formes empruntées à l'idiome vulgaire. Les Ser-
ments de Strasbourg, vers le milieu du IX e siècle,
sont le premier document linguistique qui nous
atteste que, du latin, est née une langue nouvelle.
Pour lire le premier texte littéraire, il faudra
attendre quelques décades encore. Mais on peut
dire qu'avec la Cantilène de sainte Eulalie, soit vers
le X e siècle, le français est définitivement entré dans
l'histoire des lettres. Dès la fin du XI e siècle, la
Chanson de Roland offre le type achevé du chef-
d'œuvre .épique. Au XII e siècle, la poésie proven-
çale est en plein épanouissement. Un peu plus tard,
c'est le tour de la geste castillane.
Où en est l'Italie? Nulle part. La littérature vul-
gaire, la littérature en langue de si s'est développée
très tardivement, après toutes ses sœurs néo-latines.
C'est un fait capital pour notre propos. Et je
demanderai la permission de m'en expliquer en
quelques mots.
EN ITALIE 149
Le latin a conservé, en Italie, une position de
choix. C'est d'Italie, c'est de Rome qu'il avait pris
son vol triomphal, tel l'aigle qui s'élève à droite
du Capitole. L'idée de Rome plane sur son ber-
ceau et continue de présider à ses destinées. D'où,
cette survivance, cette constance opiniâtre et ma-
gnifique dont il fait preuve à Rome, en Italie, plus
que partout ailleurs. D'autre part, la langue vul-
gaire, issue du latin parlé (qu'on appelle, assez
improprement, le latin vulgaire; car il ne peut
entrer nulle acception péjorative dans cette épi-
thète), est, en Italie, plus proche du latin classique.
Elle en subit, par le fait même, le rigoureux con-
trôle, la tacite sujétion. Comprenez-vous pourquoi
l'italien ait eu tant de peine à s'affirmer, à dégager
son originalité? Le latin était, pour lui, à la fois
modèle et entrave. Il végétait, le pauvre vulgaire,
dans l'ombre du parent riche, tout comme le roseau
s'étiole au pied du chêne. Et voilà comment, alors
que les Provençaux ont fini de donner à l'Europe
les canons d'une lyrique courtoise et raffinée, que
les Français ont bouclé leur cycle épique, que les
Catalans ont entonné leurs goigs, les Portugais
leurs cantigas de amigo, quand les Espagnols
s'enorgueillissent du Poema de Myo Cid, les Ita-
liens en sont encore réduits à pousser, en plein
XIII e siècle, leurs premiers vagissements. Ils n'arri-
veront à la conscience littéraire — au point de vue,
qui nous occupe, de la langue de si — que bien
tard.
Si tard, qu'il n'est plus même permis d'espérer
la floraison d'une littérature épique originale. On
150 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
pourrait dire d'eux qu'ils sont venus trop tard dans
un monde trop neuf...
Et pourtant, le démon de l'aventure, le don d'en-
fance sont à ce point enracinés dans l'imagination
des peuples qu'il leur faut des belles histoires, qu'il
leur faut un héros, n'en fût-il plus au monde. Ces
histoires, ce personnel héroïque, les Italiens, qui ne
pouvaient plus les créer, s'avisèrent de les de-
mander, de les emprunter au voisin. C'est ainsi
que, dès le XII e siècle, le bagage épique, si l'on
peut dire, passe les Alpes.
* * *
L'histoire est fort suggestive de ces migrations
littéraires. C'est tout un cycle héroïque et français
qui, par les routes de pèlerinage vers Rome et les
lieux saints, gagne l'Italie. Au bruissement des
coquilles se mêlent des refrains de laisses épiques.
Charlemagne suit le bourdon.
Les expéditions du grand empereur en Italie
ont, d'ailleurs, laissé des traces même dans l'épopée
française. Dans la Destruction de Rome et dans Fie-
rabras, on retrouve la trame de la chanson de geste
de Balan : Balan, père de Fierabras, s'est emparé
de Rome; Charles le combat. Mêmes survivances
des chroniques d'Italie dans la Chevalerie Vivien.
En l'absence de textes, — pour la plupart per-
dus (n'oublions pas que cette migration était le
fait de jongleurs errants, véritables baladins qui
portaient l'épopée, bien plus que sur le parchemin,
dans leur rude cervelle), — nous avons des docu-
ments figurés qui sont comme autant de témoins
de la diffusion de l'épopée française en Italie.
EN ITALIE 151
Une charte lapidaire découverte à Nepi (petite
ville située à quelque huit lieues de Rome, vers le
nord-ouest) menace du sort de Ganelon — Gane-
lon, le traître du Roland — ceux qui manqueraient
au serment solennel par lequel se sont liés les
patriciens et les consuls de la cité. Or cette charte
de Nepi est de l'année 1131. Retenez bien cette
date. Si l'on admet, en effet, que la Chanson de
Roland date du dernier tiers du XI e siècle, il faut
conclure que, cinquante ans plus taçd, Ganelon est
déjà populaire en Italie au point de donner nais-
sance à un type littéraire : le type du parjure. Si
vous examinez les statues sculptées au portail de
la cathédrale de Vérone (qui est du XII e siècle),
vous y reconnaîtrez sans peine Olivier et Roland;
à moins qu'il ne s'agisse, comme on l'a soutenu
récemment avec des arguments un peu faiblards,
de Guillaume au court nez et de Rainouart au
tinel : dans un cas comme dans l'autre serait attes-
tée, et c'est ce qui nous importe, la popularité, au
XII e siècle, de l'épopée française par delà les Alpes.
Les routes suivies par les chansons de geste
seraient les routes de pèlerinages. C'est sur la route
pèlerine, à Sutri, que l'on vénérait la Grotta d'Or-
lando, berceau rude du paladin; il y avait un Padi-
glione d'Orlando dans l'église San Angelo, à Pé-
rouse; à Rome même, et presque ad limina, un
vicolo étroit portait le nom de Spada d'Orlando.
Il n'est pas que le pèlerinage de Rome. Le poème
d'Otinel (ce jeune héros sarrasin qui finira par
recevoir le baptême) a des rapports avec la route
de pèlerinage de Gênes en Terre Sainte.
Pour en revenir à la transmission des légendes
152 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
épiques en Italie, remarquez que ces légendes, pour
s'acclimater, ont passé par plusieurs étapes. Tout
d'abord, leur langue s'italianise : exemple, le ma-
nuscrit de Venise de la Chanson de Roland. On
aurait tort de croire, d'ailleurs, que la différence
de langue constituât, entre l'Italie du Nord et la
France du Midi, un obstacle infranchissable. Le
latin reste, en Italie, — on ne saurait trop y in-
sister, — la langue des lettrés. Pour ce qui regarde
la langue vulgaire, on hésite... On hésite entre
l'italien, le provençal et le français. Le provençal
est le véhicule de la lyrique courtoise. La litté-
rature française de l'Italie du XIII e siècle est fort
abondante. Qu'il me suffise de rappeler que Bru-
netto Latini (ou Brunet Latin) écrit en français
sa compilation encyclopédique : Le Trésor. C'est
en français que Rusticello (dit Rusticien) de Pise,
dans une cellule génoise, en 1298, translate, sous
la dictée de son compagnon de chaîne Marco Polo,
la relation célèbre des voyages de l'explorateur en
Extrême-Orient. C'est en français que Martino da
Canale, lui-même citoyen de Venise, rédige sa
Chronique des Vénitiens. Je n'en finirais pas d'énu-
mérer toutes les œuvres françaises. Brunet Latin
n'avoue-t-il pas que « cette parleiire (le français)
est plus délitable et plus commune à toutes gens »?
Dante, en latin, dira exactement la même chose;
et il ajoute que le français convient à tous les écrits
qui rentrent dans le genre narratif, comme les lé-
gendes de Troie ou de Rome et les aventures
d'Arthus (le roi Arthur).
Voilà donc, à côté de la concurrence du latin,
la concurrence du français! Comment s'étonner des
EN ITALIE 153
incertitudes de la littérature italienne à ses pre-
mières démarches?... Il est heureux, vraiment,
heureux et merveilleux que, par une attention sin-
gulière de Dame Fortune, Dante se soit levé —
Dante et son génie — pour établir, sur des fonde-
ments aussi mal assurés, la primauté d'une langue
(le florentin) et d'une littérature dans l'enfance.
Cependant, l'usage populaire imposait, de plus
en plus, ce que j'appellerais volontiers 1' « italia-
nisation » des légendes épiques. Et c'est ainsi que
des remanieurs, surtout en Vénétie et à partir du
XIII e siècle, accommodent les exploits de Charle-
magne et de ses preux sous la forme d'une langue
hybride — un italien mâtiné de français — qui a
pris, dans l'histoire des lettres et du genre, le nom
de franco-vénitien. Le chevalier Roland continue
d'y jouer un rôle de premier plan. Nous en
avons la preuve dans le témoignage d'Odofredo,
jurisconsulte de Bologne, mort en 1265, lequel
parle, en latin, du succès des « joculatores qui
cantant de domino Rolando et Olivero ». Que la
vogue de l'épopée aille croissant, c'est ce que con-
firme encore une ordonnance des autorités de Bo-
logne : en 1288, l'édilité se croit obligée de régle-
menter la circulation entravée par les rassem-
blements des auditeurs bénévoles, aux carrefours.
Il faut nous représenter, en effet, ces jongleurs
ambulants sous les traits de nos chanteurs des
cours. Il s'agit bien d'un genre éminemment popu-
laire et dont la diffusion est, avant tout, orale.
Aujourd'hui encore, dans certaines villes ita-
liennes, le cantastorle n'a pas fini d'enchanter son
public. A Florence, sur la place San Lorenzo, que
154 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
de fois me suis-je arrêté pour entendre les récits
du bonhomme! Il commençait par tracer, à même
les larges dalles, un dessin, avec des craies de
couleur. Le dessin devenait la tête d'un Vinci, d'un
Raphaël : souvenir des Uffizzi ou du Pitti proches.
Le peuple s'assemblait, intéressé. Lorsqu'il jugeait
l'assistance convenable, notre cantastorie, se
redressant et préludant sur sa mandoline, se met-
tait à réciter... Je dois dire qu'il récitait plutôt de
Boccace et des maris bernés. Mais le procédé est
resté le même. C'est à des baladins de cette espèce
que font allusion le jurisconsulte Odofredo et les
ordonnances municipales de Bologne.
Je disais tout à l'heure que le comte Roland
avait gardé toute sa séduction chevaleresque. Pour-
tant, c'est autour de la personnalité de Charlemagne
que les chansons franco-vénitiennes concentrent
davantage l'intérêt. Pourquoi donc? Sinon parce
que Charlemagne avait été le restaurateur de 17m-
perium romanum. Son couronnement noëlique,
dans la basilique de Saint-Pierre, l'an 800, de-
meure l'un des grands souvenirs de l'Urbs et de
la péninsule tout entière. L'idée impériale, l'idée
romaine va commander le succès du genre épique
importé de France. Par une conséquence toute
naturelle, l'accent est mis davantage sur le sen-
timent religieux. Alors que l'épopée française était
surtout nationale, que le cantar espagnol était à
la fois national et religieux, la chanson de geste à
l'italienne devient chrétienne, presque uniquement.
C'est pourquoi l'épisode de l'expédition de Charle-
magne en Espagne — véritable croisade avant la
lettre — est particulièrement goûté dans l'Italie du
EN ITALIE !55
Nord. Un Padouan anonyme, doué d'un joli talent
et d'une vive imagination, compose, vers la fin du
XIII e siècle, une Entrée de Spagne, en deux parties;
son œuvre sera reprise et menée à bonne fin par
l'excellent Nicolas de Vérone, le meilleur poète de
toute cette littérature franco-vénitienne, lequel
rime, à son tour, la Prise de Pampelune.
Nous en sommes au second stade : après la
simple adoption des chansons de geste françaises,
leur adaptation en franco-vénitien. Il dut y avoir,
fort probablement, un troisième stade : à savoir,
la transposition de ces textes franco-vénitiens dans
les différents dialectes régionaux. A cette époque,
en effet, l'unification linguistique de la péninsule
est loin d'être complète. Mais nous ne possédons
pas de documents écrits qui nous permettent d'étu-
dier dans le texte une de ces transpositions dia-
lectales. Je répète, d'ailleurs, ce que je disais tout
à l'heure touchant le caractère populaire de cette
littérature : la diffusion s'est faite, surtout, par
voie orale.
Mais à partir d'une certaine époque, de nou-
veaux remanieurs s'emparent de ces différentes
versions italiennes de la matière de France; ils les
développent, les modifient; voire, par toute espèce
de combinaisons ingénieuses des personnages et
des épisodes, ils donnent le jour à des créations
vraiment originales.
C'est le cas du remanieur du ms. XIII de la
Marciana. Il s'agit bien, dans ce Bueve de Hantone,
dans cette Berta dai gran pié, dans ce Karleto,
dans ce Milone e Berta, dans cet Orlandino, dans
cet Ogier et Macaire, d'un véritable rifacimento.
1 56 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
L'auteur manque de goût; il est prolixe et esclave
du vers; c'était, proprement, un popolano; mais
il n'est pas dépourvu de fantaisie; son Macaire a
même de la vivacité.
Dans le même esprit, un certain Odinel remanie
ainsi un Bovo udinese et un Ugo d'Alvergna (que
nous possédons dans deux rédactions franco-
vénitiennes).
Nous avons, de même, pour la légende de Ro-
land, le poème intitulé Spagna in rima, du XIV e ,
que nous retrouverons, abrégé et contrefait, dans
la Rotta di Roncisvalle; la Spagna in rima s'inspire
de l'Entrée de Spagne ainsi que d'un rifacimento
de la Chanson de Roland. Une Spagna in prosa
serait de la fin du XIV e ; elle remonte aussi à
l'Entrée de Spagne et utilise des éléments de la
Spagna in rima.
Enfin, il faut noter que des chansons de geste
françaises ont été copiées par des copistes italiens :
5 mss. d'Aspremont, 3 de Flonmont, un d'Ogier
le Danois, un des Aliscans, un de Fouque de
Candie, un de Gui de Nanteuil. Et nous ne faisons
pas entrer en ligne de compte, dans toute cette
histoire, les œuvres perdues auxquelles renvoient
des compositions plus tardives.
Ce bouillonnement épique qui se manifeste en
Italie bien plus tard que partout ailleurs s'accom-
mode de bien des libertés avec les sources.
Déjà apparaissent plusieurs de ces traits qui
caractériseront le poème chevaleresque de la
Renaissance : séparation des traîtres, des « losen-
giers », des félons : les Manganezi d'avec les
féaux Chiaramontesi; orientaleries; introduction de
EN ITALIE 157
l'élément comique; introduction, aussi, de l'élément
aventureux : déjà dans Berta dai gran pié, dans
Macaire et surtout dans Y Entrée de Spagtie; de
plus, dans YEntrée, nous sommes bien en marche
vers le Roland amoureux, s'il est vrai que le héros
en oublie presque la douce France pour l'amour
de la belle Dionès. D'autre part, l'élément national
se manifeste en la personne de Didier, roi des
Lombards : le héros qui doit incarner le patriotisme
italien; sans compter que Roland en personne n'hé-
sitera pas à mettre son épée et ses hommes d'ar-
mes au service du pape de Rome.
Ce qu'il faut noter surtout, c'est que les con-
ditions mêmes de cette floraison tardive d'une
littérature d'importation ne sont plus du tout les
mêmes qu'ailleurs. La crédibilité a fait place à
une soif de romanesque, au goût du merveilleux.
L'Amour, l'Aventure (avec A majuscule) soufflent
aux poèies de nouveaux épisodes. Galants et belles,
géants et nains, les fées et les monstres accourent
des quatre coins de la caverne aux rêves. Et tandis
que l'expédition de Charlemagne contre les Arabes
d'Espagne continue d'alimenter, pendant tout le
XIV e siècle, la fantaisie des remanieurs aux rebon-
dissements inédits, voici que le roman courtois —
la matière de Bretagne — gagne de plus en plus
les couches profondes.
* * *
Ici, qu'il me soit permis de revenir un peu en
arrière. Pour la clarté de l'exposé, j'ai voulu, en
effet, suivre chronologiquement les progrès de la
158 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
littérature d'inspiration épique et française dans
l'Italie des XII e , XIII e et XIV e siècles. Mais la vie ne
comporte pas de ces classifications schématiques.
Pendant que Charlemagne et Roland et les preux
faisaient la conquête des masses populaires, le
roman courtois, le roman breton s'infiltrait de
préférence dans les couches aristocratiques. Il s'agit
encore d'un phénomène d'expansion française.
A ce propos, rappelons, tout d'abord, que les
légendes de France, comme celle de Tristan et
Iseut, ont passé en Sicile par l'intermédiaire des
Normands ou par des histoires de marins (exem-
ple, la légende d'Arthur); et que, même dans l'Ita-
lie du Nord, ainsi qu'il apparaît chez Bonagiunta
da Lucca, la matière dite bretonne peut fort bien
avoir été introduite par le canal des Provençaux,
à moins qu'il ne s'agisse d'une manifestation, entre
beaucoup d'autres, du rayonnement par toute la
péninsule de l'atmosphère frédéricienne.
Mais nous avons plutôt en vue, maintenant, la
diffusion, par les mêmes routes transalpines qui
virent l'importation de l'épopée française, du
roman courtois à travers les milieux aristocrati-
ques de la vallée du Pô. Et quand nous disons :
romans courtois, nous ne songeons plus seulement
au cycle de la Table ronde, mais aussi à ces
romans byzantins acclimatés en France à la suite
des Croisades, voire à toute une catégorie de
récits de provenance indéterminée ou de pure
invention que nous rangerions sous la rubrique
vague : les romans d'aventure.
EN ITALIE 159
* * *
Aujourd'hui que nous savons que la légende
arthurienne est fort pauvre d'éléments proprement
celtiques, nous n'insisterons pas sur le problème
des origines. Il nous suffira de souligner que,
pour les contemporains et surtout aux yeux des
lectrices de Chrétien de Troyes, les héros de la
Table ronde avaient suscité un monde romanesque
et merveilleux où l'amour et les enchantements
jouaient les grands premiers rôles. Un roman
comme le Chevalier à la charrette ne s'explique
que dans une atmosphère de galanterie. A société
nouvelles, mœurs nouvelles : à mœurs nouvelles,
poètes nouveaux. Ceux-ci — les auteurs fêtés des
romans courtois — vont consacrer toute leur sub-
tilité à des problèmes délicats de casuistique
amoureuse. Pour plaire à leur public mondain, ils
vont mettre, au poing du chevalier, non plus le
gantelet de fer : le gant de velours. Courtois
par sa destination, le roman est courtois par son
objet. Il dépeint une société séduisante, conven-
tionnelle peut-être, idéalisée à coup sûr. Nous
avons affaire au rêve d'un rêve... Tandis que
l'épopée française, uniquement préoccupée de
combats et de chocs de lances, accordait à
l'amour une place insignifiante, voici que l'étude
du cœur, des inquiétudes du cœur, des raffine-
ments du cœur prend le pas sur les descriptions
de batailles. A seule fin de conquérir sa belle, le
chevalier se lancera dans les aventures les plus
folles, les plus extravagantes ; d'où, la part faite
160 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
au merveilleux. Mais ce merveilleux ne sera plus le
merveilleux chrétien. Saint Michel ne descendra
plus des cieux, prêt à recevoir ïe gant d'hommage
lige que lui tend, dans un geste féal, le comte
Roland, les veines du col rompues. L'imagination
du conteur a peuplé le roman courtois de tout un
monde d'enchanteurs et de devins, de fées protec-
trices ou malveillantes, de monstres cornus, ailés,
griffus, crêtes. La belle est dans sa tour : il faut
traverser, avant de parvenir jusqu'à elle, les
enchantements périlleux de la forêt, franchir le
pont fait d'une lame d'épée sur le torrent qui
écume et mugit, abattre les sept têtes de l'hydre.
C'est, on le répète, une autre conception de la vie
et de la littérature.
L'épopée se répandait par la récitation publi-
que, que soutenait un accompagnement musical.
Elle affectait la forme des laisses monorimes, avec
reprises et, très probablement, des espèces de
refrains ; ce qui facilitait le rôle de la mémoire.
C'est la forme rêvée pour les chanteurs de carre-
fours. Au contraire, les romans courtois sont plu-
tôt destinés à la lecture. Que si on les récite, ils
se passent de l'accompagnement musical. Ecrits
en octosyllabes à rimes plates, ils ont cette allure
rapide, aisée, des narrations qui ne visent qu'à
l'agrément.
* * *
Les Italiens vont se passionner, à leur tour, pour
cette littérature courtoise et surtout pour les
EN ITALIE 161
romans de la Table ronde. A l'origine, ce succès
est limité aux couches aristocratiques ; les con-
ditions mêmes de la transmission écrite l'expliquent
à suffisance : le public liseur auquel est destiné le
roman courtois n'est plus ce public fruste et naïf
qui encombrait, au temps d'Odofredo, les places
et les rues de Bologne. Et, d'autre part, la poésie
épique du cycle carolingien continuera de se faire
applaudir. Les deux courants coexistent, voilà
tout ; ils ne se contrarient même pas, à l'origine
du moins, s'il est vrai que les recueillent, que les
accueillent deux couches sociales bien distinctes.
Mais, pour être moins large, la pénétration du
roman courtois n'en fut pas moins profonde.
Pas moins rapide, d'ailleurs.
Nous avons parlé des deux statues « épiques »
du Dôme de Vérone. A l'archivolte de la porte
latérale nord — la Porta délia Pescheria — de la
cathédrale de Modène, au-dessus d'une scène de
combat, se lisent des noms : « Isdernus,, Artus
de Bretania (Arthur), Burmallus (Burmalt), Win-
logee, Mardoc, Carrado (Carradoc), Qalvaginus
(Gauvain), Galvarium, Che (le sénéchal Keu) ».
Des considérations historiques et artistiques ont
permis de dater ces figures d'une année assez pro-
che du milieu du XII e ; ce qui est fort intéressant
pour la diffusion des légendes arthuriennes en
Italie. Dès le XII e siècle, d'ailleurs, les noms
empruntés à la matière de Bretagne sont fré-
quents dans l'onomastique italienne. C'est en
français que, vers 1270-1271, Rusticello de Pise,
déjà allégué à propos de la translation des voyages
162 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
de Marco Polo, résume et combine en son Melia-
dus, de nombreux récits du cycle d'Arthur ; cette
compilation sera, plus tard, traduite en italien.
Pour sortir du cycle arthurien, c'est aussi du
XIII e siècle que date le fragment vénitien qui est
comme un appendice au Roman de Troie, de
Benoît de Sainte-More. Faut-il invoquer, enfin,
l'émouvant témoignage du Chant V de YInferno?
Noi leggevamo un giorno per diletto
Di Lancilotto...
Lancelot du Lac avait baisé Guenièvre sur la
bouche : c'est en lisant Lancelot que Francesca da
Rimini et Paolo Malatesta ont senti le feu de
l'amour s'allumer dans leur sang ; c'est sur le
livre encore ouvert qu'ils ont échangé le premier
baiser, le tremblant baiser, source de leur joie
infinie et de leur souffrance éternelle...
Au XIV e siècle, les peintures des plafonds et
des portes des deux salles du Palazzo Chiara-
monte, à Palerme, exécutées de 1377 à 1380 par
Simone de Corleone et Cecco di Naro, représentent
des sujets empruntés à des œuvres romanesques
du moyen âge, telles que le Tristan ou le conte de
la « gageure » (dans le Cantare di madonna Elena
impératrice).
* * *
Exactement comme pour les poèmes épiques,
l'acclimatation de la matière de Bretagne se fait en
plusieurs étapes.
EN ITALIE 163
Les Italiens ont d'abord lu en français ces
romans courtois. (Un Roman d'Hector, qui est du
XIII e siècle, a même été écrit directement en fran-
çais par un poète italien).
Puis, ils les ont traduits — quitte à les dérimei
— dans les dialectes régionaux : nous possédons
un Tristano vénitien et un Tristano toscan, tous
deux en prose, qui doivent dater de la fin du XIII e
ou du début du XIV e .
Les remaniements du Tristan sont fort signifi-
catifs, à Florence et dans la région toscane. Les
Florentins du XIV e siècle se font une conception
très personnelle du droit individuel et de la liberté
de l'homme en face des lois qui l'oppriment. Cette
conception individualiste, ils la portent jusque dans
leur interprétation de la légende bretonne. Ce qui
les passionne au premier chef, c'est la question de
savoir si — oui ou non — le roi Marc avait le
droit de punir son neveu (il faut savoir que, dans
le Tristano toscan en prose, l'amant de la reine
périt sous la flèche du monarque outragé). Avec
une unanimité frappante et symbolique, les con-
teurs florentins soutiennent que le roi Marc est
dans l'erreur. En effet, Tristan et Iseut ayant bu
sur la barque le philtre magique, leur passion a
quelque chose de fatal et d'inéluctable. Par consé-
quent, elle ne peut, en droit strict, leur être impu-
tée à crime : le meurtre de Tristan apparaît comme
un déni de justice. Il est significatif de constater
ainsi l'accord parfait entre telle conception du
jus personae et le traitement d'un thème légen-
daire.
Un manuscrit florentin du XIV e siècle —
164 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
Tabula ritonda — nous propose toute sorte de
combinaisons nouvelles des récits arthuriens; nous
sommes en plein dans la période des remanieurs.
Mais le rifacimento ne se limite pas au sujet.
Au point de vue de la présentation extérieure, si
les romans français ne sont pas dérimés, ils
subissent une mise en œuvre — pour ne pas dire :
une mise en musique — parfaitement originale.
Pareil traitement métrique vient d'une transforma-
tion, au gré des cantastorie italiens, de la laisse
épique : cette laisse monotéleute a fait place à
Yottava rima. L'ottava rima sera portée par les
virtuoses de la Renaissance à un tel degré de per-
fection qu'il convient de nous y arrêter un instant.
Il s'agit d'une strophe de 8 vers hendécasyllabes:
les plus longs de la métrique italienne ; les 6 pre-
miers sont en rime alternée, les 2 derniers en
rime accouplée : et cela fait le schème abababcc.
Dès le XIV e siècle, j'y reviens, et parallèlement à
l'usage épique, ce mètre allait être appliqué au
roman courtois, par exemple, dans Febresso il
Forte, un roman populaire à l'instar de Gyron le
Courtois ; par exemple, dans Lancilotto.
* * *
Nous sommes au seuil de la Renaissance. Mais,
pour faire le point, il conviendrait de réunir en un
seul fleuve déferlant de France les deux courants
— l'épique, le chevaleresque — qui alimentent la
littérature italienne. D'un côté, l'épopée, répandue
surtout par la tradition orale, débitée sur les pla-
EN ITALIE 165
ces publiques à l'intention d'un auditoire popu-
laire ; d'autre part, le roman courtois, qui se
transmet surtout par la lecture et qui s'adresse
plutôt à un public aristocratique. La matière de
France est, d'ailleurs, elle aussi, destinée à la lec-
ture.
Andréa de Barberino, né vers 1370, le « maes-
tro di canto » de la Valdelsa et, au témoignage
de Gaston Paris, « le plus fécond adaptateur
qui ait jamais existé », publie, à côté de son œuvre
principale : les Reali di Francia, toute une série
de traductions et compilations de chansons de
geste françaises, faites pour la plupart sur des
poèmes français ou franco-vénitiens (la Storia
di Ajolfo del Barbicone, Aspramonte, les Storie
Nerbonesi, la Storia di Ugone d'Alvernia) et qui
constituent le véritable cycle épique de la littéra-
ture carolingienne en Italie.
Il faut noter, pour le surplus, que la matière de
France rencontre, au XIV e et au XV e siècle, plus
de succès que la légende bretonne. Elle se répand,
de la vallée du Pô, dans l'Italie centrale. Au
XV e siècle, d'ailleurs, tout tend à se confondre :
littérature épique et roman courtois connaissent la
double forme de la prose et du vers ; et dans
celui-ci comme dans celle-là, aussi bien pour chan-
ter Charlemagne que pour évoquer Tristan ou
Lancelot, l'ottava rima tend à triompher.
Voici venir la Renaissance.
Il nous faudra, maintenant, retourner encore sur
nos pas : pour montrer que l'influence française ne
166 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
s'est pas limitée au poème épique et à la littérature
bretonne.
Certaines œuvres — didactiques surtout — té-
moignent, à partir du XIII e siècle, de cette impré-
gnation qui vient de France.
Citons, d'abord, un Traité de Fauconnerie
(1249), par Daniel de Crémone. L'auteur connaît
l'empereur Frédéric II et son fils Enzo; de même
que Frédéric, pour son De arte venandi cum avibus
avait puisé à des sources orientales, Daniel a uti-
lisé les traductions latines de deux livres arabes.
Le poème sur YAntéchrist écrit au plus tard
en 1251, à Bologne, est intéressant en ce sens que
l'auteur, bien qu'Italien, professe que, s'il emploie
le français, c'est qu'il a appris cette langue dès
l'enfance.
Un traité d'hygiène :. le Régime du Corps, en
4 livres, du Toscan Aldobrandino, natif de Flo-
rence ou de Sienne, est nommé dans un testament
de 1287.
* * *
Nous commettrions une giave erreur si nous
jugions la Renaissance italienne « en fonction »,
comme disent les mathématiciens, de la Renais-
sance française. De l'autre côté des Alpes, il ne
peut s'agir d'une seconde naissance, d'un retour
brusque à l'Antiquité au mépris des traditions
nationales du moyen âge. Pour l'excellente raison
que l'Antiquité n'a jamais cessé d'exercer son pres-
tige chez un peuple qui vivait au milieu des plus
EN ITALIE 167
saisissantes révélations de l'art antique. Ici encore,
la grande ombre de Rome plane sur l'histoire des
idées et des formes d'expression. On a pu dire, et
non sans raison, que les admirables bas-reliefs d'un
Nicolas de Pise, sculptés dès la seconde moitié du
XIII e siècle, sont entièrement inspirés des sarco-
phages romains. Et, pour rester sur le terrain qui est
le nôtre, comment parler d'abandon des traditions
médiévales, alors que le chef-d'œuvre de l'Arioste,
ce Roland furieux qui incarne tout l'esprit de la
Renaissance italienne, chante de Charlemagne et
des preux, héros populaires en Italie depuis plu-
sieurs siècles, on s'en souvient?
Sans doute, la Renaissance italienne, c'est la
compréhension plus large, plus profonde, plus
humaine, des littératures latine et grecque, ou,
plutôt, de l'âme antique. Un Pétrarque est, par
excellence, le type de ces humanistes (c'est le nom
qu'on va leur donner) qui prennent conscience de
la différence entre deux civilisations, entre deux
mondes. Et ce n'est pas mon propos de dire ici
tout ce que cette idée allait apporter d'enrichis-
sement dans le domaine des lettres et des arts.
Mais il appartenait aux Italiens de ne pas couper
les ponts avec le monde moderne. C'est dans cette
fusion de l'élément ancien et de l'élément tradi-
tionnel que réside l'originalité de la Renaissance
italienne.
On pourrait considérer les fameuses Stanze per
la Giostra, du Politien, comme le modèle achevé de
cette littérature qui combine les leçons de Virgile,
d'Horace, d'Ovide et les thèmes chers à Dante, à
Pétrarque, aux autres Italiens. Pour célébrer Julien
168 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
de Médicis, frère cadet du Magnifique, le Politien
s'affirme le plus personnel des imitateurs. Les
beautés antiques, il se les est proprement assi-
milées. L'esprit chevaleresque et la poésie amou-
reuse du XIV e siècle se fondent harmonieusement
avec les réminiscences de Stace et de Claudien.
Voilà bien le canon poétique de la Renaissance
italienne! « Sur des pensers nouveaux, faisons des
vers antiques », disait André Chénier. Ici, pensées
et vers sont mi-antiques, mi-modernes.
Le poème chevaleresque va nous en donner le
brillant témoignage.
J'ai insisté longuement — plus que de raison,
peut-être — sur les origines de cette littérature.
je le regrette un peu, maintenant que je sens qu'il
me faudra sacrifier le fruit à la graine, la fleur au
bouton; maintenant que je suis forcé de brosser à
larges traits l'évolution d'un genre qui va de Pulci
au Tasse, en passant par Boiardo et l'Arioste. Les
exigences de l'érudition ne rachètent pas toujours
les joies de l'esthétique. Je demande pardon pour
la sévérité grande de ce préambule historique.
* * *
Et j'en arrive, sans plus tarder, à Pulci, au
Morgante de Luigi Pulci, le premier essai de poème
chevaleresque en Italie.
Luigi Pulci est un quattrocentiste. Il a vécu dans
l'entourage immédiat des Médicis, à une époque où
Florence, la Florence du XV e siècle, est un centre
littéraire et artistique particulièrement florissant.
EN ITALIE 169
Singulièrement ondoyant, aussi. Il faut lire, chez
Vespasiano da Bisticci, des tableaux pris sur le vif
de cette société démocratique et policée, qui se
complaît à la fois aux blandices de la culture
païenne et aux divertissements plus francs, plus
drus, de la chanson de carrefour. Précisément, le
Morgante, de Pulci, parodie des chansons de geste,
va nous offrir un échantillon curieux de la litté-
rature qui devait plaire aux Florentins.
Pulci est un tempérament verveux, caustique,
caricaturiste. Il nous a laissé des sonnets satiriques
et burlesques qui en disent long sur ses vivacités
de langage. A la demande de Lucrezia Tornabuoni,
la pieuse mère de Laurent, il entreprend une com-
position parodique : le Morgante, dit le plus sou-
vent Morgante Maggiore, où il adoptera tous les
procédés du cantastorie populaire. L'œuvre qui va
sortir de cette plume railleuse est donc, à tous
égards, une caricature. Attention, cependant! Pulci
n'a rien d'un dénigreur, d'un dédaigneux. Une
bonne humeur sympathique et communicative trahit
le vif plaisir qu'il dut prendre, bien souvent, à se
mêler à la foule des badauds. Les aventures de
Renaud et de Roland ne laissent pas de piquer sa
curiosité. Il ne va pas jusqu'à l'émerveillement.
C'est toute la différence. Entre le Pulci florentin
du XV e siècle et un auditeur de Vérone ou de
Modène en l'an de grâce 1200 et quelque, il y a
— simplement — la distance de deux siècles. Deux
siècles pendant lesquels l'esprit humain a cheminé.
On ne peut plus exiger, des auditeurs du Morgante,
cette candeur épique, don d'enfance, qui est néces-
saire à l'intelligence des premières chansorfs de
170 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
geste. L'esprit de critique a soufflé, frondeur et
satirique, incrédule au demeurant. Mais, de même
que nous prenons encore une joie sans mélange à
voir se dérouler, sur l'écran, la bataille des Trois
Mousquetaires, les prouesses du Bossu aux prises
avec M. de Gonzague, les contemporains de Pulci
ne se sont pas esclaffés. Aux endroits les plus
ahurissants, ils se sont contentés de sourire...
Ainsi donc, la première adaptation du poème
chevaleresque par la Renaissance italienne ne res-
sortit nullement à la littérature satirico-malveil-
lante. Un bourgeois cultivé de Florence la nar-
quoise s'est approprié les drôleries, les tics, les
artifices, les formules d'une littérature populaire
que, dans son for intérieur, il continue de chérir.
En tout cas, dans le Morgante, l'esprit est autre-
ment plus intéressant que l'histoire. On me permet-
tra bien de ne point perdre du temps à résumer les
aventures passablement incohérentes de ces
XXVIII chants. Qu'il me suffise de dire un mot de
l'épisode de Margutte. Margutte est une création
originale de Pulci, tandis que l'intrigue du Mor-
gante semble avoir été reprise à un médiocre poème
anonyme. Roland, excédé de la niaiserie de Charle-
magne, l'éternel dupé, se met en route pour la
Paganie; il rencontre un géant qu'il provoque, qu'il
combat, qu'il vainc, auquel il fait grâce, qu'il
baptise et qui finit par devenir son meilleur com-
pagnon. Morgante, vrai personnage rabelaisien,
doué d'un appétit et d'une vigueur formidables,
rencontrera à son tour le pendable Margutte, incar-
nation cynique et bouffonne des sept péchés capi-
taux. Le développement insolite que prend, sous
EN ITALIE 171
la plume de Pulci, l'épisode parfaitement adventice
de Margutte est une indication qu'il ne faudrait
pas négliger. D'autant plus que la langue du poète
se révèle particulièrement savoureuse, chaque fois
qu'il s'agit de mettre en scène ou de faire parler
les deux inséparables compagnons.
Elle est, cette langue du Morgante, tout comme
l'esprit, en partie double. L'élément antique y a
laissé relativement peu de traces. Nous sommes
loin de l'érudition d'un Politien. Mais il y a les
réminiscences de Pétrarque et surtout de Dante,
que son compatriote admirait beaucoup. Il y a
surtout l'écho dru, vert, salace à l'occasion, de la
langue du peuple de Florence. Les saillies, les bons
mots, les tours vifs, les locutions pittoresques font
penser à un Augusto Novelli.
Le premier poème chevaleresque de la Renais-
sance italienne manquait, d'ailleurs, de métier. Ce
sera la tâche des continuateurs de perfectionner le
genre. Le genre lui-même est désormais amorcé.
Il s'agit — on le répète, et on y insisterait volon-
tiers — d'une littérature de compromis. Devant la
production populaire, ses thèmes favoris, ses héros
préférés, l'homme de la Renaissance réagit, au
nom de l'esprit critique. Cet espnt critique, j'aurais
voulu le faire toucher du doigt dans un autre
épisode : l'épisode d'Astarotte et de Farfarello. Ce
sont deux diables d'enfer, chargés de ramener
d'Orient en Espagne Renaud et son compagnon.
Au cours d'une chevauchée fantastique, Astarotte,
qui est bien disant, explique à son cavalier la théo-
logie, l'Ecriture, annonce les grandes découvertes
et se prononce sur la question du salut éternel des
172 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
païens qui n'auront pas connu la loi du Christ.
Pulci ironise-t-il? C'est possible. Mais pas plus
qu'il ne songerait à ridiculiser les héros de l'épo-
pée, il ne veut verser dans l'incrédulité railleuse et
desséchante. Ce Florentin de bonne race est un
humoriste. Et qui ne s'ignore pas.
Phénomène curieux, attachant. Phénomène indi-
viduel, d'ailleurs. Pulci — et Pio Rajna l'a fort
bien montré dans son étude désormais classique
sur les sources du Roland furieux — est un cas
sui generis. C'est avec Boiardo que l'évolution du
poème chevaleresque se dessine nettement, dans la
ligne de ce que l'on pourrait appeler le classique
du genre.
* * *
Boiardo est un gentilhomme de la cour de
Ferrare. Et voilà un premier point qui a son impor-
tance. Il y a quelque chose de très intéressant dans
ce rôle dévolu aux petites cours princières de
Ferrare et de Mantoue dans l'histoire de la Renais-
sance italienne. Mutatis mutandis, on pourrait
soutenir que les princes d'Esté ont joué un person-
nage analogue à celui que jouera, à Weimar, le
duc protecteur de Goethe et de Schiller. C'est à
Ferrare surtout que, sous l'impulsion d'Isabelle
d'Esté, femme de Jean-François de Gonzague, va
se manifester le courant humaniste. Que l'on ne
s'y trompe pas, au demeurant. Si les nobles cheva-
liers et les gentilles dames se préoccupent de repré-
sentations théâtrales et de vers latins, ils conti-
nuent de faire leurs délices des aventures arthu-
EN ITALIE 173
riennes. Lancelot du Lac et la reine Guenièvre,
Tristan le preux et Iseut la blonde n'ont pas cessé
d'être des professeurs d'amour, des conseilleurs
d'évasions romanesques.
Le trait de génie de Matteo Maria Boiardo,
comte de Scandiano, lettré, courtisan et poète, fut
de transformer en paladins courtois et diserts les
héros de l'épopée française, ceux-là précisément
que Pulci avait croqués avec sa verve truculente et
bourgeoise. La véritable révolution consiste donc,
si l'on veu*, dans un glissement, dans un décalage
du personnel romanesque. Et le titre seul de l'œu-
vre boiardesque : le Roland amoureux est tout un
programme. Les héros du poème chevaleresque
seront empruntés à la littérature populaire des
cantastorie ; mais la mise en œuvre relèvera plutôt
du cycle breton. Désormais, la fusion est com-
plète entre les deux courants importés par les
jongleuis de France. Ainsi, le caractère de la
Renaissance italienne se manifeste, une fois de
plus, par l'harmonie.
Je n'insisterai pas sur l'intrigue du Roland
amoureux. Aussi bien nous apparaît-elle singuliè-
rement touffue et surabondante en épisodes de
toute farine. La véritable héroïne du poème est
Angélique, la femme coquette, adroite, enjôleuse,
la donna mobile qui affolera le paladin Roland.
Roland lui-même, sans être jamais ridicule, n'est
plus qu'un amoureux transi, plus expert à rompre
des lances qu'à parler aux femmes, et dont la psy-
chologie donne matière à des développement sin-
gulièrement perspicaces. Autour du couple central,
c'est toute une galerie de chevaliers et de vierges
174 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
guerrières : les Renaud, les Roger, les Brada-
mante et les Marphise, qui vont enchanter pour
des siècles la société brillante dont ils sont le
miroir. Quant à l'élément religieux, il a presque
complètement disparu, tout comme l'élément
national. Certes, Charlemagne et Agramant sont
les empereurs des deux armées rivales. Mais ils
s'affrontent pour des questions de prestige per-
sonnel. Il ne s'agit plus de la lutte à mort entre
le Croissant et la Croix. Ce n'est pas chez Boiardo
qu'on dirait ingénument : « Chrétiens ont droit,
païens ont tort. » Tout de même que, dans une
joute, la faveur du public va au mieux allant, à
celui qui se tient plus ferme en selle, les lecteurs
du Roland amoureux savent, à l'occasion, souli-
gner de leurs applaudissements le noble coup
d'épée d'un Sarrasin bien embouché.
Pour ce qui touche l'élément humaniste, il est
introduit, — et abondamment, — dans l'œuvre de
Boiardo, par la mythologie. Le mythe de Poly-
phème, celui de Médée, celui de Narcisse, pour
n'en citer que quelques-uns, s'insèrent tout natu-
rellement dans le récit. Boiardo était lui-même un
latiniste distingué. Mais comme, d'autre part, la
littérature traditionnelle du moyen âge italien est
aussi mise à contribution, nous pouvons dire que
Boiardo s'arrête à un compromis, c'est-à-dire à
une fusion. De quelque côté qu'on le considère, le
Roland amoureux porte donc témoignage d'un
renouvellement de la matière chevaleresque sous
le signe de l'heureux équilibre et des dévelop-
pements harmonieux.
Qu'a-t-il manqué à Boiardo pour être le grand
EN ITALIE 175
poète de la Renaissance? Peu de chose, en vérité.
La forme du poème a quelque rudesse. Le gentil-
homme ferrarais ne possédait pas toutes les subti-
lités du gentil parler de Toscane. Et puis, surtout,
Boiardo a été éclipsé par son continuateur, l'Arioste.
Quoi qu'il en soit, la gloire du familier d'Isabelle
d'Esté demeure incontestable. J'inclinerais à penser,
pour ma part, qu'elle doit être davantage mise en
vedette. En dépit de certaines imperfections de
forme, le Roland amoureux est le prototype du
poème chevaleresque de la Renaissance. L'Arioste
ne fera que reprendre et perfectionner un genre
dont nous possédons désormais toutes les lois. Non
seulement, le récit est orienté dans le sens de la
fantaisie; non seulement, les personnages sont
campés, immortels et si vivants (songez surtout à
cette Angélique, création personnelle du poète
ferrarais); mais Boiardo — il ne faudrait pas l'ou-
blier — a lancé aussi la mode de cette ironie dis-
crète, de ce sourire très fin qui fleurit sur la lèvre
de l'homme de cour. A la verve bourgeoise, un
tantet débraillée, de Pulci il substitue le sourire
en demi-teinte, l'ironie à demi-mots. Ici encore,
l'Arioste ne sera qu'un heureux successeur.
* * *
Successeur et continuateur. Le Roland amoureux,
malgré ses LXIX chants, demeurait inachevé. La
descente de'Charles VIII en Italie avait interrompu
le divertissement du poète. La plume qu'il a laissé
176 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
tomber, l'Arioste va la relever. Avec quelle maîtrise
et, pour tout dire en un mot, quel génie!
Nous sommes toujours à la cour de Ferrare.
Mais, à la différence de Boiardo, l'Arioste n'est pas
de famille noble. Son père avait le grade de capi-
taine, aux ordres d'Hercule I er . Lui-même servira
le cardinal Hippolyte, puis le duc Alphonse, en
attendant que des loisirs dorés lui permettent de
se retirer à la campagne, avec la belle Alessandra
Benucci, sa femme tendrement aimée. D'éducation
toute classique, l'Arioste tournait fort agréablement
le vers latin. A telles enseignes que le célèbre
Bembo lui conseillait de rivaliser uniquement avec
Catulle ou bien avec Tibulle. Mais la période de
l'imitation servile de l'Antiquité est révolue en
Italie. Le goût désormais affiné, maîtres de leur
métier tout aussi bien que de leur inspiration, les
poètes veulent trouver, dans la langue de si, l'ins-
trument qui leur permettra de faire une chose de
beauté, cette joie pour toujours...
Il n'est point non plus question de résumer les
aventures du Roland furieux. L'Arioste, qui a repris
les personnages et le récit au point où Boiardo
les avait abandonnés, va dérouler, pendant des
octaves et des octaves, des chants et des chants,
la trame la plus fantaisiste du conte le plus étour-
dissant. Mais j'insisterais plutôt sur cet aspect
romanesque du Roland furieux.
Il me semble qu'il faut monter en épingle ce
caractère italien. L'imagination, dont on dit — bien
à tort, selon mon goût — beaucoup de mal, est ce
qui manque le plus à tant de romanciers, de roman-
cières de chez nous. Le bon sens est une denrée
EN ITALIE 177
infiniment plus courante que la fantaisie. Tant pis!
Tant pis pour le genre romanesque! Oh! je sais
bien qu'un nouveau genre de roman, appelé le
roman poétique ou le roman-rêve, est venu pro-
poser comme un remède au mal dont nous souf-
frons : le réalisme plat. Il reste que les Français
pâtissent de cette incapacité cruelle d'inventer, de
créer le mirage, d'ouvrir les ailes à la chimère, de
semer les étoiles au ciel. A cet égard, la lecture de
l'Arioste est une source perpétuelle d'enchan-
tements, une invitation de tous les instants aux
voyages les plus merveilleux.
Autour de l'épisode central de Roland devenu
fou de rage parce qu'il a surpris le secret des
amours de sa belle Angélique avec le berger Médor,
cent, mille aventures imprévues font la plus luxu-
riante des toiles de fond. Touchant ou romanesque,
comique ou libertin, mordant ou solennel, familier
ou épique, mais toujours grazioso, brioso, l'Arioste
est le Merlin du poème chevaleresque. Tout se
transmue en or sous sa baguette prestigieuse. Et
cet honnête fonctionnaire retraité, indulgent et
débonnaire, pacifique et sage, a donné et continue
encore de donner le modèle du pêcheur de lune,
du chevaucheur de fumées et de contes à vous
tenir éveillé toutes les mille et une nuits.
Je sais bien que la critique moderne a prétendu
démontrer, en s'accrochant à la question des
sources, que l'Arioste n'avait pas inventé un seul
détail de son chef-d'œuvre. Et puis après?... Oui
ou non, l'Arioste nous donne-t-il l'impression
d'avoir créé de toutes pièces son matériel d'arti-
ficier? Tout le reste est wissenschaftlich, c'est-
178 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
à-dire assez vain et superfétatoire. Dès que nous
avons fait l'effort nécessaire pour replacer une
œuvre d'art dans son climat historique, laissons-
nous donc prendre à la magie de l'art éternel.
Pour en revenir au Roland furieux, la crédibilité
est parfaite de ce conte bleu. Dans le monde de
féerie où le poète nous entraîne, nous nous sentons
tout à fait rassurés, tout à fait heureux, parce que
rien ne sollicite notre intelligence raisonneuse.
Quelle différence avec le roman français, qui pour-
rait, presque toujours, s'énoncer par un théorème :
A aime B, B est aimé de C, etc. !...
Il ne faudrait pas croire que cet art fût purement
objectif. L'Arioste intervient dans son œuvre. Non
seulement, par les rappels qu'il fait à chaque
instant de souvenirs contemporains et surtout des
gloires de la maison d'Esté; mais aussi, par cet
art très subtil, très ingénieux, très délicat, d'inter-
peller le lecteur. Chez cet aristocrate d'éducation
et de public, je trouve là comme un écho ironique
et discret du cantastorie sur la place en plein vent.
Plus que par la peinture des caractères, l'Arioste
vivra surtout par son art. Et ici, j'avoue volontiers
mon impuissance. Pour faire sentir, pour faire
goûter la beauté de ce vers élégant et fluide, déli-
cat sans être mou et qui laisse loin derrière lui les
plus éclatantes réussites de Boiardo, je n'ai plus
qu'à vous convier à la lecture dans le texte d'un
épisode du Roland furieux.
Mais nous retiendrons, si vous le voulez bien,
cette idée, à coup sûr nouvelle dans la littérature,
de la beauté pour la beauté, de l'art pour l'art. Le
Roland furieux est le chef-d'œuvre de la Renais-
EN ITALIE 179
sance italienne, — et, l'on peut dire, le premier
chef-d'œuvre de l'art moderne, — parce qu'il répu-
die toute intention qui ne soit pas une intention
esthétique. A cet égard, la comparaison s'impose
avec la Divine Comédie. Dante a exprimé merveil-
leusement l'inquiétude religieuse et théologique et
scientifique et morale aussi du moyen âge chrétien.
Chez l'Arioste, tout disparaît devant la préoccu-
pation exigeante, absolue, de la beauté éternelle,
de l'art prestigieux, souverain et vainqueur.
On a voulu faire de l'Arioste un moraliste. Et
l'on songeait sans doute à ces quelques premières
octaves par lesquelles s'ouvre chaque chant et où
se glisse une exhortation au public. Qui ne voit
qu'il ne s'agit là que d'une parodie plaisante de la
chanson populaire? Au demeurant, cette prédi-
cation se teinte, presque toujours, dans le Roland
furieux, d'ironie. Dans le même ordre d'idées, les
flatteries à l'adresse de la famille d'Esté ne sont
qu'un élément accessoire. Et la satire elle-même
finit par s'estomper derrière les caprices de l'ima-
gination.
L'imagination : avec l'Arioste, il faut toujours
en revenir là. C'est bien par son caractère roma-
nesque, tout autant que pour sa valeur d'art, que
le Roland furieux s'affirme comme un rayonnant
chef-d'œuvre. Chef-d'œuvre unique. Car il sonne
glorieusement l'heure d'un aboutissement triomphal.
* * *
180 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
Nous sommes au bout. Nous avons bouclé la
boucle. Dans le Roland furieux, on retrouvera, à
condition de l'y chercher, l'élément traditionnel.
Traditionnels les personnages, populaire le sujet;
en ce sens qu'ils correspondent aux préoccupations
d'une société formée depuis deux siècles dans
l'admiration des héros épiques devenus courtois.
Classique, d'autre part, cette forme achevée, où les
plus hauts modèles de l'Antiquité mettent comme
des reflets virgiliens sur les prouesses de Roger-
Enée. Et tandis que de nombreuses allusions situent
très exactement le poème dans l'atmosphère de la
cour de Ferrare, les éléments psychologiques —
songez à l'étude du sentiment de la jalousie —
haussent le Roland furieux au rang des œuvres
humaines, des classiques de tous les temps. Que
ceux qui regrettent, chez l'Arioste, l'absence de
toute pensée philosophique ne se hâtent pas de
conclure. Certes, l'inquiétude de Dante nous
grandit; le nonchaloir du Roland nous ravit. C'est
encore une philosophie que celle qui conseille aux
pauvres mortels que nous sommes de cueillir sur
leurs pas les roses de la vie et les conseils du rêve.
J'arrêterai ici mon trop aride exposé. Je n'ignore
pas que le poème chevaleresque décrira une der-
nière courbe. Voici venir l'épopée néo-classique du
Tasse, qu'il faudrait mettre sur le même pied que
les Lusiades de Camoëns. Le Tasse, la Jérusalem
délivrée, je vous les abandonne! Non que nous n'y
puissions trouver d'indiscutables beautés. Il fait
bon se reposer dans les jardins d'Armide. Mais
c'est là, déjà, un art de décadence. L'imitation
froide a pris le pas sur l'inspiration spontanée. Le
EN ITALIE 181
vrai drame du Tasse, — car il y en a un, — c'est
celui qui a tenté un Gœthe : le débat intérieur entre
l'écrivain et le croyant, entre lartiste et le confor-
miste, ce débat qui revit tragiquement dans la
cellule de Sant' Anna ou au couvent de Saint-
Onuphre. Il me déplairait de terminer sur un motif
de décadence, sur une courbe qui fait chute.
Revenons, une dernière fois, à l'Arioste. Avec
lui, nous sommes au plus haut période. Et vraiment,
quelle route parcourue depuis que les premiers jon-
gleurs, Les premiers troubadours avaient franchi les
Alpes, emportant dans leur pauvre cervelle ou sur le
parchemin souillé les preux de Charlemagne et les
amants bretons! Certes, l'Italie n'a pas créé de rien
le poème chevaleresque. La matière de France et
la matière de Bretagne lui sont venues d'ailleurs.
Et, d'un autre côté, c'est à l'école des Anciens que
les poètes italiens ont appris le secret de la virtuo-
sité dans la pratique de Yottava rima. Pourtant,
quelles que soient ces influences de fond et de
forme, le poème chevaleresque de la Renaissance
reste spécifiquement italique. En accommodant le
matériel épique et courtois au gré de ses publics
populaire et aristocratique, en maintenant la ba-
lance égale entre l'élément traditionnel et l'élément
antique, en développant surtout la part du roma-
nesque et du merveilleux, l'Italie de Pulci, de
Boiardo et de l'Arioste a créé un frisson nouveau.
Soyons reconnaissants aux gentils écrivains de
la maison d'Esté d'avoir multipFé nos chances de
182 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE
bonheur en ouvrant devant nous, sur la route de
l'Aventure, les perspectives sans limites de l'in-
connu, de l'étrange, de l'amour fantasque, des fées
au doux visage, des nains, des perles, des étoiles,
des cerveaux en fioles et des fleurs en bouquets,
de la vie qu'on rêve, enfin, et qui vaut mieux,
n'est-il pas vrai? que la vie sans rêves...
LE PERSONNAGE D'IPHIGENIE
CHEZ GOETHE
Sauvée deux fois par la main des dieux chez
Euripide, chez Racine sauvée par le sacrifice cruel
d'Eriphile, Iphigénie, dans le drame goethéen, se
sauve elle-même par l'élévation d'un cœur inac-
cessible à la fraude, au mensonge, par cette sincé-
rité envers soi-même qui est l'impératif le plus
catégorique du devoir moral. C'est ce caractère
féminin, le plus fier et le plus-délicat, le plus noble
et le plus tendre, le plus beau d'une beauté dont
la perfection même n'exclut pas l'humanité toute
frémissante et toute proche de nous, que je vou-
drais, non pas esquisser, mais exalter et, pour le
faire aimer, faire revivre.
* * *
Lorsqu'il portait en lui le personnage d'Iphi-
génie, Goethe, diplomate fonctionnaire et plutôt
fonctionnaire que diplomate, partageait son temps
entre ses devoirs de commissaire voyer et d'agent
recruteur au service de son excellent prince et ami
le jeune duc Charles-Auguste. Au cours d'une
tournée d'inspection, passant par la petite ville
d'Apolda, il lui fallut entendre les doléances des
184 LE PERSONNAGE D'IPHIGENIE
maîtres tisserands touchés par la crise : « Le roi
de Tauride voudrait prendre la parole, écrit-il à
M me de Stein, mais il faut que j'écoute les tisse-
rands d'Apolda qui ont faim. »
Goethe a trente ans. Ce n'est plus le tumultueux
timbalier des troupes d'assaut du Sturm und
Drang. Francfort, Leipzig, Strasbourg, Wetzlar :
un passé mort. S'il faut que jeunesse et enthou-
siasme sonnent en même temps l'heure enivrante
de toutes les libérations, Goethe n'a pas failli au
devoir d'être jeune. Pour délivrer la pâle litté-
rature allemande de l'imitation française, pour
guérir sa chlorose avec du fer et des globules
rouges, il s'est jeté hardiment dans la mêlée, tout
pareil à ce Goetz au poing d'acier qui devait
effrayer les bourgeois et les pédants. Après, il y a
eu Werther, ou la grande crise d'individualisme.
Mais du même coup qu'il tuait avec le pistolet
d'Albert un héros de roman, Goethe tuait une atti-
tude d'écrivain. Très vite, en effet, — et c'est le
secret de son merveilleux et royal équilibre, — le
jeune homme au frac bleu, trop aimé des femmes,
a compris qu'il s'agissait d'une attitude, et qu'à
l'accuser davantage, à plastronner plus longtemps,
il risquait de compromettre à tout jamais l'œuvre
de sa vie. La sagesse goethéenne — on l'a dit avant
nous, mieux que nous — consiste dans une sorte
de pacte entre les forces instinctives et barbares du
je veux et les conseils raisonnables du tu dois. Par t
delà l'élan vital, l'élan dionysien et fol qui n'est
pas autre chose que l'explosion d'un tempérament,
il faut atteindre à la sphère du rêve, au royaume
d'Apollon, dieu de l'ordre et de l'harmonie,
CHEZ GOETHE 185
d'Apollon choreute et modérateur, dans la lumière.
Weimar signifie pour Goethe le commencement
de la sagesse. La période s'ouvre de l'humanisme
tempéré, du classicisme heureux et souriant. Les
circonstances sont favorables. Excellente école que
l'école du conseiller, de l'administrateur, du minis-
tre, pour qui s'est avisé — et c'est le cas pour
Goethe — que la vie passe avant l'art, dans la
même mesure où l'artificiel cède au réel!
* * *
Et puis, il y a l'influence de M me de Stein. Des
nombreuses figures de femmes qui mettent dans
l'œuvre de Goethe plus de larmes que de sourires,
il en est de plus attachantes peut-être, comme
cette Frédérique de Sesenheim sous les houblons
en fleurs du presbytère et que désole l'abandon
ûe son b?au cavalier : il n'en est pas qui ait exercé
sur le génie de l'homme et le tempérament de
l'écrivain une action plus pénétrante, plus durable.
On s'est demandé, ces derniers temps, sous ombre
d'esthétique pure et dans un esprit résolument
antihistorique, s'il était légitime de recourir aux
données biographiques pour expliquer la genèse
de l'œuvre littéraire. Et pourtant, s'il est un écri-
vain dont l'œuvre est la transposition constante de
la vie, c'est Goethe. Wahrheit und Dichtung :
Vérité et Poésie. Ainsi a-t-il voulu intituler ses
souvenirs. Sans doute la poésie jette sur la vérité
un manteau semé de fleurs et d'étoiles. Mais on
n'aura rien compris à l'œuvre goethéenne si l'on
n'a suivi pas à pas les démarches de celui dont
186 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE
la plus lourde tare serait bien, à notre sentiment,
d'avoir guetté, au détour de l'allée bleue de lune
où s'égarent les amants, le frisson qu'il s'agit de
transmuer en une strophe aérienne, le baiser qu'il
faudra traduire en un vers heureux.
Femme du grand maître des écuries ducales,
M me de Stein était de sept ans l'aînée de Goethe.
D'un mariage terne et sans joie, elle avait eu sept
enfants, dont cinq moururent en bas âge. Et cette
familiarité avec la mort, cette manière d'héroïque
constance dans le deuil et le désenchantement
devaient avoir modelé le masque douloureux et
grave qui a frappé le sensible Schiller. « Une
personnalité vraiment intéressante, écrit-il à
Kôrner. Et je comprends que Goethe se soit ainsi
attaché à elle. Belle, elle ne peut l'avoir été jamais;
cependant son visage respire un doux sérieux et
une sincérité tout à fait singulière. » Goethe l'aurait
vue, pour la première fois, dans une collection de
silhouettes du médecin Zimmermann (Lavater avait
mis à la mode la physiognomomie). On assure
même qu'il aurait écrit sous le profil inconnu cette
légende : « Ce serait un beau spectacle de voir com-
ment le monde se réfléchit dans cette âme. Elle
voit le monde comme il est, mais par le médium
de l'amour. Le trait dominant est la douceur. »
Loin de moi la pensée de faire de M me de Stein
le modèle d'Iphigénie! Pas plus qu'elle n'est
l'Eléonore de Torquato Tasso, la dame d'honneur
de la duchesse Amélie n'est pas la fille d'Aga-
memnon et de Clytemnestre. Les héroïnes
goethéennes sont des créations littéraires. Vérité,
mais Poésie aussi, l'une fécondant l'autre. On ne
CHEZ GOETHE 187
peut guère nier cependant que l'influence de
M me de Stein ait été modératrice, toute d'apaisement
voire d'acceptation. Au jeune Weimarien que ses
responsabilités administratives, certaines fréquen-
tations intellectuelles, le commerce d'amis plus
sages et pondérés, l'expérience et son propre génie
tout ensemble inclinaient vers une compréhension
moins égoïste de ses devoirs envers autrui, Char-
lotte de Stein allait signifier dès le principe, et par
l'allure même qu'elle saurait imposer à leurs rela-
tions d'amitié amoureuse et prudente, la vertu
sévère d'un renoncement qui venait à son heure:
Goethe ne s'est pas résigné sans lutte. Il a com-
mencé par clamer sa passion véhémente. Mal guéri
de ses anciennes blessures, — et il y avait eu,
depuis Charlotte Buff, une Maximiliane aux yeux
noirs, il y avait eu surtout Lili Schônemann, —
Werther a supplié, exigé, fait tapage. Il fallut bien
se rendie à l'évidence. M me de Stein serait celle
qui enseigne à demeurer dans les limites, dans
l'ordre des lois, voire dans la mesure des con-
ventions. « Bonté, sagesse, mesure, patience »,
disait Goethe. Il avait besoin de ces quatre vertus..
Tout comme il manquait de cette notion de la
norme qui s'applique aussi bien à l'expression
artistique qu'à la manifestation du sentiment. Après
les charges du Sturm und Drang et le romanesque
suicide de Jérusalem, voici venir l'amie douce,
l'amie aux ascendances écossaises, un peu triste,
un peu froide, et le visage éginétique de son très
maternel amour.
* * *
188 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE
Goethe a-t-il écrit lphigènie pour se délivrer?
C'est la thèse de M. Corin qui, dans l'étude infi-
niment sympathique qu'il a consacrée à celle dont
il fait surtout la messagère d'un évangile d'huma-
nité, rappelle que Werther aurait été aussi pour le
poète comme un moyen de s'affranchir, en le déver-
sant dans un livre, du pessimisme sentimental. J'ai
peine à croire à cette sorte de catharsis, à cette
purgation des passions, à cet exorcisme du démon
intérieur par l'expédient de l'œuvre littéraire. Le
mot délivrance impïique l'idée de débarras. On
n'éprouve pas toujours le besoin de se débarrasser
du sentiment que l'on entretenait en soi, jalou-
sement. Toute œuvre littéraire doit se ramener à
une expérience cruciale. Si l'on est soulagé d'un
poids étouffant, — ce fut l'aventure werthérienne,
— c'est donc que l'on s'était trompé. Que si l'on
ne s'est pas trompé, il n'y a pas de débarras, de
délivrance. Tout au contraire. Prolongement heu-
reux, l'expression la plus haute et comme à sa plus
fine pointe de la crise intérieure, l'œuvre achevée
contribue à nous maintenir dans un état de transe
religieuse qui est le propre de l'inspiration. Ainsi
s'expliquerait l'insistance de Goethe à revenir sans
cesse à son drame de Faust, chaque dévelop-
pement, chaque scène nouvelle offrant à la philo-
sophie de l'action souveraine et de la volonté meil-
leure un aliment nouveau, comme un tonique. Pour
lphigènie, on sait que Goethe s'en détacha assez
rapidement. Mais certaines boutades rendent un
son bien désespéré. La vérité est que le public
n'avait pas compris cette œuvre hardie et humaine
d'un artiste créateur et d'un amoureux apaisé.
CHEZ GOETHE 189
* * *
Iphigénie n'était pas un sujet neuf. Euripide —
chacun le sait — l'avait traité en deux drames bien
distincts {Iphigènïe à Aulis, Iphigénie en Tauride).
Racine avait repris le premier de ces deux drames :
celui-là qui évoque, aux rivages de Béotie, le sacri-
fice sanglant par lequel la fille d'Agamemnon doit
fléchir les dieux, mettre fin à la bonace et gonfler
d'un vent favorable les voiles des Grecs en partance
vers Troie.
Je n'ai pas l'intention d'instituer ici un débat en
précellence. Dans un passage célèbre de son Cours
de Littérature dramatique, Saint-Marc Girardin a
entrepris de comparer à l'Iphigénie d'Euripide
l'Iphigénie de Racine : « L'amour de la vie fait le
fond du personnage d'Iphigénie dans Euripide; le
sentiment de la résignation et de l'obéissance tient
plus de place dans l'Iphigénie de Racine... » De
décerner la palme ou la couronne, c'est préoccu-
pation assez vaine. Gardons-nous de sacrifier à la
mode des tournois, des concours, des prix de
beauté. Nous risquerions, d'ailleurs, de mettre en
parallèle des valeurs incommensurables. Euripide,
qui écrit pour le monde grec, sous le signe de
ravâyxii, de la fatalité monstrueuse du Destin, ne
pouvait traiter son sujet comme le poète de
Louis XIV. Et de même il me paraît assez oiseux
de chercher à déterminer quelle est des deux
Iphigénie en Tauride la plus grecque. L'Anglais
Lewes a dépensé beaucoup d'esprit et de temps
pour montrer que les personnages de Goethe sont
190 LE PERSONNAGE D'IPHIGENIE
allemands. Il ne sera pas inutile, d'ailleurs, de
reprendre les données de la fable antique. Car
l'originalité profonde de Goethe consiste préci-
sément, comme nous tâcherons de le faire voir,
dans l'indépendance sereine de sa pensée drama-
tique et dramatiquement originale.
* * *
Les Goncourt disaient irrévérencieusement de
l'antiquité qu'elle avait été inventée pour être le
pain des professeurs. On pourrait dire de la race
des Atrides qu'elle a été inventée pour être le pain
des tragiques. Dans cette famille courbée sous la
malédiction la plus funeste, le sang appelle le sang,
le crime engendre le crime, et la vengeance le
châtiment mérité et exécrable. Iphigénie en fera
le lamentable aveu au roi Thoas : « Les passions
violentes et la mâle vigueur des Titans furent
l'héritage funeste des fils et des* petits-fils de Tan-
tale; et Zeus encercla leur front d'un bandeau
d'airain. Réflexion, modération, sagesse, patience,
il les cela à leur sombre et farouche regard. Pour
eux, tout désir devenait passion furieuse, et cette
fureur s'épandait autour d'eux sans connaître de
bornes » (I, 3). Tantale a servi aux immortels
dont il veut éprouver l'omniscience les membres de
son propre fils Pélops. Pélops à l'épaule d'ivoire,
ressuscité par le maître de l'Olympe, conquiert
dans le sang, au mépris de la foi jurée, une épouse
et un trône. Atrée et Thyeste, frères ennemis,
s'allient pour un fratricide. L'incestueux Thyeste
est puni par un horrible festin renouvelé du ban-
CHEZ GOETHE 191
quet de Tantale : il dévorera la chair de sa chair.
Puis c'est Agamemnon, ambitieux et cruel, et qui,
pour conserver son titre de roi des rois, ne balance
pas longtemps à jeter sous le couteau du sacri-
ficateur Calchas sa fille aimante. Clytemnestre, sa
femme, l'en haïra de maie haine. De la haine elle
passera à l'adultère, de l'adultère au meurtre.
Oreste, le dernier de la race, devra venger dans
un geste parricide ce meurtre d' Agamemnon. Et
la malédiction des Euménides sera sur lui...
Il convient de noter pourtant que le parricide
prend, aux yeux d'Oreste, le sens et j'allais dire la
valeur d'un acte moral. En égorgeant sa mère
criminelle, il a fait office de justicier. « Déjà plus
sensible aux notions de bien et de mal, a dit fort
justement M. Corin, il cherche, lui, à justifier ses
passions primitives. » Ainsi dans sa personne la
race des Atrides est sur la voie de l'affranchis-
sement, de la libération, tout comme Goethe lui-
même, le Goethe de la trentième année, et qui, au
sortir d'une jeunesse débordante d'individualisme
sans nul frein, .éprouve, sous la douce et ferme
autorité de M me de Stein, le désir de se purifier à
son tour. N'a-t-il pas comparé, quelque jour, son
propre cœur à un repaire dont elle aurait chassé
les mauvais hôtes pour en prendre possession?
Et nous voici en face d'Iphigénie.
La légende rapportait que la vierge innocente,
au moment d'être immolée, avait été miraculeu-
sement sauvée par l'intervention d'Artémis. Pendant
qu'une biche, substituée à la victime humaine,
rougit de son sang la pierre du sacrifice, Iphigénie,
dans un nuage, est transportée en Tauride pour y
192 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE
devenir la prêtresse de sa libératrice. La Tauride,
terre inhospitalière et barbare, obéit à Thoas, roi
des Scythes. Artémis y réclame de sanglantes
offrandes. Et c'est la loi du pays que les étrangers
que leur mauvaise fortune ou quelque vent tempé-
tueux auront poussés vers ces rivages seront sacri-
fiés sous les auspices mêmes — cruels auspices! —
de la prêtresse consacrée. Un jour, deux jeunes
Grecs sont amenés en présence d'Iphigénie. C'est
Oreste, son frère, avec l'ami très cher Pylade.
Oreste, en proie aux Euménides, a consulté l'oracle
delphique. Apollon a fait cette réponse : « Les
Euménides ne cesseront pas de poursuivre le fils
meurtrier avant que la statue de la sœur, Artémis
Tauropolos, ne soit rapportée de Tauride en
Attique. » Oreste s'est fait connaître à sa sœur.
D'intelligence avec Pylade, ils complotent de s'as-
surer en effet la possession de l'effigie libératrice.
Mais la machination est découverte. Les trois cou-
pables vont être mis à mort sur l'ordre de Thoas
irrité. Quand Pallas-Athènè descend du haut de
l'Olympe pour dénouer, comme Artémis en Aulide,
une situation inextricable. La déesse proclame la
volonté des dieux : Iphigénie, Oreste et Pylade
sont libres. Thoas s'incline. L'avdyX 1 ! a le dernier
mot. Nous sommes en Grèce.
*JÎ îfC îjî
Tel est le sujet du diame recueilli par Euripide.
De ce drame le subtil arrangeur a fait une chose
très pathétique, en vérité, se gardant bien d'ap-
puyer sur l'élément religieux, pour mettre davan-
CHEZ GOETHE 193
tage en relief le tragique proprement humain de la
situation. On a souvent dit d'Euripide qu'il était le
premier des modernes. Il faudrait s'entendre d'ail-
leurs sur le sens de ce modernisme, qui est avant
tout une sorte d'irrévérence railleuse à l'égard des
divinités de TOlympe. Jules Lemaire, comparant
VApollonide de Leconte de Lisle à la tragédie
d'Ion, écrivait, très amusé : « Il y a dans le critique-
poète-dramaturge Euripide du Voltaire, du Heine,
du Racine, du Musset, du Dumas fils... et du d'En-
nery. » Coktail savamment dosé. La vérité est
qu'Euripide fait figure dé libertin. Apollon a menti.
Artémis, fille de Latone et fille de Zeus, est une
divinité cruellement stupide. Quant aux Euménides,
ombres vaines, formes nées de l'imagination tour-
mentée du coupable, elles n'empruntent plus à
l'artifice horrible d'une figuration matérielle leur
caractère d'implacables poursuivantes. On dirait
d'un athée. D'autre part, tout ce qui intéresse la
rencontre du frère et de la sœur va prêter à ces
développements qu'un dramaturge de métier appel-
lerait « la scène à faire •».
La principale originalité de Goethe est de
dépouiller, au contraire, la légende de son intérêt
scénique, de son pathétique extérieur. Chacun vante
la sobriété étonnante de la reconnaissance. Alors
que de pâles épigones d'Euripide, les Lagrange-'
Chancel, les Guymond de Latouche, les Lanoue
avaient entouré cette scène, à leur sens capitale,
de tout un appareil surprenant et mystérieux, chez
Goethe, Oreste, interrogé par Iphigénie, avoue sans
nul détour : « Je suis Oreste. Et cette tête cou-
pable se penche sur la tombe, aspirant à la mort...».
194 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE
« Les dieux parlent dans le cœur de l'homme »,
dit quelque part la sereine héroïne. Ainsi le drame
goethéen est-il lui-même un drame intérieur, tout
entier dans le cœur des personnages.
Mais il y a plus. Alors que les conflits tragiques,
même intérieurs, opposent en général deux sen-
timents violemment contradictoires : l'amour et le
devoir, la passion et la raison, tout se joue ici
autour d'un scrupule de conscience, l'horreur et la
détestation du plus officieux des mensonges dans
l'âme d'une jeune fille que le plus léger mensonge
ferait moins pure. Et voilà ce qui constitue, en
même temps que la beauté très haute du drame,
l'essence et la supériorité du tragique goethéen.
Goethe a inventé le dénouemenf, dit-on. C'est
vrai. (Bien que l'indication d'une solution morale
ait pu lui être soufflée par l'Œdipe à Colone, de
Sophocle.) Et il l'a inventé dans la ligne de son
tempérament conciliateur. Oreste, éclairé par une
soudaine illumination, comprend enfin le véritable
sens de l'oracle. Il ne s'agit pas de ramener en
Attique une statue, pure formalité d'observance
rituelle. Puisque le drame est intérieur, la purifi-
cation doit être intérieure, elle aussi. Oreste guérira
dans les bras de sa sœur. Et c'est le retour dans
sa patrie de sa propre sœur à lui, non pas de la
sœur d'Apollon, qui signifiera l'apaisement des
Euménides, le pardon total, la félicité reconquise
sur le malheur.
Mais ce dénouement lui-même n'est que le
« conséquent ». Le caractère moral d'Iphigénie,
voilà Y « antécédent », le centre et l'originalité
profonde tout à la fois d'un drame que l'héroïne,
CHEZ GOETHE 195
depuis la première scène jusqu'à la dernière, anime
du plus pur de son souffle.
Cette héroïne sans tache, comme elle nous appa-
raît, d'entrée de jeu, douloureusement humaine!
Nous aurons l'occasion de revenir sur ce que
M. Corin appelle bien sévèrement « le premier péché
contre l'Esprit d'humanité » de la vierge interdite
et tremblante, placée entre sa raison terrestre et
le commandement suprême du sens moral. Au début
de l'acte I, Iphigénie regrette sa patrie perdue.
« Malheur à celui qui, loin de ses parents et de ses
frères et sœurs, mène une vie solitaire! Le chagrin
consume sur ses lèvres le bonheur qu'il s'apprêtait
à goûter. Ses pensées, oublieuses du présent, vo-
guent avec les flots vers le palais paternel où, pour
la première fois, le soleil lui révéla le ciel, où, dans
leurs ébats, les enfants nés du même sein que lui,
voyaient se resserrer toujours plus étroitement les
doux liens qui les unissaient ». L'Iphigénie d'Euri-
pide regrette surtout la nature; l'Iphigénie de Ra-
cine regrette la société, a dit en substance Saint-
Marc Girardin dans le parallèle fameux auquel j'ai
déjà fait allusion. Chez Goethe, au souvenir de la
lumière si douce à voir se mêle la nostalgie des
joies très fortes du foyer, de la famille assemblée,
de la maison. Et j'admire surtout cette pitoyable
allusion à la faiblesse de la femme. Toutes les
résignations de son sexe tremblent dans cet aveu
d'Iphigénie : « Wie eng-gebunden ist des Weibes
Gliick! (Comme il a ses étroites limites, le bonheur
196 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE
féminin!) » Cependant la jeune captive n'a pas
perdu sa foi en Artémis. Elle supplie la déesse de
lui rendre les siens, de l'arracher à la vie d'exil,
qui est une seconde mort.
Sur ces rivages barbares, la beauté de la jeune
fille a déjà fait des miracles. Le roi Thoas s'est
pris pour sa captive d'un amour tempéré de respect.
Les sacrifices humains qui déshonoraient le culte
d'Artémis sont abolis. Il faut insister sur cette cure
morale qu'opère dans l'âme du roi des Scythes
l'irradiant influx d'Iphigénie. C'est, en somme,
l'écho de la crise d'apaisement que valut à Goethe
l'amour de Charlotte de Stein. Et il n'est pas indif-
férent de noter que les mêmes mots, que nous
avons extraits (Giite, Weisheit, Mâssigkeit, Ge-
duld) de la correspondance amoureuse de Goethe,
se retrouvent, à une nuance près, dans le drame
classique pour caractériser l'Iphigénie thauma-
turge. Arkas, le confident du roi, a déjà dit à la
jeune prêtresse l'heureuse transformation de son
maître. Et bien que la passion parle haut dans ce
cœur impétueux, « la violence d'une nouvelle
flamme ne poussera pas Thoas à une témérité qui
ne sied qu'aux jeunes gens ». Nous nous défions
par principe — et par souci de méthode — des
rapprochements trop péremptoires. Mais ici chaque
mot fait balle. Cet homme véhémentement épris et
qu'un sentiment de réserve contraint à se dompter,
c'est bien le Weimarien dont toutes les lettres de
cette période témoignent du bouleversement qui
s'accomplit en lui au « rayonnement » de Char-
lotte.
Le dialogue entre Iphigénie et Thoas (I, 3) est
CHEZ GOETHE 197
peut-être la scène la plus dramatique de toute la
pièce. Nous assistons en effet à un de ces « retour-
nements » qui caractérisent l'optique du théâtre.
En vain le roi amoureux s'est-il fait persuasif,
lphigénie ne peut se résoudre à partager la cou-
ronne. Pour éloigner d'elle son soupirant, elle fait
taire ses pudeurs de fille des Atrides et dévoile à
Thoas les malheurs de sa race; mais elle ignore
encore le parricide d'Oreste. On n'a peut-être pas
suffisamment souligné la valeur psychologique de
cette confession. lphigénie ne ment pas. C'est le
thème sur lequel brode à l'envi la critique. Et de
l'opposer à l'héroïne d'Euripide, grecque au sens
péjoratif du mot, prompte à la ruse, à la dissimu-
lation, à tous les compromis dont s'accommode
une conscience « élastique ». Mais il me paraît inté-
ressant de porter au crédit de l'humanité goe-
théenne une invention par laquelle la vérité, l'hor-
rible vérité des faits vient au secours de la virgi-
nité qui s'émeut. La Grange-Chancel, un des
précurseurs modernes de Goethe, aurait imaginé
le premier, nous dit-on, de rendre Thoas amou-
reux. Mais à Goethe demeure tout l'honneur d'une
scène qui a le double mérite d'éclairer à la fois
l'âme tumultueuse des Atrides maudits et l'âme
fière d'une vierge que révolte la perspective d'un
mariage en Barbarie, d'un mariage qui ne serait
pas autre chose que le rapt légalisé. C'est bien
ainsi, à mon sentiment, qu'il faut entendre les pa-
roles d'Iphigénie. Sans doute elle représente à
Thoas que, prêtresse consacrée, elle n'a pas le droit
de disposer de sa vie. Mais tout de suite l'aveu lui
échappe du désir qui la presse de retrouver les
198 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE
siens. « Ah! que dans les antiques salles où le deuil
maintes fois encore murmure tout bas mon nom, la
joie, comme pour un nouveau-né, tende les plus
belles guirlandes de colonne en colonne! » Ainsi
donc, Iphigénie se refuse à mentir, tout en accep-
tant d'ordonner pour les besoins de la cause les
arguments d'une émouvante plaidoirie.
Cependant, Thoas a senti l'affront. Le vieil
homme n'est pas mort. Dans son dépit, et après
qu'il a dit un couplet ironique à la honte du sexe
menteur (« Sois femme tout à fait. Abandonne-
toi à l'instinct effréné qui te saisit et t'entraîne à
l'aventure... »), il annonce à la jeune prêtresse
qu'il rétablit l'usage des sacrifices humains. Préci-
sément, on vient de capturer dans les cavernes du
rivage deux étrangers : ils seront les premières
victimes.
L'acte s'achève par une admirable invocation
d'Iphigénie à la clémence d'Artémis : « Tu as des
nuages, clémente libératrice, pour envelopper les
innocents injustement persécutés, et, les arrachant
aux bras d'airain de la Destinée, tu peux les
porter sur l'aile des vents, par-dessus la mer, par-
dessus les plus vastes étendues de la terre, où il
te paraît bon. Tu es sage et tu vois l'avenir; pour
toi le passé est toujours présent, et ton regard se
repose sur tes serviteurs, comme ta lumière qui
anime les nuits plane sur la terre et la régit. Oh!
épargne à mes mains la souillure du sang. Jamais
le sang versé n'a donné le bonheur et la paix. Le
spectre de la victime d'un meurtre même invo-
lontaire épie et remplit d'effroi les heures mau-
vaises du meurtrier, triste d'avoir tué contre son
CHEZ GOETHE 199
gré. Car les Immortels aiment les races au loin
essaimées des hommes qui sont bons; ils reculent
le terme de leur fugitive existence, volontiers ils
leur accordent de jouir avec eux, quelque temps,
du spectacle des cieux éternels où ils trônent »
(I, 4).
Chez Euripide, l'héroïne ne se gênait pas pour
accabler la divinité : « J'ai lieu de me plaindre des
lois imposées par la déesse. Elle prend plaisir à
se faire immoler des victimes humaines. Non, il
n'est pas possible que l'épouse de Zeus, Latone,
ait enfanté une divinité si cruellement stupide! »
Acte II. Les prisonniers, c'est Oreste et Pylade.
Oreste ne cherchera pas à lutter contre la fatalité
qui l'accable. Sa mort ne le délivrera-t-elle pas des
torturantes Euménides? Mais Pylade ne peut se
résigner à cette passivité sans gloire et qui lui
paraît un outrage a l'oracle delphlque. Homme
d'action, réaliste par tempérament, utilitaire si
l'occasion s'en présente, il incarne à merveille, non
pas précisément la morale de l'intérêt, — son but
est louable et généreux, — mais la morale du résul-
tat. Ici encore, l'intention de Goethe est manifeste.
Dédaignant les effets faciles que l'on pouvait tirer
— et maints épigones d'Euripide s'y sont attachés
— de l'amitié légendaire qui unit Pylade à Oreste,
il va d'instinct tragique à l'essentiel, qui est, pour
lui, d'opposer, en une sorte de diptyque moral, à
Y « ulyssisme » pratique du hardi compagnon la
délicatesse de conscience d'Iphigénie.
200 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE
Ce contraste n'éclate pas cependant dès la pre-
mière rencontre des deux personnages. Toute cette
seconde scène du II e acte, au long de laquelle Pylade
dévoile à Iphigénié la chute de Troie, l'adultère de
Clytemnestre et le meurtre horrible d'Agamemnon,
me paraît ralentir l'évolution du drame psycho-
logique qui se joue dans le cœur de la jeune fille.
« Elle se couvre de son voile », dit l'indication
scénique, au moment où le narrateur insinue claire-
ment que le sacrifice ordonné d'Iphigénie à Aulis
serait à l'origine du ressentiment de Clytemnestre
contre un époux plus docile aux conseils de l'am-
bition qu'à la voix du sang. Certains critiques en
ont pris prétexte pour incriminer son « insen-
sibilité », comme ils disent. Tel n'est pas notre
sentiment. Nous pensons, au contraire, que ce
geste de pudeur offensée et le « es ist genug » qui
l'accompagne traduisent bien mieux que de longs
développements l'infinie douleur d'une âme blessée
au plus vif de sa sensibilité filiale. Chercher,
comme on l'a fait, dans la tiagédie antique une
confirmation de je ne sais quelle attitude morale
qui accorderait moins de révérence à la mère qu'au
père, quelle subtilité, au demeurant bien vaine!
Mais il reste que le second acte n'est qu'un acte
de préparation (un peu aussi, d'opposition) dans
ce drame où nous intéresse avant tout le person-
nage d'Iphigénie.
Le point culminant du III e acte est la guérison
d'Oreste. Elle a donné lieu à d'innombrables corn-
CHEZ GOETHE 201
mentaires, tantôt éthiques, tantôt pathologiques,
éthico-pathologiques aussi. Pour nous, nous invo-
querions uniquement ce complexe richement nuancé
que l'on désigne communément sous le nom d'in-
fluence. « Aura » serait un terme plus adéquat,
« aura » ou rayonnement. Il émane d'Iphigénie
comme un fluide magique. Une vertu sort d'elle,
ainsi qu'il est dit dans l'Evangile. C'est toute l'aven-
ture weimarienne de Goethe et de Charlotte
de Stein.
On sait dans quelles circonstances se produit
cette guérison « wundervoll und schnell ». Iphi-
génie a délivré l'autre captif (Oreste) de ses chaî-
nes. Elle a entendu de sa bouche la suite du récit
commencé par Pylade. Le frère s'est donné à con-
naître. La sœur a révélé son nom. Mais tandis que
la prêtresse rend grâces aux dieux qui l'ont visi-
tée dans son exil, Oreste, en proie aux Furies,
voit dans cette « reconnaissance » un raffinement
de leur cruauté vengeresse. Il tombe sur le sol,
inanimé. Quand il reprend ses sens, c'est pour se
croire transporté dans l'Hadès où l'accueillent,
souriants et réunis, tous les ancêtres, sauf Tan-
tale. Enfin, la raison lui revenant tout à fait, la
malédiction séculaire se dénoue. Il l'entend. « Les
Euménides s'enfuient, je les entends, elles rega-
gnent le Tartare, et derrière elles elles ferment
violemment les portes d'airain qui retentissent avec
un bruit de tonnerre loin'ain. La terre exhale un
parfum vivifiant et m'invite à poursuivre dans ses
plaines les joies de la vie et les exploits hé-
roïques. »
Encore une fois, il me paratt assez vain de
202 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE
chercher à « justifier en raison », comme disent
les réalistes, cette guérison instantanée, totale et
miraculeuse. Le symbolisme est de l'essence même
dt la poésie et de la dramaturgie goethéennes. Le
Second Faust se déroule tout entier dans la sphère
des correspondances subtiles, des allusions char-
gées de mystère et de sens. Wahrheit und Dich-
tung est d'ailleurs une formule symboliste. Les
pédants y perdront leurs lunettes : il faut savoir
goûter le charme et la signification du miracle.
Pour nous, le sommeil d'Oreste est ta clé de voûte
du III e acte et la traduction symbolique de ce
passage du Wetzlarien au Weimarien, de Wer-
ther à l'ami de Charlotte de Stein. L'instantanéité
même de ce passage — et de cette guérison —
n'a rien qui doive nous surprendre. Comme tous
les grands passionnés, Goethe court aux extrêmes.
Non certes qu'il se soit résigné sans lutte à cet
amour quasi filial que lui imposait sa trop mater-
nelle amie. Mais une fois son parti accepté, une
fois prononcé le fiât, c'est avec une sorte d'ala-
crité qui l'exalte que le jeune homme entend tirer
de cette expérience nouvelle toute la somme des
« possibles », toute la gamme des virtualités. La
conversion s'est opérée sous le signe de cette
« reine Menschlichkeit » qui a tant intrigué les
commentateurs. La « pure humanité » d'Iphigénie
qui rachète toutes les infirmités de l'homme («aile
menschlichen Gebrechen ») n'est pas autre chose
que la soumission de la vierge très pure aux lois
éternelles. Il ne faut pas monter trop haut. L'Iphi-
génie de Goethe est plutôt femme qu'héroïne.
C'est la créature humaine qui accepte son rang et
CHEZ GOETHE 203
les devoirs de son rang dans l'ordre préétabli, de
même que chaque planète fait sa révolution dans
l'ordre du Cosmos. A partir de Weimar, et M me de
Stein l'y aidant, Goethe se rend compte des beau-
tés de l'ordre. Toute sa sagesse sera désormais
un effort de conciliation. De là vient qu'il est le
plus grand des classiques. Classicisme égale équi-
libre. La « pure humanité », l'humanité véritable
est avant tout une question de mesure.
La vision d'Oreste soulève le problème de Tan-
tale. Dans l'Hadès qui lui est révélé, le parricide
voit tous ses ascendants réconciliés. Tous, sauf
un : le père de la race. Pourquoi le Titan seul
serait-il exclu du bénéfice de l'amnistie ? Ici, nous
souscririons volontiers à la remarque pénétrante
de M. Hippolyte Loiseau, qui a préfacé et tra-
duit, pour la Collection bilingue des Classiques
étrangers, Iphigénie en Tauride. Goethe voit dans
la présomption, l'esprit d'orgueil (« die Vermes-
senheit »), le plus grand obstacle à la « pure huma-
nité ». Précisément parce que l'humanité est har-
monie, et que rien ne dérange des lois faites pour
tous comme l'aveugle égoïsme d'un seul. Tantale
éternel supplicié, c'est Werther qui n'eût pas
abjuré ses faux dieux. Le dionysien cède à l'ap-
pollonien — sur toute la ligne.
Ainsi cet acte III, qui nous montre surtout
Oreste et sa libération, est tout entier baigné dans
cette « aura », dans cette atmosphère bienfaisante
et de paix qui accompagne partout Iphigénie. Elle
avait adouci le roi, civilisé les sacrificateurs bar-
bares. Par sa seule apparition — céleste (« himm-
lisch ») apparition, — elle met en fuite l'essaim
204 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE
déchaîné des noires Euménides, les imprécations,
les spectres sanglants, les remords et toutes ces
révoltes de la chair que l'esprit ne dompta.
...Mais comme Oreste remerciait les Dieux,
Pylade lui a signifié qu'il n'y a plus un instant
à perdre. Le vent est favorable. Il n'est plus que
de fuir, emportant vers l'Attique la statue d'Ar-
témis.
Le IV e acte pourrait s'intituler l'acte des incer-
titudes, de la lutte dans un cœur partagé entre
le sentiment du devoir et les scrupules de la raison
et du cœur. Trois fois, Iphigénie (scènes 1, 3 et
5) déplore le mensonge par lequel il lui faut ache-
ter la guérison définitive de sa race, la paix des
dieux. Et les scènes 2 et 4 sont comme le reflux
de ce ballottement. Conflit tragique ! Et quelles
proportions admirables dans l'architecture de ces
cinq scènes! Goethe n'a jamais mieux révélé sa
maîtrise souveraine : maîtrise de la matière dra-
matique et de la forme d'art, maîtrise de soi aussi.
Ce IV e acte d'Iphigénie suffirait à montrer les
effets de la conversion. Et le tout aboutit au vieux
chant des Parques inhumaines, implacables, que
nul ne peut fléchir :
« Qu'elle redoute les dieux,
la race humaine!
Ils tiennent la maîtrise
en leurs mains éternelles,
et ils en peuvent user
comme il leur plaît.
CHEZ GOETHE 205
Qu'il les craigne deux fois,
celui-là qu'ils élèvent!
Sur les sommets et les nuages,
des sièges sont tout prêts
autour des tables d'or.
Qu'éclate une querelle,
ils précipitent leurs hôtes,
insultés, avilis,
aux profondeurs de nuit.
En vain attendront-ils,
liés dans les ténèbres,
la sentence du droit.
Mais eux, eux ils demeurent
dans leurs fêtes sans fin
aux tables d'or.
Ils vont de montagne
en montagne, là-haut :
des gouffres de l'abîme
fume vers eux le souffle
des Titans écrasés,
pareil aux fumées des sacrifices,
tel un léger nuage.
Et ils détournent, les maîtres,
leur regard favorable
de races tout entières;
et ils évitent de voir dans le petit-fils
les traits jadis aimés,
les traits qui leur sont un reproche muet,
les traits de Vaieul. »
Toute la détresse de la Tantalide pleure dans
ces strophes. Toute la détresse aussi de la femme.
On en a voulu à Iphigénie de cet accès de fémi-
nité. « L'humanité » de la prêtresse d'Artémis
serait pour d'aucuns synonyme de rigidité morale.
206 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE
M. Corin est particulièrement dur. « Pourquoi
n'a-t-elle plus le courage de sa foi? interroge-t-il.
Parce qu'elle a cessé d'être désintéressée, de se
tenir au-dessus de sa propre destinée : elle a
maintenant des intérêts personnels, le sentiment
de sa mission divine a été obnubilé par son ardent
désir de revoir sa patrie et la maison paternelle,
par la crainte aussi pour sa propre vie et celle de
son frère. Et enfin, elle n'a pas pu prendre son
parti de la nécessité qu'il y a pour l'homme de
sacrifier un grand bien, sa vie même, pour un bien
plus élevé : son âme. » Et il conclut : « Le sens
moral d'Iphigénie est donc troublé, il a fléchi. »
Tout cela au moment même où Iphigénie vient
de traduire ainsi les scrupules de son cœur tenaillé,
de son âme incertaine : « Malheur ! malheur au
mensonge ! Il ne soulage pas le cœur, comme
toute autre parole dite avec vérité ; il ne nous
rassure pas, il angoisse celui qui en secret le forge,
et comme un trait décoché qu'un Dieu a détourné
et qui refuse son office, il revient en arrière et
frappe l'archer... Mon cœur bat, mon âme se
trouble à la vue de l'homme à qui je dois mentir
(se. 1) ». Et plus loin : « La voix de ce fidèle
ami (Arkas) m'a réveillée et me rappelle que
j'abandonnerai ici des êtres qui sont des hommes.
Le mensonge m'apparaît doublement odieux
(se. 3) ».
Voilà bien le pivot du drame goethéen : un scru-
pule de conscience. Nous sommes loin de la con-
ception d'Euripide où la jeune captive ourdissait
de ses mains la trame de la ruse où tombera le
niais Thoas. L'Iphigénie de Goethe n'a rien
CHEZ GOETHE 207
machiné. Son silence seul doit favoriser le projet
de Pylade, lequel s'est avisé d'un pieux strata-
gème : sous ombre de purification, la statue
d'Artémis qu'a souillée le contact d'un impur
étranger, sera immergée dans la mer, et c'est à
l'occasion de cette cérémonie lustrale qu'elle sera
ravie sur le vaisseau des Grecs. Le dialogue de
la scène 4 entre Pylade, qui se fait pressant, et la
vierge toujours plus irréductible est d'une émou-
vante grandeur.
Pylade. — C'est celui qui veut immoler ton
frère que tu fuis.
Iphigénie. — C'est celui qui fut mon bienfai-
teur.
Pylade. — Il n'y a point d'ingratitude où la
nécessité commande.
Iphigénie. — L'ingratitude demeure entière, la
nécessité n'est qu'une excuse.
Pylade. — Elle t'excusera certainement aux
yeux des dieux et des hommes.
Iphigénie. — Seulement mcn propre cœur n'en
est pas satisfait.
Pylade. — L'excès de scrupules est un orgueil
secret.
Iphigénie. — Je ne m'analyse pas, je ne fais
rien que sentir (« ich fiïhle nur »).
Pylade. — Si ton sentiment de toi est juste,
tu ne peux que t'estimer.
Iphigénie. — Oui, mais le cœur ne s'estime que
lorsqu'il est tout à fait pur.
Au sentiment d'horreur qu'inspire le mensonge
se mêle, on le voit, le sentiment de la reconnais-
208 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE
sance, d'une reconnaissance aussi délicate que la
sincérité est elle-même exigeante. Que Goethe
ait cru devoir doter pour le surplus sa fragile
héroïne de tous ces tremblements naturels à son
sexe, loin d'y voir une atteinte à « l'humanité »,
nous sommes tout disposé à faire de ces tremble-
ments et de cette fragilité le plus pur fleuron, le
diamant à la plus belle eau, la plus profonde, de
la couronne que voulut poser un Goethe délivré
des Furies au front de l'éternel féminin.
La sincérité envers soi-même, cet impératif caté-
gorique supérieur à toutes les conventions de l'ami-
tié ou de l'intérêt, n'est pas de ces devoirs qu'on
accepte sans effroi. Pour s'élever sur le plan de
l'essentiel il faut dompter souvent le vertige des
cimes. Iphigénie courbée un instant sous la malé-
diction des dieux, comme elle nous apparaît notre
sœur en détresse, infiniment pitoyable et « hu-
maine » de tout le poids de toutes nos contra-
dictions !
* * *
Au dernier acte, la prêtresse qui s'est recon-
quise a dit au roi Thoas toute la vérité. Qu'il me
soit permis de citer cette confession la plus noble :
Iphigénie. — L'homme a-t-il donc seul le pri-
vilège des exploits inouïs ? L'impossible, lui est-il
donc à lui seul réservé de l'étreindre contre son
cœur puissant de héros ? Qu'est-ce qu'on appelle,
grand ? (Suit une énumération des gestes héroï-
ques.) Ne nous reste-t-il plus rien à nous ? Une
tendre femme doit-elle à la rudesse opposer la
rudesse, et, comme les Amazones, vous ravir le
CHEZ GOETHE 209
droit de porter le glaive et dans le sang se venger
de l'oppression ? Pour moi, une entreprise hardie
agite mon cœur hésitant. Je n'échapperai pas à
de grands reprochés ni à de grands malheurs, si
elle échoue. Toutefois, ô Dieux, je vous la confie.
Si, comme on vous en fait un mérite, vous aimez
la vérité, montrez-le en me secourant, glorifiez en
moi la vérité !... Eh ! bien, oui, apprends, ô roi,
que, dans le secret, on ourdit une trame menson-
gère. C'est en vain que tu demandes les prison-
niers. Ils sont partis et sont allés trouver leurs
amis qui, avec leurs vaisseaux, les attendent au
rivage. L'aîné, que le mal sacré a saisi et quitté
en ces lieux mêmes..., c'est Oreste, mon frère ; et
l'autre est son confident, son ami de jeunesse : il
s'appelle Pylade. Apollon les a envoyés de Delphes
sur ces rives avec l'ordre divin d'enlever la statue
de Diane et de lui ramener sa sœur. En échange,
à celui que les Furies poursuivent pour le parri-
cide dont il est chargé il a promis la délivrance.
Et maintenant j'ai remis entre tes mains les deux
seuls survivants de la maison de Tantale. Perds-
nous... si ton cœur te le permet (« Verdirb uns
— werrn du darfst »).
Thoas. — Tu penses que le Scythe grossier, le
Barbare, entendra la voix de la vérité et de l'hu-
manité à laquelle Atrée, le Grec, a été sourd?
Iphigénie. — Tout homme l'entend, sous quel-
que ciel qu'il soit né, et à qui la source de vie
coule pure et libre dans son sein...
Je ne reviendrai sur l'artifice du dénouement
(l'interprétation par Oreste de l'oracle sibyllin)
210 LE PERSONNAGE D'IPHIGENIE
que pour souligner, une fois de plus, le triomphe,
dans lphigènie, de l'élément moral, des forces inté-
rieures, sur tout ce qui est contingent, grossière-
ment rituel. Moderne, cette solution ? Si l'on veut !
Mais le Christ avait dit, bien avant Goethe, que le
culte extérieur des Pharisiens ne suffit pas. La
purification de l'homme est un drame qui se joue
aux profondeurs secrètes de la conscience d'un
chacun. C'est là que brûle la veilleuse, et c'est là
qu'aux grandes heures, brille soudain la flamme.
Pourtant lphigènie ne peut pas se contenter
d'une libération qu'arracherait à Thoas la volonté
des dieux enfin élucidée. Il faut que le barbare
humanisé s'humanise jusqu'à l'affection. « Dites-
nous donc adieu !... En gage de notre vieille
amitié, donne-moi ta main !» — « Lebt wohl ! »
répond Thoas vaincu. Le rideau se ferme sur la
victoire totale, la douce victoire d'une jeune fille
en pleurs.
Cette jeune fille-là, nous n'hésitons pas à
l'écrire, c'est la plus pure création du drame
antique et du drame moderne. Humaine héroïne,
fière et tendre, droite et frêle, scrupuleuse et pas-
sionnée, sincère surtout — et qui n'a point de
masque. Que Goethe, pour la créer, se soit sou-
venu de son amie de Weimar, c'est le meilleur titre
de gloire de cette Charlotte écossaise, un peu
pâle. A notre sentiment, d'ailleurs, d'autres fem-
mes ont concouru à cette harmonieuse synthèse.
Il y avait la mère de Goethe, fine et sensible, sa
sœur Pulchérie, Augusta von Stolberg ; il y avait
CHEZ GOETHE 211
sans doute aussi la fraîcheur de Frédérique, la
droiture de Lotte Buff, la beauté de Lili. Nous
pardonnerons beaucoup à celui qui a souvent mal
aimé, parce que son Iphigénie est de toutes la
plus aimable. Un beau et noble sujet porte tou-
jours l'écrivain — et l'emporte. Les qualités d'iphi-
génie en Tauride sont tout en nuances. On a
reproché au drame de manquer d'action. Comme
si le vrai cheminement ne se déroulait pas au fond
du cœur ! Pour le classicisme, l'harmonie heureuse
des proportions, la fluidité de la forme métrique,
de ce pentamètre iambique qui donne à certains
couplets l'allure d'une incantation, Goethe, qui ne
s'était jamais élevé si haut, ne s'est pas surpassé
depuis. On fait volontiers grand état du pèleri-
nage d'Italie. Et certes, c'est en Italie que le
drame fut mis en vers. Mais la révélation du génie
hellénique, des lois de l'ordre et des délicatesses
du cœur, Goethe l'avait eue à Weimar, quand il
demandait
— De la musique avant toute chose! —
un orchestre pour soulager ses esprits en travail
et hâter l'heure de la libération, l'heure immor-
telle.
m.
Varia
ÉLOGE DE LA TRADITION
Il ne s'agit pas ici de polémique. Les positions
sont prises : d'un côté, les bons esprits ; de l'au-
tre, les esprits faux. Nous ne convaincrons pas nos
adversaires. Qui, d'aventure, nous traiteront de
Gorgias.
Au moment de dire notre sentiment sur la que-
relle qui perpétuellement se rallume des Anciens et
des Modernes, voici que la discussion nous appa-
raît oiseuse. Académique, si l'on préfère et pour
éviter le terme péjoratif. Nous la prolongerons par
pur dilettantisme, par luxe. Confiants que nous
sommes, les traditionalistes ou les Anciens, dans
l'excellence de notre position. Mais il nous plaît,
d'ailleurs, de connaître la raison, les multiples rai-
sons d'une tapageuse levée de boucliers contre le
bouclier de Pallas-Athènè.
Puisque tout est remis en question, et le sens
même de la culture générale, je commencerai par
définir le concept de civilisation.
On peut distinguer, il me semble, trois degrés
de civilisation : la civilisation matérielle, la civi-
216 ELOGE DE LA TRADITION
lisation sociale, la civilisation spirituelle (intellec-
tuelle et morale).
La civilisation matérielle progresse. A pas de
géants. Il serait puéril d'y contredire. Les huma-
nistes anciens n'y songent pas un instant. Il fal-
lait être ce doux rêveur de Louis Ménard, « le
dernier païen et le dernier Hellène », au témoi-
gnage de Barrés, pour se promener à travers
Paris, drapé dans un manteau à la grecque. Nous
ne réclamons pas le retour à la toge. Pour ma
part, je n'entends renoncer à nul de ces agré-
ments que le confort moderne dispense au siè-
cle XX. Pourquoi serait-il interdit de savourer
Horace du fond d'un fauteuil-club?
Mais que ce progrès matériel n'ait rien à voir
avec la notion d'humanisme, l'exemple de l'Amé-
rique suffirait à le démontrer. La poésie, la
musique, la sculpture américaines, ubi sunt?
Moins heureuses que les belles dames du temps
jadis, elles n'ont même pas disparu, parce qu'elles
n'ont jamais existé. On me jettera, comme un gant,
l'un ou l'autre nom de la jeune littérature. Tout
génie qui n'atteint pas à l'universel est indigne du
nom de génie. Or j'ose affirmer que pas un artiste
de chez eux n'a gagné l'audience du monde. Il y
a tout juste le cinéma, qui excelle, à Hollywood,
dans les prises de vues. Nous n'allons pas recom-
mencer Duhamel. On s'excuserait volontiers d'in-
sister sur des vérités aussi élémentaires. Mais il
paraît que nous vivons une ère nouvelle, qui
réclame, par la voix de mille besoins nouveaux,
une nouvelle forme d'éducation. Gardons-nous
de confondre. Aussi longtemps que vous demeu-
ELOGE DE LA TRADITION 217
rez sur le terrain du progrès matériel, je vous
dénie le droit de faire intervenir la notion d'hu-
manisme. Oui ou non, s'agit-il ici d'une réforme
de l'enseignement dit secondaire, qui doit pré-
parer le jeune homme à l'université, antichambre
des carrières libérales? Certes, j'éprouve le besoin,
dès que j'ai acquis un appareil de T. S. F., d'en
connaître le maniement. Mais l'enseignement que
va me donner le monteur en salopette — on dit
plutôt : le renseignement — n'est qu'un enseigne-
ment usuel et qui n'a rien de commun avec l'édu-
cation classique.
Civilisation sociale : c'est un second degré. Ici
encore, nous avons fait, depuis les Grecs, quel-
ques progrès. Sous l'influence prépondérante
d'un facteur que nous n'hésitons pas à nommer
par son nom : le christianisme. Et nous serions
curieux d'entendre, sur ce point, les explications
de nos * humanistes nouveaux ».
Cependant, l'histoire nous enseigne qu'il serait
vain d'en appeler, contre le barbare du siècle
d'Auguste, au civilisé d'aujourd'hui. La guerre
n'a rien de plus humain, de plus tempéré par les
mœurs. Aux tueries sauvages et isolées a succédé
le massacre scientifique d'un peuple sans défense.
On nous objecte l'esclavage, les jeux du cirque.
Comme si l'industrialisme forcené n'avait pas
provoqué, dès les débuts du machinisme, toutes
sortes d'excès ! Comme si les combats dans le
ring n'accusaient pas l'inhumanité stupide de nos
foules qui, plus cruelles que les foules antiques,
paient à prix d'or la joie de voir couler le sang !
Quant aux mœurs contre nature d'un Platon, d'un
218 ELOGE DE LA TRADITION
Socrate (car j'ai retrouvé, maintes fois, cet argu-
ment choisi, sous la plume d'adversaires qui n'ont
rien compris à l'ironie socratique), nous aurions
mauvaise grâce de nous en indigner au siècle des
petits baronnets de Charlus et d'André Gide.
Ayons le courage, la sincérité d'avouer que le sens
social de chacun d'entre nous dépend presque
uniquement de dispositions morales. L'éthique
échappe — et c'est tant mieux — aux fabricants
de réformes scolaires. La purification de l'homme,
la « reine Menschlichkeit » de Goethe est un drame
qui se joue — revenons-y — aux profondeurs
secrètes de la conscience individuelle.
Le progrès existe-t-il sur le plan spirituel? Il
n'existe pas fatalement. Pour l'excellence raison
que le cerveau humain dans l'exercice de sa fonc-
tion propre, qui est de penser, n'est susceptible
d'aucun perfectionnement. J'entends, d'un perfec-
tionnement extrinsèque. Aristote, à trente ans,
pensait sans doute plus profond que l'Aristote de
la vingtième année : la faculté d'abstraire était la
même. Les conclusions de la physiologie moderne
confirment pleinement notre manière de voir.
L'Avenir de la Science, écrivait Renan. Mais
c'était à la condition de considérer l'expérience
scientifique dans la nature seule, non dans l'es-
prit. Le positivisme n'a pas d'autre formule. Nous
sommes d'avis que la vérité, c'est l'humain. L'esprit
souffle où il veut. Nous ne le dirons pas en latin,
pour ne contrister — pour n'embarrasser — per-
sonne. Tous les efforts des eugénistes du cerveau,
des fournisseurs de substance grise ne parvien-
dront jamais à produire un Euclide.
ELOGE DE LA TRADITION 219
Modernisme n'implique pas nécessairement pri-
mauté. « Dans toute société, dit un peu mécham-
ment Henry de Montherlant (Les Célibataires),
ce sont toujours les éléments d'intelligence infé-
rieure qui sont affamés d'être à la page. Incapa-
bles de discerner par le goût, la culture et l'esprit
critique, ils jugent le problème automatiquement
d'après ce principe que la vérité est la nou-
veauté. » Cette croyance au Progrès n'a pas
cessé, en tout cas, d'exercer son mirage sur ceux
qui disent, par exemple : « Notre monde n'est
plus celui de la Renaissance : il s'est singulière-
ment développé »; ou encore : « La vie plus
intense et plus complexe de la société contempo-
raine nous met en face de problèmes nouveaux. »
* * *
A cette croyance au progrès se rattache la
défiance de l'histoire. Défiance qui, chez la plu-
part, va jusqu'au dédain, au mépris. L'histoire est
le passé. Elle s'appelle aussi la tradition. Pour les
« actualistes », qui dit tradition dit poids mort. Il
ne serait pas difficile de classer nos adversaires
dans la catégorie de ces jacobins qui croient —
de bonne foi, peut-être — que le monde est né
en même temps que leur cerveau. Les Modernes,
si vous les poussez quelque peu, consentent d'as-
sez bonne grâce à tous les retranchements.
Il n'est pas vrai que l'humanisme soit contre
l'homme, mais peut-être bien contre un type d'in-
dividu anarchico-libéral. Une sorte dïndividua-
220 ELOGE DE LA TRADITION
lisme orgueilleux est, en effet, à la base même de
cette révolte contre la tradition.
Cet individualisme n'est condamnable que dans
ses excès. Nul ne songe, parmi nous, à prôner la
seule efficace d'un conformisme intellectuel et
moral, le modèle en fût-il cherché dans la pure
tradition gréco-latine. Ce qui nous déplaît, ce qui
nous répugne dans l'individualisme de ceux d'en
face, c'est sa tendance au nivellement, son esprit
égalitaire. Toute aristocratie est devenue suspecte.
Or nous sommes et nous entendons bien rester des
aristocrates. Ce fut un des mérites de la Cité
antique — et aussi de l'Ancien Régime — que
cette fidélité à un enseignement de classe. Et voilà
un sens du mot « classique » auquel nous ne
songeons pas souvent ! L'égalité selon le cœur des
doctrinaires est un mythe. Mais quel mirage sédui-
sant ! l'excellent argument de réunion publique !
Lorsque la querelle des Anciens et des Modernes
fut portée, voici quelques années, à la tribune du
Palais-Bourbon, les partisans de l'école unique et
du modernisme scolaire en général faisaient de
l'électoralisme, en le sachant. La connaissance du
grec et du latin leur paraissait un privilège, le seul
peut-être que n'eût pas aboli la nuit du 4 août. Et
voilà pourquoi la propagande de nos adversaires
compte sur les ressources du pratique, de l'immé-
diat, du facile.
Je pourrais ajouter — car je n'ai pas l'habitude
de dire les choses à mots couverts — que l'anti-
cléricalisme joue son rôle dans cette bagarre. Le
latin est aussi la langue de l'Eglise, la langue des
curés. Ce n'est pas sans raison que la République
ELOGE DE LA TRADITION 221
« biocarde » a fait tous ses efforts pour tuer, en
France, les humanités à l'ancienne mode.
Et pour en revenir au sens antihistorique de
nos adversaires, nous aimerions de rappeler que
le régime d'enseignement qu'ils prétendent con-
damner s'appuie précisément sur une longue
histoire, sur une tradition séculaire. Il n'est pas de
bonne guerre, dans un débat comme celui-ci, de
négliger les leçons que nous donne le passé. Si
vraiment l'heure a sonné d'une civilisation nou-
velle qui puisse faire fi des disciplines d'autrefois,
on demande à savoir quand s'est faite la coupure.
La philosophie du devenir incessant et de la nou-
veauté nécessaire suppose tout de même le sens
de l'évolution, le sens historique. Il y a là, chez
lés « humanistes nouveaux », comme une contra-
diction.
* * *
Maintenant que nous avons dénoncé quelques-
uns des mobiles qui animent nos réformistes, il ne
sera peut-être pas inutile de défendre la tradition
par des arguments moins négatifs.
Notre position est fort nette : nous nous en
tenons strictement aux exigences de l'esprit. Met-
tons l'accent sur ce caractère spirituel et désinté-
ressé de nos études. L'Université doit conserver
son apanage. Loin de toute compromission. Du
jour où les langues dites vivantes auront pris le
premier rang, du jour où, par la force même des
choses, les étudiants seront devenus sensibles aux
222 ELOGE DE LA TRADITION
considérations d'utilité pratique, l'humanisme, le
vrai, aura fait son temps. L'Université américaine,
dont quelques-uns de nos adversaires se font les
champions enthousiastes, souffre de l'invasion des
techniciens : de ceux-là qui ne suivent des cours
que dans l'espoir de décrocher plus vite la tim-
bale aux dollars. Mais la réaction se dessine déjà,
très violente, en Amérique même. Abraham Flex-
ner, directeur de YInstitute for Advanced Study,
raille le système des side-shows et des universités
« omnibus ». Faut-il citer Sinclair Lewis et la satire
qu'il fait de l'Université babbitienne? Tel est cepen-
dant le régime que d'aucuns rêveraient d'instaurer
parmi nous. Un régime où l'anacheur de dents
est mis sur le même pied que le philosophe. Que
dis-je? N'est-il pas évident, du point de vue de
l'utilisation pratique des connaissances, qu'il est
plus opportun de manier le davier que le vocabu-
laire philosophique? Pas un article, pas un ques-
tionnaire, pas un programme où les « humanistes
nouveaux •» n'étalent au grand jour, avec une
sorte de naïveté qui a bien quelque chose de tou-
chant, ce désir de faciliter à leurs adeptes l'exer-
cice quotidien, immédiat, nous allions écrire ma-
nuel, non plus de la profession, mais du métier.
Or les pédagogues classiques nous ont enseigné
que l'essentiel est d'apprendre à apprendre, selon
une formule à la fois si juste et si drue. Notre
discipline n'a garde d'envisager le résultat immé-
diat. Parce qu'il s'agit, avant tout, d'une prépa-
ration, d'un assouplissement, d'une gymnastique
intellectuelle. Ainsi, les mouvements décomposés
qu'exécute, au commandement, l'escrimeur à la
ELOGE DE LA TRADITION 223
salle d'armes ne reproduisent point les phases
d'un combat réel. Nous aurions moins peur cepen-
dant de rencontrer sur le terrain quelque fou-
gueux moderniste, si nous avions pénétré, à
force de patients exercices, les secrets de la botte,
de la fente à l'italienne et de la parade en octave.
C'est Madelin t sauf erreur, qui disait à un contra-
dicteur : « Pourriez-vous encore faire la gre-
nouille aux anneaux, comme au temps du
collège ?... Mais vous avez gardé des membres
plus vigoureux, des muscles plus souples, un corps
sain. »
Culture désintéressée : telle est notre ligne. Ce
qui n'implique pas, d'ailleurs, que nous renon-
cions à l'utile. Nous sommes loin de l'acte « gra-
tuit ». Il va de soi que, si nous défendons avec un
tel acharnement les humanités gréco-latines, c'est
que des Intérêts fort précieux se trouvent engagés
dans la lutte. Qui voudrait faire l'ange, le pur
esprit, ferait ici la bête. Le jeune homme qui aura
passé par l'école des Anciens ne peut pas être mal
armé pour la bataille de la vie. C'est une question
d'échéance, et c'est une question d'envergure. A
celui qui pourra dire, au bout de deux mois, en
cinq langues : « Donnez-moi de la bière... Avez-
vous la clef de la chambre ? », nous préférons
cet autre qui mettra de longues années à disci-
pliner ses facultés pour les conquêtes difficiles.
L'honnête homme l'emporte en dignité sur le por-
tier de palace. Mais je crois bien que, tout compte
fait, il est plus prudent, voire plus lucratif, de
prendre ses grades académiques que l'inscription
224 ELOGE DE LA TRADITION
de A. 0. Barnabooth sur le registre des voya-
geurs.
* * *
Les horaires, avons-nous dit, ne nous intéressent
guère. En ce sens que nous nous en tenons aux
matières traditionnelles. Sauf à discuter, bona
fide, de quelques modifications de détail. Nous ne
sommes pas des fossiles. Et notre intransigeance,
qui aurait le droit d'être absolue, s'accommode,
chacun le sait, d'aimables concessions. On nous
oppose souvent le Xénophon de VAnabase, le
Xénophon qui n'arrête pas de compter par para-
sanges et par plèthres. Des hellénistes ont montré
l'intérêt .historique et la valeur éducative des
Mémorables, du même auteur. Pourquoi ne pas
substituer à VAnabase les Mémorables? Mais il
serait temps de renoncer à des plaisanteries éculées
sur la valeur formative de la Retraite des Dix
Mille.
« Les Grecs sont la fleur et le parfum », disait
Anatole France. Or certains humanistes, prompts
à la dérobade, sacrifieraient d'un cœur trop léger
cette fleur qui leur paraît trop délicate. Les études
gréco-latines forment un tout, une harmonie. Que
le grec soit reporté en quatrième, je ne l'admet-
trais, pour ma part, qu'à la condition de dévelop-
per dans les classes supérieures l'analyse de
Sophocle, la lecture d'Homère. Car il s'agit, ne
craignons pas d'y insister, d'un enseignement litté-
raire, esthétique. La formation de l'intelligence
et du cœur ne peut être à la merci d'un marchan-
dage sur l'horaire.
ELOGE DE LA TRADITION 225
Le latin a moins besoin d'être défendu. Il
importe pourtant de préciser notre point de vue.
Je m'y résous d'autant plus volontiers que, roma-
niste, il m'arrive d'être taxé de déserteur, de rené-
gat. Or — je tiens à le proclamer bien haut —
mon attitude, dans la querelle des Anciens et des
Modernes, est déterminée avant tout par mon
amour de la langue, de la culture françaises.
Il n'est pas vrai que l'étude du français par
le français supplée l'exercice de version latine.
C'est l'argument de ceux qui tendent à détacher
du groupe gréco-latin les tenants de nos lettres
romanes. La langue maternelle conserve, chez
nous, tous ses droits : les premiers, les plus res-
pectables, les plus chers. Mais qui niera que les
exercices d'explication française ne passent, pres-
que toujours, par-dessus la tête de l'enfant? A
l'écolier de douze ans, de treize ans, La Fontaine
paraît aussi transparent que l'onde de la rivière
où pêche le héron. Parce que toute la difficulté
semble se réduire à quelques obscurités lexicolo-
giques (« Qu'est-ce qu'une tanche? »), le maître
aura bien du mal à forcer l'attention, à mettre
en valeur l'élément de beauté qui tient à l'expres-
sion, à la clarté, à la musique. Il manque, dans
cette classe de sixième, à l'occasion d'une fable
— Le Héron — qui est un pur chef-d'œuvre, ce
que je ne crains pas d'appeler le corps à corps
avec le modèle. J'en appelle ici à tous ceux qui
ont enseigné le français par les textes. J'évoque
les Propos sur l'éducation d'un pédagogue qui n'a
rien de racorni : Alain. Je songe à ma propre
expérience. Les garçons de l'Athénée, à qui je
226 ELOGE DE LA TRADITION
me suis efforcé d'expliquer les meilleures pages
des meilleurs prosateurs, des plus grands poètes,
en quoi différaient-ils de mes jeunes gens de la
section romane, à l'Université? Ces derniers seuls
savent lire. Pourquoi? Parce que les humanités
gréco-latines, les exercices répétés de version et
de thème leur ont donné le sens de la propriété
des mots, le sentiment de la rigueur logique, le
goût de la nuance, de l'expression qui revêt l'idée
de beauté. Non, il n'est pas indifférent, pour l'intel-
ligence des Provinciales ou du Discours de la Mé-
thode, d'aborder Descartes ou Pascal dans un état
d'indifférence sereine à l'égard du latin qu'ils con-
nurent, qu'ils pratiquèrent et qui a laissé dans leur
œuvre, à chaque page, sa forte empreinte.
Je m'en voudrais d'étaler ici de pédantes consi-
dérations de grammaire historique. Que nous
ayons le latin dans le sang, qu'il nous ait légué,
bien plus et bien mieux que le vocabulaire : les
règles de syntaxe et tout le mécanisme infiniment
délicat de la pensée et de son expression, voilà
qui n'a pas besoin d'être démontré. La joie de
l'enfant qui décline, pour la première fois, rosa-
la rose, vient en grande partie de ce que j'appel-
lerais volontiers l'impression de la « reconnais-
sance ». Il se reconnaît, il se retrouve dans cette
langue originelle dont il pressent confusément
qu'aucune finesse ne pourra lui échapper. Tandis
que l'anglais, au contraire, réserve au mieux
informé d'entre nous la foule de ses idiotismes
savoureux, mais intraduisibles. Intraduisibles et
insaisissables, je n'hésite pas à l'affirmer. La force
de notre tradition, c'est qu'elle respecte les faits,
ELOGE DE LA TRADITION 227
ces faits qui sont plus respectables qu'un lord-
maire. On nous taxe souvent d'idéalisme : les
vrais réalistes, c'est nous. Nous continuons la civi-
lisation de Rome, héritière elle-même de la pen-
sée grecque. Rien ne prévaudra contre cette
filiation. Saper l'enseignement du grec et du latin,
c'est ébranler les colonnes de la maison, les pierres
du foyer.
S'agit-il donc de dresser contre le monde ger-
manique le monde latin? Au fond, l'histoire est
faite de ces antagonismes; et la création d'un type
neutre, indéterminé, ressemble fort à l'émascula-
tion de l'eunuque. Pourtant, l'humanisme gréco-
latin, tel que nous le concevons, travaille plus sûre-
ment qu'un Covenant de Genève ou d'ailleurs, au
rapprochement des intelligences et des bonnes
volontés. En d'autres termes, si, pour tout Latin,
l'éducation classique rejoint la route royale de la,
tradition nationale, rien ne permet de tenir les
Anciens pour des fauteurs de discorde, des
semeurs de haine. A égale distance de ce natio-
nalisme étriqué qui ne voit pas plus loin que les
frontières politiques et de cet idéalisme vague qui
se flatte d'instaurer sur la terre des Modernes la
communion des hommes nouveaux, nous défen-
dons à la fois le passé, le présent... et l'avenir.
Puisque j'ai soulevé la question du latin, il ne
sera pas inutile de rencontrer une objection assez
spécieuse. Au programme des « humanistes nou-
veaux » figure — dans le coin du parent pau-
vre, d'ailleurs — l'enseignement de l'espagnol et
de l'italien. C'est ce qui permet à quelques-uns
— pas tous — de nos adversaires de proclamer
228 ELOGE DE LA TRADITION
leur amour du Midi. Culture latine devient culture
méditerranéenne. Mais à l'ombre des oliviers, des
pins-parasols, des chênes verts, on nous invite à
élire pour maîtres Dante, et non plus Virgile, Cer-
vantes et, d'aventure, le Mistral de Mireille.
L'italien, l'espagnol, le portugais, le provençal,
le roumain vivent, à côté du français, dans une
relation de dépendance, qui est la même pour
tous, à l'égard du latin langue-mère. Que le
latin d'Espagne ait pris, dès les premiers siècles,
un air de nobilitas qu'attestent les nombreux écri-
vains originaires d'Ibérie (Sénèque, Lucain, Mar-
tial, Quintilien), que la concurrence du latin ait
maintenu plus longtemps qu'ailleurs, en Italie, la
langue vulgaire à l'état de patois, que le proven-
çal ait donné à l'Europe occidentale les modèles
les plus anciens de poésie courtoise, cela tient uni-
quement au jeu des circonstances. Partout dans
la Romania, le latin importé, puis acclimaté, dicte
sa loi. Ce qui est constant, c'est l'élément tradi-
tionnel. Ce qui est commun, c'est l'origine même
de ces langues néo-latines, comme disent encore
les philologues italiens. Il serait difficile de faire
admettre à quelqu'un de bonne foi que Pétrarque
a plus de vertu humaniste que Cicéron, par exem-
ple, puisque aussi bien l'amant de Laure écrit indif-
féremment en italien et en latin. Dante, s'il a
retrouvé Béatrice, doit souffrir mille morts, dans
son Paradiso, à la nouvelle que Virgile, déjà banni
des célestes parvis pour le crime d'être païen, est
évincé de ces Champs-Elysées où devisent, pour
l'édification des hommes, les ombres bien disantes
des philosophes et des poètes. Proposer à notre
ELOGE DE LA TRADITION 229
admiration exclusive les dialogues de Don Qui-
chotte et de Sancho, c'est préférer le reflet à la
lumière, le rayon au soleil. Nous n'excluons per-
sonne. Partis de la Grèce et de Rome, nous tra-
versons le moyen âge (bien plus pétri de latinité
qu'on n'a voulu le croire) et la Renaissance, pour
arriver jusqu'à nos jours. La chaîne n'est nulle
part brisée. Et chez les prosateurs, les bons poètes
d'aujourd'hui, il nous plaît de déceler, tel un
signe de race, l'écho qui ne trompe point.
Pour qui se préoccupe d'ailleurs de cette ques-
tion des langues vivantes, il est si facile d'appren-
dre, grâce au latin, en quelques mois, l'italien et
l'espagnol. J'ai su l'italien en quelques semaines.
Or je n'ai pour les langues nulle aptitude spéciale.
Il m'a suffi d'appliquer à une langue-sœur l'excel-
lente méthode que j'avais acquise par l'étude de
la langue-mère.
Quant à l'allemand, à l'anglais, je suis assez
de l'avis de Pierre Lasserre : on ne devrait s'y
appliquer qu'à partir de la quatrième. « Il faut
qu'une très forte culture française précède l'entrée
des langues étrangères dans notre esprit. Il faut
savoir très bien le français avant de commencer
l'anglais et l'allemand. » Encore une fois, il n'est
nullement question de condamner, voire de res-
treindre la pratique des langues vivantes. Nos
adversaires voudront bien nous rendre cette jus-
tice que tous les philologues classiques, tous les
romanistes sont parfaitement capables d'entendre
l'allemand et l'anglais. Nous avons appris ces deux
langues. Nous le regrettons si peu que nous en
conseillons l'étude à tous nos étudiants. Mais que
230 ELOGE DE LA TRADITION
cette étude, entreprise sur les bancs de l'Univer-
sité, n'ait rien de pragmatique. Littéraire, elle sera
facile. Parce qu'elle se fondera sur cette habitude
de la version latine, de la version grecque, que
nous pratiquons depuis nos années de collège.
A ce propos, j'espère bien que la méthode dite
« directe » a cessé d'exercer sa barbarie dans nos
classes. Il n'est plus question, j'imagine, d'aller
vers Goethe ou vers Shakespeare par le truche-
ment du « jardin-de-ma-tante-qui-est-plus-petit-
que-le-verger-de-ma-sœur ». Mais il faut avouer
que l'étude esthétique des langues germaniques
dès la sixième se heurte chez nous, Latins, à des
difficultés de toute espèce. Nous disions tout à
l'heure, parlant des exercices d'explication fran-
çaise : l'élève les juge trop faciles. Des exercices
d'explication anglaise lui paraîtront bien rebu-
tants. Seuls les esprits fermés aux lumières de
l'évidence peuvent contester ce fait que le latin,
indépendamment même de ses beautés intrinsè-
ques, offre, dans nos classes, le meilleur instru-
ment de culture, le plus approprié à Yhabitus des
jeunes enfants. Le latin, c'est la passerelle, le trait
d'union. Nous en revenons toujours à l'idée de
tradition. Assez de difficulté pour contraindre l'es-
prit à l'effort salutaire ; assez de commodité pour
le séduire par un air de famille : la rencontre est
unique. A telles enseignes que notre programme
d'humanités classiques est comme le régime qui
convient tout naturellement aux cerveaux de nos
fils.
Goethe, nous l'étudierons plus tard. Avec quelle
reconnaissance ! Car il est des nôtres. Et il y a
ELOGE DE LA TRADITION 231
quelque outrecuidance à engager la bataille des
temps nouveaux sous le signe du Weimarien. Le
voyage en Italie ne fut-il pas, pour Goethe, la
révélation attendue, l'initiation sur les marches du
temple ? Auparavant, d'ailleurs, les entretiens de
Strasbourg avec Herder ne lui avaient-ils pas
révélé la grandeur d'Homère? Faust a subi toutes
les exégèses ; mais personne n'a nié, pas même
le plus « Phantast », qu'Hélène n'incarnât la
beauté classique. Les « humanistes nouveaux » ne
pouvaient choisir plus mal leur parrain.
Que dire des Anglais? D'un Shelley, d'un Keats,
par exemple? Ne suffit-il pas de transcrire le
titre de leurs œuvres (Prometheus Unbound, Epi-
psychidion, Adonals; Endymion, Hyperion) pour
constater qu'ils ont tiré de l'antiquité hellénique le
meilleur, le plus pur de leur inspiration?
II s'agit donc, encore une fois, de choisir entre
la sou r ce et le fleuve. Ni Goethe, ni Shelley, ni
Keats, ni tant d'autres dont je pourrais invoquer
le témoignage, ne se seraient avisés, sous pré-
texte qu'ils ont repris le flambeau, d'éteindre la
flamme. C'est une prétention bien sotte que de
battre sa nourrice.
Mais il convient de dire, en passant, le rapport
de convenance qui existe, de la classe de sixième
à la classe de rhétorique, entre nos « classiques »
(français, latins, grecs) et l'intelligence de l'ado-
lescent. La question me préoccupe, depuis que j'ai
vu mettre au programme des humanités nouvelles
Dostoïevski. On saisit ici — faut-il dire par
l'absurde? — la fausseté d'un système d'éduca-
tion qui a tout renié de son caractère formatif. La
232 ELOGE DE LA TRADITION
formation doit être intellectuelle et morale. Elle
s'adressera à l'esprit et au cœur. Elle respectera la
règle, une norme. Les cas pathologiques seront
exclus. Ad usum delphini : cela ne signifie nulle-
ment qu'il faille expurger les Bucoliques. Mais le
berger Corydon est ainsi drapé dans son manteau
de vers latins qu'il ne peut induire au vice nul
éphèbe de seize ans. La psychologie de Dos-
toïevski, au contraire, d'un Dostoïevski, que nous
serons bien obligés de lire dans la traduction, —
car je ne sache pas que nos réformateurs aient
inscrit au programme un cours de langue russe,
— est à ce point anormale, monstrueuse, qu'un
esprit non formé risque fort d'y laisser sa vertu
d'équilibre. Je songe à un souvenir personnel.
Ayant eu la curiosité de commenter YIdiot, Crime
et Châtiment, les Frères Karamazov devant un
auditoire qui manquait de maturité, je fus averti,
par un heureux hasard, des répercussions dange-
reuses que provoquaient mes lectures chez certain
élève. Lé fond des idées a bien aussi son impor-
tance. L'humanisme n'est pas une sorte de hoche-
pot où l'on puisse faire entrer toutes les herbes
de la Saint-Jean, les herbes vénéneuses comme les
autres. Voilà pourquoi nous nous insurgeons de
toute notre énergie contre les tentatives d'empoi-
sonnement public. Je sais bien que, pour certains
éducateurs, la nature humaine n'est pas perfectible.
Spinoza enseignait que la vertu est « un héroïque
amour de soi ». Etre soi-même, devenir ce que
l'on est : nul ne se sauve par la perfection d'autrui.
Mais on peut se perdre par la malice ou l'abjec-
tion des mauvais maîtres à penser.
ELOGE DE LA TRADITION 233
Je ne quitterai pas ce terrain des langues vi-
vantes sans protester contre la manie qu'affec-
tent maints pédagogues d'accorder à la pronon-
ciation une importance qu'elle n'a pas. Repor-
tons-nous au principe même des humanités : l'en-
seignement n'est pas l'enseignement usuel. Dès
lors, je n'ai pas à concurrencer l'interprète de
l'agence Cook. Dans un de ses propos les plus
médullaires, Alain dit pis que pendre de la lec-
ture à haute voix. Il faut lire des yeux, vite et
intelligemment, apprendre à reconnaître d'un seul
coup d'œil un mot, une phrase, une page. Faire
le contraire, c'est « former de ces esprits bègues
qui se querellent à la porte au lieu d'entrer ». Or
je me suis laissé dire que l'anglais n'avait pris la
première place au programme des humanités nou-
velles que pour des raisons d'ordre physiologi-
que : il faut habituer l'enfant au jeu des lèvres et
des mâchoires, de la langue et de la glotte. J'ai
parlé à ce propos d'humanisme au chewing-gum.
Alain est tout aussi sévère : « Nous sommes en
Singerie. » Savoir Shakespeare, ah ! oui... Mais
on n'a pas à rougir de rester à quia devant un
policeman londonien qui vous indique la route du
British.
* * *
Nous voici amené à nous expliquer brièvement
sur le rôle des sciences dans les humanités. Nous
n'aurons garde de ravaler l'enseignement scienti-
fique. Mais il faut choisir.
Puisqu'il faut choisir, la question du scibile ne
234 ELOGE DE LA TRADITION
peut être éludée. Qu'allons-nous apprendre? « Le
latin et la géométrie », disait Napoléon. A condi-
tion d'élargir, d'entendre par latin la poésie des
grandes œuvres, par géométrie la science de la
nécessité, le programme est de choix. Pour les
belles-lettres, d'ailleurs, on n'en saurait trop pren-
dre. La culture littéraire — la preuve en a été faite
bien souvent — réclame le premier rang, dans
nos humanités, parce qu'elle se fonde sur la valeur
générale. Les sciences, au contraire, dépassent
très vite la zone des éléments. L'esprit géométrique,
Pascal y atteint d'un seul coup, dès qu'il a dessiné,
avec du charbon, sur les carreaux, un cercle par-
faitement rond, un triangle dont tous les côtés
sont égaux. Pour en arriver au Traité des Sec-
tions coniques, pour mettre au point la Machine
arithmétique, pour publier l'Avis sur les Nouvelles
expériences touchant le vide, il faut une initiation
spéciale. Nous aboi dons déjà le domaine de
la technique. Et c'est pourquoi l'enseignement des
sciences dans les humanités ne peut être poussé
comme l'enseignement des lettres. La méthode une
fois dégagée, il devient malaisé — et, de sur-
croît, inutile — de s'aventurer dans des explo-
rations particulières.
Quant à la hiérarchie des sciences, il ne peut
y avoir l'ombre d'une hésitation : mathématique
d'abord. Mais précisément, la mathématique nous
rapproche des Anciens. Et s'il est vrai que les trois
derniers siècles ont singulièrement enrichi le
tiésor de nos connaissances en matière de géomé-
trie et d'algèbre, le sens de la certitude, de la
preuve, l'esprit de combinaison n'étaient pas moins
ELOGE DE LA TRADITION 235
aigus chez un Thaïes ou chez un Pythagore que
chez un Henri Poincaré, un Einstein.
Cette question se rattache étroitement à la ques-
tion du surmenage. Pour les esprits superficiels,
la surcharge des programmes est en raison directe
du courant de l'histoire. En ce sens que le cerveau
humain, écrasé sous le poids de ses conquêtes
incessantes, finira bien par exiger des allége-
ments. Ces allégements, nous prévient-on, se feront
aux dépens du passé : l'émondeur coupe les bran-
ches mortes. J'ai entendu, maintes fois, ce raison-
nement simpliste dans la bouche de ceux qui
croient que la littérature se renouvelle avec le
public, que Dante a cessé d'intéresser l'homme
du XX e siècle et que les comédies d'Aristophane
ne sont plus qu'un objet de dissertations philolo-
giques. « Un plan d'études, a dit quelqu'un, n'est
pas une valise à faire. » Il ne s'agit pas d'empiler
les unes sur les autres, quitte à s'asseoir sur le
couvercle qui craque, sciences d'hier et sciences
d'aujourd'hui. Il y a l'esprit scientifique, le goût
de la recherche : cette clef de la nature. L'élève
n'attend pas du maître qu'il lui indique toutes les
portes : il lui suffira d'avoir appris à se servir
de la clef d'or. Loin de mépriser les mathéma-
tiques, nous les tenons, au contraire, avec tous
les humanistes dignes de ce nom, pour un incom-
parable instrument de culture. A condition de ne
pas dépasser avant le temps le stade des spécu-
lations générales. La littérature peut aller plus
loin, parce qu'elle vit de cet élément général qui
est la matière même du langage et des idées. Les
236 ELOGE DE LA TRADITION
lois de l'ordre exigent cette hiérarchie fondée
sur l'ordre humain.
Pour la physique et la chimie, pour les sciences
naturelles, elles viendront après. N'est-ce pas aussi
l'avis de certains professeurs de la Faculté des
Sciences? Ils préfèrent, me suis-je laissé dire, à
des étudiants mal informés des premiers princi-
pes, superficiellement « vernissés », l'étudiant qui
se présenterait à l'Université sans le moindre
bagage de physique ou de chimie, mais nanti de
cette préparation idoine que requièrent les sciences
exactes. Ainsi serions-nous délivrés de la hantise
encyclopédique. Voilà l'ennemi ! Et qui sévit dès
l'école primaire. « Je hais ces petites Sorbonnes,
disait Alain. Le temps ne manquerait pas si l'on
ne voulait tout faire à la fois. »
On sait mon sentiment sur le rôle de l'histoire.
Mais il est bien entendu que l'histoire concourt,
par la direction même de son enseignement, à la
même œuvre de formation que le grec, le latin, le
français, les mathématiques. Pourquoi ne pas
orienter la géographie, dès le collège, dans le sens
de la géographie humaine? Ce serait le vrai
bagage d'un homme de qualité et qui se soucie
bien moins de connaître les ports de l'Amérique du
Sud que les variations de l'habitat humain selon
les régions, le climat, la richesse.
Puisque nous faisons le tour du programme,
rompons une lance en faveur de l'introduction,
dans les classes d'humanités, d'un cours de phi-
losophie. II ne s'agirait pas, c'est trop évi-
dent, de philosophie historique. Mais le jeune
homme pourrait être initié aux premiers principes
ELOGE DE LA TRADITION 237
de logique, aux éléments de psychologie. S'il faut
trouver une heure dans un horaire qui n'est pas
extensible à volonté, je propose la suppression du
cours de biologie. Pour le plus grand profit des
études biologiques, qui viendront en leur temps.
Mais je m'aperçois que je manque à ma pro-
messe. A mon tour, je me livre au jeu séduisant
des dosages. C'est une preuve que les querelles
de longue durée finissent toujours par nous ame-
ner sur le terrain des faits.
* * *
« Il n'y a pas d'humanités modernes, — je cite
encore Alain, ce pontife du radicalisme, et je
n'aurais garde de m'en excuser, — par la même
raison qui fait que coopération n'est pas société. »
Admirable explication ! Je la rapprocherais volon-
tiers du discours de Renan sur l'idée de patrie.
Il faut que le passé éclaire le présent. C'est toute
la vertu — et toute la défense — de la tradition.
Goethe, Shakespeare, Cervantes, Dante lui-
même..., « le monde moderne, à partir d'eux, ne
s'ouvre pas assez loin •».
Au premier rang, le grec, qui sert à nettoyer les
idées. Nulle langue moderne n'est aussi belle, aussi
riche que la grecque. Puis, le latin. Le latin, qui
n'a pas les mêmes qualités, qui ne se fait remar-
quer ni par l'ampleur, ni par la précision, ni par
le raffinement des systèmes phonétique et mor-
phologique, qui souffre d'une certaine épaisseur
juridique, mais qui offre l'inappréciable avantage
de nous ramener, par la main, à ces catégories
238 ELOGE DE LA TRADITION
verbales qui sont la forme de notre pensée parce
qu'elles constituent l'expression directe de notre
vie. Nous voici au rouet : tradition ! tradition !
La crise du français, dont tout le monde se
plaint et non sans raison, est la crise des huma-
nités, c'est-à-dire de la culture intellectuelle et
morale. Car, à côté de la faiblessse dans l'expres-
sion des idées par les mots, il y a comme une
incertitude dans l'orientation des sentiments. C'est
parce que je suis attaché, de toutes mes forces, à
la défense et illustration de cette langue fran-
çaise, que je prône, avec la tradition, le latin qui
nous prépare, le grec qui nous instruit. L'huma-
nisme ancien défend notre monde à l'endroit. Le
monde à l'envers, c'est celui d'où disparaîtrait
l'honnête homme. « Sans le grec... », disait Rabe-
lais. Montaigne était plus près de Rome. Mais le
génie français, et le plus moderne et le plus hardi
dans ses démarches et le plus lumineux dans son
expression, c'est ce mélange subtil de Rabelais et
de Montaigne. On connaît l'arbre à son fruit.
Comme dans le chant Spartiate, tâchons d'être ce
qu'ils furent, et que nos fils restent ce que nous
sommes ! La tradition, c'est cela.
LA SITUATION MORALE
DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE
Il ne faut pas faire fi des symboles. Le proto-
cole a ses surprises, mais il a aussi sa signifi-
cation. Aux funérailles du roi Albert, quand tous
les corps constitués défilaient derrière l'affût de
canon comme pour représenter le peuple belge en
deuil, on put voir les délégués de nos universités
— doyens et secrétaires des Facultés, en toge et
barrette — s'avancer après les bourgmestres des
communes du Grand-Bruxelles ! L'Administration
fait apporter la cuvette de Ponce-Pilate : elle s'en
tient, paraît-il, à certain décret de messidor. Mais
qu'une tradition qui remonte à la bureaucratie
napoléonienne garde encore force de loi, que —
pour parodier le mot de Cicéron — la toge, fût-
elle relevée d'hermine, le cède à l'écharpe sur le
ventre, voilà qui est affligeant et qui témoigne au
grand jour, avec ce quelque chose de caricatural
qui s'attache aux manifestations de l'indécence et
du ridicule, d'une méconnaissance sereine des
valeurs spirituelles !
On ne va pas recommencer à ce propos le pro-
cès de la Béotie. Il faut même se garder de partir
en guerre au nom de l'esprit. De tous les mots
galvaudés dans le désarroi des crises et dans
240 LA SITUATION MORALE
l'équivoque des polémiques, le mot « esprit » est
sans doute celui qui se prête le plus aux moins
avouables accommodements.
De quoi s'agit-il?... D'assurer aux magisters
une situation privilégiée, de les mettre au-dessus
des lois, d'ériger la tour d'ivoire sur un nouveau
Sinaï ?... Pas le moins du monde. Les professeurs
d'université ne défendent ni un monopole de
classe, ni des susceptibilités de rang. Seul est en
cause l'ordre social. Car c'est la première loi de
l'ordre qu'un Etat policé assure aux meilleurs les
premières places, quitte à les charger des plus
hautes responsabilités.
« Le malheur de ce pays, c'est qu'il n'a ; pas
d'élite >, disait Clemenceau à la tribune du Palais-
Bourbon. En Belgique, à l'heure actuelle, la
question ne se pose pas dans les mêmes termes.
Nous osons affirmer que l'élite intellectuelle existe,
chez nous. Nous avons des savants, des cher-
cheurs. Et une de nos tâches serait de lutter con-
tre ce défaitisme qui prend prétexte des mille et
une manifestations de l'état de crise pour embou-
cher la trompette de Jérémie. En réalité, — et
c'est tout à l'honneur de nos grandes institutions :
la Fondation Universitaire, le Fonds National de
la Recherche Scientifique, — jamais le mouve-
ment intellectuel n'a été, dans nos bibliothèques,
dans nos laboratoires, aussi brillant, aussi fécond.
Interrogez les philologues comme les physiolo-
gistes, les mathématiciens après les juristes, les
techniciens et les savants de cabinet : tous vous
diront, sans exception, que le nombre et le zèle
de leurs disciples sont pour eux sujet d'émerveil-
DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 241
lement. Les publications scientifiques se multi-
plient. Pas un secrétaire de revue ne se plaint
de manquer de copie ; mais ils déplorent tous de
devoir garder dans leurs tiroirs les manuscrits
intéressants que leur soumettent sans relâche des
néophytes dévorés d'ardeur. On citerait plus d'une
collection dont les fascicules, rares et squelet-
tiques il y a vingt-cinq ans, se voient dépassés par
le bataillon pressé des gros in-octavo qui mon-
tent à l'assaut des rayons dans la librairie. Non,
vraiment, nous aurions mauvaise grâce — et ce
serait une trahison à l'égard des jeunes clercs —
de nous lamenter sur l'abdication de l'esprit.
Mais la crise des élites peut se présenter sous
deux formes : ou bien les aristocrates viennent à
manquer ; ou bien l'Etat ne leur fournit pas les
moyens de donner toute leur mesure et de tenir
leur rang. En Belgique, n'hésitons pas à l'affir-
mer, c'est de cette seconde plaie que nous souf-
frons.
Une plaie qui n'est pas mortelle ; car c'est, au
premier chef, une plaie d'argent.
Qu'on ne se scandalise point de nous voir abor-
der de front, dans cet article consacré à la situa-
tion morale du professeur d'université, la ques-
tion du pain quotidien. Qui veut faire l'ange fait
la bête. Et nous laisserons à une littérature roman-
tique le soin d'exalter ce type de savant austère
et mal nourri qui, dans son grenier, loin des
foules, vit de privations et de racines grecques,
ou bien encore d'évoquer avec complaisance ce
chercheur de laboratoire qui, sous les solives mal
jointes d'un méchant appentis, arrache à des
242 LA SITUATION MORALE
appareils de fortune — d'infortune ! — les secrets
de la matière. Si l'on nous dit que le grand Branly
a fait ses plus belles découvertes sans l'appui des
pouvoirs publics, nous répondrons que ces décou-
vertes auraient été plus belles, plus importantes
encore si le savant n'avait pas dû se débattre avec
les difficultés de la vie matérielle. Le culte de
l'argent n'est un culte vil et méprisable que parce
que nous vivons en pleine anarchie morale. Oui,
l'échelle des valeurs est renversée aujourd'hui de
telle façon que l'honnête homme en vient à
mépriser ce qui n'est plus guère qu'un instrument
de domination brutale ou de jouissance égoïste.
Mais que l'Etat," conscient de ses devoirs, réserve
ses honneurs aux plus dignes, ses prébendes aux
plus méritants : et disparaîtra du même coup ce
préjugé de la pauvreté respectable, du génie
miteux.
Dieu merci ! le professeur d'université n'accorde
à l'argent que l'importance qu'il mérite. Consultez
la littérature satirique consacrée aux pédants. Elle
est abondante, comme il est naturel. Le magister
est, plus que d'autres, exposé aux déformations
professionnelles. Les manies le guettent ; et, la
plupart du temps, il faut bien le dire, elles ne le
ratent pas ! Dès le moyen âge, fe bonnet carré a
passé pour le signe d'une certaine suffisance. Habi-
tué à prononcer ex cathedra des jugements dont
il attend une ratification sans réserves, le profes-
seur est volontiers solennel ou tranchant, emj3ha-
tique ou péremptoire. Plaidons coupable. Non sans
signaler, cependant, que la disparition d'une cer-
taine forme d'éloquence académique tend à écar-
DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 243
ter des chaires universitaires les bavards à man-
chettes et les barbacoles à lorgnon. De plus en
plus, l'enseignement supérieur tend à se confon-
dre avec les travaux de séminaire, avec les
recherches de laboratoire. Bellac, l'insupportable
péroreur du Monde où l'on s'ennuie, ne trouverait
plus guère audience de nos jours, sinon dans
quelque salon d'arrière-province où la cheminée
tient encore lieu d'accoudoir. Mais, on y insiste, de
tous les défauts que les romanciers malins, les
revuistes sans indulgence et les anciens cancres qui
se vengent ont prêtés libéralement au professeur,
il en est un que, nulle part, nous ne trouvons dé-
noncé : c'est la cupidité. Les prêtres eux-mêmes
ont pu trafiquer de leur charge; et l'on a appelé
ce trafic la simonie. Les universitaires, jamais.
A cet égard, l'on nous permettra bien de trouver
très significatif le choix du personnage de Topaze
dans la pièce de Marcel Pagnol. Oui, Topaze le
prévaricateur, Topaze le concessionnaire véreux des
balayeuses automobiles et des urinoirs à roulettes,
appartient à notre corporation! Mais la force co-
mique de la satire tient précisément à ce choix.
L'on veut dire que Pagnol, dans son désir de
grossir les traits, de plaider une thèse par Va for-
tiori, a choisi le maître d'école comme étant ici-bas
l'homme le moins capable de céder au vertige de
l'or. A telles enseignes que les compromissions du
pauvre Topaze devenu forban sont le plus bel
nommage que le vice rend à la vertu.
Pour en finir avec cette question matérielle, notre
position sera nette. Il n'y a pas d'hommes moins
attachés à l'argent pour l'argent que les hommes
244 LA SITUATION MORALE
d'enseignement Mais le professeur, s'il connaît
les dangers du mauvais maître, connaît aussi les
avantages du bon serviteur. De même que 1 effort
intellectuel de notre pays n'aurait pas été possible
sans l'intervention pécuniaire des Fondations, ainsi
le rendement d'un chercheur est singulièrement
compromis si une politique à courte vue le
réduit, lui et les siens, à la portion con-
grue. Malheureusement, il est de l'essence
des gouvernements bourgeois d'égaliser, de nive-
ler tout le monde, alors que, comme le disait
un jour un de nos plus clairvoyants polémistes,
il serait si utile de faire servir au bien gêne-
rai le goût d'un certain nombre de citoyens pour
la distinction.
La distinction : voilà le mot qui résume le mieux,
nous semble-t-il, le rôle social que doit jouer 1 élite
intellectuelle dans un pays bien organise. Nos sa-
vants seront distingués.
Distingués par leurs qualités personnelles, ht
ici puisque nous nous livrons moins à un réqui-
sitoire qu'à un examen de conscience, nous avoue-
rons en toute simplicité que ce-tains de ces pro-
fesseurs de l'enseignement supérieur qui se plai-
gnent d'une diminutio capitis n'ont à s en prendre
qu'à eux-mêmes. Il nous souvient encore dune
époque où le fait de porter la toge était, plus qu au-
jourd'hui, un honneur, une charge civique. Alors,
le titre de « professeur » était entouré d une sorte
de halo, la crainte le disputant à la vénération.
Les hommes qui ont cinquante ans parlent encore
avec ferveur de tel maître à penser qui ajoutait au
prestige de son enseignement tout le prestige de
DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 245
sa personnalité. A cet égard, on le répète et on le
déplore, nous sommes plutôt en recul.
Bien que l'habit ne fasse pas le moine, il n'est
pas souhaitable que le conformisme moderne im-
pose ses lois aux derniers défenseurs de la toge.
En dépit des rieurs, la toge du professeur est comme
celle du magistrat : le signe de sa mission, de
l'autorité.
D'ailleurs, — et chacun en conviendra, — rien
ne supplée à cette autorité morale qui se dégage
de la dignité de vie et de la rectitude des convic-
tions. Certes, il n'est pas interdit au professeur
d'université d'engager dans la bataille des idées
toutes ses raisons de craindre ou d'espérer. Chas-
ser le savant du Forum équivaudrait a le condamner
à une sorte de castration intellectuelle. Il n'en reste
pas moins vrai que, dans l'exposé des idées, même
les plus personnelles, dans la défense de ses con-
victions, même de celles qu'il tient pour les plus
sacrées, le professeur de l'enseignement supérieur
doit conserver cette maîtrise de soi que lui donne
le commerce quotidien avec la vérité.
Car cette distinction s'appellera aussi tolérance.
A cet égard, la Belgique a le droit de se montrer
fière des progrès qu'elle a réalisés sur la route où
les bonnes volontés finissent toujours par se ren-
contrer au carrefour. Il n'est plus le temps où les
maîtres d'universités dites rivales se considéraient
comme des ennemis personnels, où les préoccu-
pations d'ordre scientifique disparaissaient devant
les rancunes confessionnelles et les préjugés
d'école, où l'on dressait l'un contre l'autre obscu-
rantisme et libre examen, où le fait pour un étu-
246 LA SITUATION MORALE
diant d'appartenir à une université libre constituait,
pour les maîtres des universités officielles, une sorte
de tare.
Le rôle de nos grandes Fondations ne pourrait
être, ici, minimisé. Il convient d'insister, au con-
traire, sur les immenses avantages qui résultent,
pour notre corps enseignant des grandes écoles, de
ces contacts fréquents que permettent l'assistance
aux séances des commissions et la fréquention des
jurys interuniversitaires. La Maison de la rue
d'Egmont est ainsi devenue peu à peu, et par le
libre jeu des organismes de collaboration, le foyer
discret de la tolérance la plus sage : celle qui res-
pecte les droits et les convictions d'un chacun.
D'autre part, c'est à se rencontrer qu'on apprend
à se mieux connaître. Les échanges les plus fruc-
tueux ne sont pas ceux-là qui se font par le tru-
cheman des livres et des tirés à part, mais bien
dans ces conversations à bâtons rompus où la
curiosité de l'un se satisfait des confidences ami-
cales de l'autre.
Il fallait mettre l'accent sur cette vertu de tolé-
rance, parce qu'elle signifie, plus éloquemment
que d'autres, le sens de la mission morale du pro-
fesseur parmi nous. Dans un monde déchiré par
les factions, dans une société où les traditions de
la polémique sont comme autant de survivances
imbéciles et mauvaises de la pire loi de la jungle,
alors que les plus échauffés finissent par appeler
de leurs vœux l'instauration d'un ordre fondé sur
la confiance mutuelle et le lespect de tous, il
importe que soit défini le rôle des savants. Leur
collaboration généreuse et sans réserves doit pro-
DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 247
mettre du moins aux hommes qui ne s'aiment pas
l'aube des temps meilleurs où les hommes cesse-
raient de se haïr.
Cette tolérance, nous l'avons dit, elle est faite
d'un grand amour de la vérité. Nous touchons ici
à l'essence même de la moralité supérieure. La
science a ses maniaques; elle a ses zélotes, et qui
sont parfois impertinents; elle a — et c'est le plus
grand nombre — ses servants. Il faut entendre par
là la foule de ceux qui se sont rendu compte, une
fois pour toutes, de la royauté du spirituel. La
crise du monde est d'abord une crise de moralité,
parce que les droits de la vérité sont mis en veil-
leuse. Et ce ne sont pas toujours ceux qui hurlent :
« Justice! A nous les principes! » qui méritent
crédit. Il y a une forme détestable de l'hypocrisie
qui est la propre contrefaçon de l'amour de la
vérité. Abandonnons ces sycophantes. Et consta-
tons que la vie professorale — discipline de travail,
fréquentation des livres, commerce quotidien avec
la jeunesse — contribue à donner à celui qui s'y
consacre tout entier le sens du vrai.
Nous n'irons pas verser dans le dithyrambe,
d'ailleurs. Il fut un temps où l'on avait le féti-
chisme de la Science. Parce qu'ils écrivaient le
nom de la nouvelle idole par une S majuscule, ses
dévots lui auraient volontiers sacrifié l'élément
humain. Dans leur aveuglement de zélotes, ils
croyaient, dur commer fer, que toutes les diffi-
cultés seraient résolues du jour où, sur le modèle
de la République de Platon, serait instaurée la
République des professeurs. Il a bien fallu dé-
chanter. On l'a fait, non sans indécence. Et l'on
248 LA SITUATION MORALE
s'est hâté de proclamer la faillite de cette science,
la veille encore objet d'un culte de latrie. C'était
tomber d'un excès dans l'autre. La vérité est que
la science n'a rien d'une panacée, qu'elle risque de
tout compromettre, — voire, de compromettre sa
propre activité, — dès lors qu'elle prétend se
substituer à Yhomo sum, et que la recherche scien-
tifique n'est pas un but, mais un moyen.
Aussi, quel admirable moyen de perfection-
nement intérieur et de progrès social! Laissons de
côté, pour le moment, si vous le voulez bien, les
conquêtes de la science. Certes, que le cancérologue
arrête la marée du fléau, que l'ingénieur jette le
pont sur le fleuve ou perce les flancs de la mon-
tagne, que le juriste fonde la charte du droit, que
l'archéologue ressuscite, avec les civilisations dis-
parues, le sens et la fierté de nos origines, rien de
tout cela n'est indifférent à la marche de l'huma-
nité. Mais nous craindrions, en insistant sur ces
résultats tangibles et en quelque sorte mesurables,
de donner trop d'importance à la science appliquée.
Dans ce domaine, comme dans toute vie humaine,
ce n'est pas le succès qui importe : c'est l'effort.
Ce qu'il y a de plus beau, de plus grand, de plus
noble, en matière de recherche scientifique, c'est
le désintéressement que cette recherche suppose
et l'entière bonne foi qu'elle exige. Gaston Paris
l'a dit, dans une formule inoubliable : « La science
n'a d'autre objet que la vérité, et la vérité pour
elle-même. Celui qui, pour un motif patriotique,
religieux et même moral, se permet, dans les faits
qu'il étudie, dans les conclusions qu'il tire, la plus
petite dissimulation, l'altération la plus légère,
DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 249
n'est pas digne d'avoir sa place dans le grand
laboratoire où la probité est un titre d'admission
plus indispensable que l'habileté ».
Voilà en quoi réside la moralité supérieure de
la profession de savant, qui est d'abord une pro-
fession de bonne foi. Pour ne pas solliciter un
texte, pour se conformer strictement aux résultats
d'une analyse, pour ne voir sous le microscope que
ce que révèle la lentille, pour se fixer à la logique
rigoureuse des calculs, pour ne détourner de son
sens aucun article du droit, il faut un respect des
valeurs spirituelles que ne nous enseigne pas le
commerce ordinaire des hommes. On a l'habitude
de dire — et d'accepter — que, dans la vie, ce
sont les plus habiles (entendez : les plus malhon-
nêtes) qui réussissent et que le succès est, avant
tout, affaire d'entregent. La probité du savant
s'insurge contre cette politique de cautèle, indigne
de tout cœur bien né, indigne de lui.
Comprend-on maintenant la valeur exemplaire
du chercheur désintéressé? Supposé même — ce
qui n'est pas le cas — que la recherche scienti-
fique soit un simple divertissement, une pure spé-
culation de l'esprit sans la moindre conséquence
pratique, supposé que nos médecins vivent en
Utopie et nos ingénieurs dans Sirius, le rôle du
professeur d'université serait encore immense,
puisque c'est au professeur qu'il appartient d'en-
seigner aux jeunes gens la valeur des idées et
l'impératif de la vérité, de les détourner des pré-
occupations utilitaires pour les introduire dans la
sphère du désintéressement. Or ce rôle, qui est
celui du maître à penser, n'a jamais été plus néces-
250 LA SITUATION MORALE
saire qu'aujourd'hui. Aujourd'hui où les événements
sont jugés sous l'angle étroit de l'immédiat et de
l'utile, aujourd'hui qu'une agression contre le
porte-monnaie paraît plus monstrueuse qu'un défi
à la vérité. C'est dans les cadres de l'enseignement
supérieur qu'on a le droit de chercher ces hommes
pour qui la moralité n'est pas affaire d'intérêts et
de profits, de francs et de centimes.
Dans son rôle de défenseur de la vérité, le pro-
fesseur est inattaquable. Nous parlions tout à
l'heure de la littérature satirique et des tnèmes de
raillerie dont le magister fait les frais. Il est cepen-
dant une citadelle contre laquelle vient se briser
l'assaut des plus cyniques, des moins accessibles
au respect. Et de même que le Topaze du dernier
acte apparaissait comme l'aboutissement décon-
certant d'un raisonnement à fortiori sur les con-
quêtes de l'or et l'abaissement de la moralité pu-
blique, Sylvestre, Bonnard, membre de l'Institut,
vit dans toutes les mémoires comme l'incarnation
délicieuse et vieillotte de cette naïveté, de cette
jeunesse d'esprit et de cœur qui ne fleurit plus
guère, hélas! qu'entre les rayons d'une cité des
livres à l'ancienne mode.
Mais précisément parce que ce culte de la vérité,
le professeur s'est chargé de le transmettre par
son enseignement, sa mission devient aussi la plus
lourde de responsabilités. C'est toute la thèse du
Disciple; et l'on se souvient des cruels débats de
conscience qu'elle souleva dans l'âme de Taine. La
vérité est un dépôt. Et qui ne peut pas être trahi.
Les maîtres à penser sont aussi les éducateurs des
consciences. Il dépend d'eux — et d'eux seuls —
DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 251
que, pour trente ou quarante ans, les dirigeants
d'un pays non seulement connaissent ou ignorent
le grec, les mathématiques, le droit romain, mais
qu'ils aient ou non le goût des idées, le sens des
valeurs.
Ainsi, cette moralité supérieure dont les profes-
seurs d'université sont les gardiens, à travers eux
c'est sur toutes les générations des conducteurs
d'hommes qu'elle rejaillit, qu'elle se répercute. On
peut rêver d'une société où le nivellement se ferait
par le bas, où les soldats auraient plus d'impor-
tance que les chefs. Nous persistons à croire que
la véritable formule consiste à créer, par l'exemple
et par l'enseignement des maîtres, une élite. Cette
élite une fois créée, assurez-lui — et le plus large-
ment qu'il se pourra — le droit à la vie.
En Belgique, nous y revenons, c'est moins d'une
élite intellectuelle que nous avons besoin que des
conditions nécessaires à son libre et fécond rende-
ment. Car il ne s'agirait pas de séparer la recherche
pure de l'application scientifique. Tout à l'heure,
à propos des conquêtes du médecin sur la maladie,
de l'ingénieur sur la matière ou sur les éléments,
nous exprimions notre crainte de paraître céder au
prestige des réalisations d'ordre pratique. Il n'en
est pas moins vrai cependant que les défenseurs de
l'intelligence doivent se garder de la priver de son
objet vivant. « Une éducation tournée vers la rou-
tine classique et l'intellectualité rétrospective, dédai-
gneuse des données présentes de la vie et, par là,
incapable d'assumer une direction effective des
chances du monde actuel » : c'est en ces termes
qu'un des plus vigoureux penseurs d'aujourd'hui,
252 LA SITUATION MORALE
stigmatise la formation unilatérale et périmée de
ces faux humanistes qui se refusent à suivre la
parole fameuse : « Aimez votre temps! »
La Fondation Universitaire, le Fonds National
de la Recherche Scientifique ont appris aux jeunes
savants belges à aimer leur temps, à lui donner,
non seulement le meilleur de leur effort, mais aussi
tout le crédit de leur sympathie. Par un admirable
jeu des circonstances, — des circonstances qu'il
ne faut pas assimiler au hasard, — le roi Albert
avait lancé son appel de détresse en faveur des
laboratoires à l'occasion d'une visite aux usines
Cockerill. Ainsi était constitué le front unique des
industriels et des savants, ceux-ci aidant ceux-là
de leurs recherches, ceux-là aidant ceux-ci de leurs
deniers. Grâce à l'intelligente initiative royale, le
professeur d'université, en Belgique plus qu'ail-
leurs, est redevenu ce qu'il n'aurait jamais dû cesser
d'être : un homme dans la vie, et non pas l'on ne
sait trop quel savant Cosinus dans la lune.
Et maintenant, qu'un professeur d'université ne
soit pas plus utile à l'Etat qu'un joueur de quilles,
nous nous refusons à le croire. Encore une fois, il
n'est pas question de privilèges. Nous laisserons
même dans l'armoire aux poncifs la comparaison
rituelle entre M me Curie et le roi du muscle, entre
le boxeur nègre qui accumule les millions et la
pauvreté d'un Branly dans sa grange-laboratoire.
Il s'agit simplement de dénoncer la carence d'un
régime qui s'imagine qu'il est en règle avec tous
ses devoirs quand il a délégué un de ses repré-
sentants à une cérémonie académique. Les pro-
fesseurs d'université sont ce qu'ils sont. Toutes les
DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 253
mesures administratives, les réformes de pro-
grammes n'aboutiront jamais à créer un génie
mathématique, à susciter un grand philologue. On
demande simplement que les pouvoirs publics ne
se discréditent pas en confondant la résurrection
du pays avec le maintien de la rente ou le taux de
convertibilité du franc-papier. Où en est l'index
des valeurs sur le marché spirituel? La Belgique
s'honorera, elle se défendra contre la pire des
crises — la crise morale — dans la mesure même
où elle refusera de passer pour la patrie des mar-
chands de suif. Sous l'impulsion admirable d'un
Roi qui avait compris son rôle, le mécénat a fait,
chez nous, des efforts qu'on ne saurait assez louer.
Que, demain, le corps enseignant de nos .grandes
écoles soit abandonné, par l'incurie du Gouver-
nement, aux redoutables aléas de la politique du
ventre, c'est un peu plus d'ombre sur la patrie...
LE THEME DE L'INQUIETUDE
DANS LA LITTERATURE
« L'inquiétude, mère de la vie! » s'écriait un
jour Jean-Richard Bloch. Et André Billy, repre-
nant à son compte les clichés les plus usés de l'idéo-
logie libérale, se fait le champion d'un ordre supé-
rieur où l'artiste réagit « contre le plan, contre la
discipline, contre le bon ordre de la société, laquelle
redoute l'inquiétude et se gendarme contre le désé-
quilibre ».
En fait, la plupart de nos écrivains — et tous
leurs admirateurs — en sont là. A les en croire,
génie signifie révolte. Toute obéissance, toute sou-
mission à la règle leur paraît haïssable. Au nom
de l'anticonformisme, on est en train de redorer
les vieilles idoles romantiques. Interrogez un dis-
ciple de Gide : il vous fera voir, dans La Porte
étroite comme dans L' Immoraliste, le roman de
l'inquiétude. L'inquiétude — inquiétude de Dieu,
inquiétude des sens — est comme le leitmotiv
mauriacien. Si j'ai choisi ces deux exemples, —
Gide et Mauriac, — c'est pour ne point m'exposer
au reproche d'alléguer des écrivains de la même
chapelle.
Cependant, j'ouvre un des derniers volumes de
Paul Claudel. Sous le titre Positions et Propo-
DANS LA LITTERATURE 255
sitions, le dramaturge catholique y a rassemblé des
notes et essais qui tournent généralement autour
du problème religieux. Plus exactement, Claudel
se préoccupe de marquer les relations entre Reli-
gion et Poésie. C'est le thème précis d'une confé-
rence qu'il fit, en anglais, devant les associations
catholiques de Baltimore. Or la révolte, qui est
bien l'aboutissement normal de l'inquiétude dans
une âme d'artiste livré à son démon, apparaît à
Claudel comme la négation même de toute poésie.
Poésie, remarque-t-il judicieusement, le mot lui-
même l'indique, poésie signifie « faire ». Il s'agit,
pour le poète, de faire des réalités. « Les meilleurs
thèmes poétiques (je cite) sont ce que j'appelle des
thèmes qui composent ». Irez-vous soutenir que la
révolte est un thème qui compose? Non seule-
ment, elle n'accorde rien, puisque son but n'est
autre que la discorde, mais elle est incapable de
construire. « Elle ne conduit nulle part ». Un des
avantages du chrétien, du poète chrétien, c'est
d'accepter les devoirs — et les consolations — de
sa foi. Parce qu'il croit en Dieu, son âme s'élève,
tout naturellement et comme d'instinct, sur le plan
de la louange. « La grande poésie, continue
Claudel, depuis les Hymnes védiques jusqu'au
Cantique du Soleil de saint François, est une
louange ».
Voilà donc deux positions antithétiques, contra-
dictoires. D'un côté, les tenants de l'inquiétude,
mère des arts; de l'autre, le poète Claudel et ses
certitudes apaisées, apaisantes. Il m'a paru qu'il
n'était pas inutile de reprendre ce problème
essentiel.
256 LE THEME DE L'INQUIETUDE
* * *
Qu'on n'aille pas tout de suite nous objecter
Pascal. Lorsque Claudel condamne l'inquiétude, la
révolte, le désespoir, il s'agit bien de dénoncer une
de ces maladies qu'entretient, jalousement, le ma-
lade. Pour Pascal, la quête est difficile; le repos,
dans la possession de la vérité, est meilleur : « Tu
ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà
trouvé ». Personne ne songe, j'imagine, à s'impro-
viser le défenseur de ceux-là pour qui la vie est à
s'asseoir, qui repoussent avec dégoût tout effort
de libération. Le drame de l'inquiétude, dans la
littérature moderne, ne réside pas dans le fait que
tant d'écrivains s'interrogent, mais dans le fait
qu'ils refusent, d'avance, toute réponse, toute solu-
tion. Pareil au Juif errant, qui ne cessera jamais
de marcher, un Gide ne cessera jamais de tenir
son âme tout à la fois « séduite et refusée ». A
telles enseignes que l'inquiétude n'est plus cet état
transitoire qui nous sépare de la vérité enfin révé-
lée, mais une sorte d'établissement volontaire et
passionné sur les domaines de Lucifer, le premier
et le plus grand de tous les révoltés.
Ce sentiment, est-il nouveau, est-il moderne?
Non pas.
J'ai prononcé tout à l'heure le mot de roman-
tisme. Ce n'est qu'un mot, me rétorqueront tous
ceux — et ils sont de plus en plus nombreux —
qui rejettent, en bloc, les classifications de l'his-
toire littéraire et n'admettent plus que le fait indi-
viduel. Je le veux bien, il y a eu des romantiques à
DANS LA LITTERATURE 257
toutes les époques. Satan lui-même, dont nous
venons d'invoquer l'inquiétant patronage, est le
romantique par excellence. Pour le dire en passant,,
il ne faut pas chercher ailleurs le secret de sa
popularité dans toute une littérature qui sévit aux
environs de 1830. Il n'en est pas moins vrai que,
sous peine de tout mêler, les hommes et les genres,
nous appellerons romantiques tel groupe d'écri-
vains qui se réclament, à tel moment donné, d'une
doctrine commune, de communes aspirations.
Or il n'est que de feuilleter leur credo pour se
rendre compte de la place qu'y tient — une place
hors de toute proportion — le thème de l'inquié-
tude. Cette inquiétude, les « enfants du siècle »,
comme on disait alors, l'affichent sous toutes ses
formes. Pâles et décharnés, vêtus de deuil, ils
chantent, sans se lasser, la mélancolie qui les dé-
vore, la profondeur et l'âpreté de leur mal. « C'est
une terrible chose que de naître! » disait un héros
de théâtre. La plainte retentira sur toutes les scènes,
dans tous les décors où spectres et vivants pro-
mènent leur désespoir et leur fiole de poison.
Il s'en faut pourtant que cette inquiétude ait des
racines profondes. Un des meilleurs connaisseurs
de la littérature romantique, le critique italien
Arturo Farinelli, a déjà fait observer que l'élégie
est le mode d'expression qui convient le mieux à
ces mélancoliques par persuasion. Pour en revenir
à Pascal, nous sommes loin de cet excès de médi-
tation, de cette insistance dans la réflexion qui
caractérisent le génial auteur des Pensées. Même
lorsqu'il est en possession de toute certitude, que
les lumières de la foi ont découvert à ses yeux le
258 LE THEME DE L'INQUIETUDE
mystère de l'ineffable, le secret des espaces infinis,
Pascal souffre de ne pouvoir arrêter sur le spectacle
des hommes et des choses un regard détaché. Le
sens métaphysique est en lui, comme une blessure,
au lieu que l'inquiétude romantique est tout entière
dans les tourments du cœur.
Et n'est-il pas excessif de parler, à ce propos,
du cœur de l'homme? On a beaucoup abusé de ce
viscère. Une certaine littérature — nous lui devons,
d'ailleurs, de fort beaux vers — a proclamé que
l'exemple du pélican ne devait pas être perdu
pour tout le monde. En réalité, nous avons affaire
à la forme la moins noble de la sensibilité : celle
des « montreurs », de ceux-là qui, pour reprendre
l'apostrophe fameuse, dansent sur les tréteaux avec
les histrions et les prostituées. L'inquiétude est
devenue une sorte de frisson bien porté. C'est phy-
sique; ce n'est plus moral. Ne dites pas que
j'exagère. Songez plutôt à certains vers de Hugo,
géant bâti à chaux et à sable, dont l'appétit est
demeuré légendaire, et qui tire de la lyre élégiaque
des sons plaintifs à souhait. Fut-il jamais poète
plus sûr de lui que ce mage vaticinant? Il en remon-
trerait à Dieu, lui qui aligne dans ses alexandrins,
comme poulets à la broche, les sages de la Grèce
et les planètes du ciel. Ce qui ne l'empêche pas,
encore une fois, de sacrifier à une mode qui veut
que le poète, à l'imitation du Satyre, écrase de ses
« pourquoi? » les hommes et les dieux.
L'inquiétude romantique, n'ayons pas peur de
lui donner son véritable caractère. Elle est une
attitude beaucoup plus qu'un sentiment. Elle ne se
manifeste guère que dans les langueurs, larmes,
DANS LA LITTERATURE 259
soupirs, tremblements et frissons. La pire souf-
france — celle de penser — lui est, presque tou-
jours, inconnue. La génération actuelle s'accom-
moderait fort volontiers d'un héritage qui n'est,
somme toute, pas bien lourd à porter, de faux-
semblants d'ordre sentimental.
* * *
On m'a vivement reproché, dans certains mi-
lieux, d'avoir fait le procès de Mauriac romancier.
Je le ferais encore, si j'avais à le faire. Je serais
sans doute plus indulgent pour son art; je serais
certainement plus sévère pour sa pensée. Parce
que l'inquiétude mauriacienne me paraît fondée,
uniquement, sur des postulats sensibles. De La
Robe prétexte au Mystère Frontenac, aucune pré-
occupation largement, généreusement humaine. Le
romancier essaye de démêler son propre cas. Et
ce cas — le cas du sensuel qu'obsède et qu'excite
le goût du péché — n'a rien de crucial. Pour se
reposer en Dieu, il suffirait à Mauriac de ne pas
confondre le désir et l'amour. On suit un Taine, un
Renan, un Barrés, plus près de nous, un Maurras,
un Massis, un Bergson, prisonniers de l'angoisse
métaphysique; on n'accorde aux pseudo-inquié-
tudes de Mauriac que l'attention distraite que
méritent les aveux du collégien aux mains moites.
Si ces choses en termes durs sont dites, c'est que
l'équivoque est intolérable.
André Gfde est un patron plus dangereux, pré-
cisément parce que son idéologie offre aux meil-
leurs d'entre les inquiets cet aliment que l'on
260 LE THEME DE L'INQUIETUDE
cherche en vain chez Mauriac. Il suffit cependant
d'avoir suivi la courbe de ce qu'il faut bien appeler
le succès de Gide pour constater que les adhésions
lui sont venues dans la mesure même où le man-
darin dépouillait — feignait de dépouiller — son
orgueil solitaire. Chaque fois que j'interroge un
jeune gidien sur les motifs de sa dévotion, j'enre-
gistre la même réponse : « Gide prêche un évan-
gile de fraternité et d'amour ». C'est tout à
l'honneur d'une jeunesse ardente autant que géné-
reuse. Mais qui ne voit que l'inquiétude est dans
les cœurs bien plus que dans les cerveaux? Non,
nous n'avons pas avancé depuis les jours de Hugo
et des élégiaques larmoyants!
* * *
Si l'inquiétude moderne, ce sel de la littérature,
au témoignage de Jean-Richard Bloch, s'attaque
de préférence au « côté cœur », la position de Paul
Claudel me paraît plus inexpugnable encore. Car
enfin, il est bien évident que la religion du Christ,
du Christ qui est Amour, n'aura nulle peine à nous
apporter la joie, cette joie qui trouve son expres-
sion dans la louange. Mais — et le poète de Corona '
benignitatis Anni Dei l'a parfaitement noté — le
catholicisme est aussi le dispensateur de lumière.
C'est lui qui nous donne le sens, les moyens de
demander et de répondre, d'apprendre et d'en-
seigner.
Voilà qui contrarie toutes les données sur la
vertu poétique de l'inquiétude! S'il est vrai que
l'hésitation est « le chancre mortel de l'art véri-
DANS LA LITTERATURE 261
table », louons Dieu de savoir ce qui est blanc et
ce qui est noir.
Parmi tous les bobards de ce désaxé XX e siècle,
il n'en est pas de plus pernicieux que celui de
l'inquiétude nécessaire. Les romantiques, qui nous
l'ont transmis, plaçaient le génie dans les oscil-
lations du sentiment. Il n'est pas vrai que cœur
noble ne sait où il va. Mais il serait encore plus
faux de soutenir que le malheur, c'est de ne pou-
voir accorder la pensée et l'ordre. La littérature mo-
derne est en état de déséquilibre. Ce serait s'abuser
étrangement que d'y voir un signe de noblesse, un
gage d'avenir. Crise d'autorité, faillite des certi-
tudes : tout est là.
L'inquiétude, quel pis aller!
« LE GRAND MEAULNES »
D'ALAIN -FO URNIER
J'ai voulu connaître, à mon tour, ce cher pays de
Sologne, « inutile, taciturne et profond », dont
parle avec ferveur le Henri Fournier des Lettres
à sa famille. Et il est bien vrai que nous ne com-
prendrons rien à l'aventure du Grand Meaulnes si
nous n'avons pas débarqué, d'une carriole à ban-
quette, dans un de ces villages qui s'appellent, par
exemple, Epineuil-le-Fleuriel, La Chapelle d'An-
gillon ou Nançay.
Epineuil-le-Fleuriel est situé à l'extrémité du
département du Cher, entre Saint-Amand et Mont-
luçon, assez loin de la Sologne âpre et perdue. Et
c'est un peu la patrie d'Alain-Fournier, puisqu'on
l'y a amené dès l'âge de quatre ans, puisque ses
parents y ont été maîtres d'école. La Chapelle
d'Angillon, plus au nord, en plein pays sancerrois,
prête son cadre à la « grosse maison carrée » du
Grand Meaulnes, à « la plus désolée cour d'école
abandonnée ». Mais la vraie Sologne désolée, il
faut la chercher du côté de chez l'oncle Florent,
du côté de Nançay. Campagne sans pittoresque,
sinon sans beauté, et qu'il faudrait parcourir à
l'hiver, quand les arbres sont dépouillés, quand les
LE GRAND MEAULNES ?R3
chemins blanchis de givre font, entre des tronçons
de haie, des lignes claires, parallèles au ruisseau
gelé, ouand les pies et les corbeaux s'envolent,
effrayés par le roulement de la voiture du bou-
langer sur la route sonore. Alors, la forge du for-
geron s'allume de mille feux et de rougeoyantes
étincelles. Et les bonnes gens du bourg soulèvent
le rideau pour reconnaître cette vieille femme qui
s'aventure dans la tourmente de neige, serrée dans
un fichu et chargée de petits paquets.
Ces villages isolés de la campagne infiniment
perdue, ils ne ressemblent à aucune agglomération
de notre Belgique surpeuplée. Il faut parcourir la
vraie Sologne, j'y insiste, pour se rendre compte
de ce qu'Alain-Fournier veut dire, chaque fois qu'il
évoque le « Pays sans nom », le « Pays où tout
est possible » : sorte de désert aux horizons im-
menses comme la mer et où l'aventure peut se
lever derrière ce boqueteau de sapins rabougris, de
l'autre côté de ce chemin qui conduit, au cœur de
la forêt, vers quelque château en ruine d'une autre
Belle-au-Domaine-dormant. Alain-Fournier ne
pourra jamais plus oublier ce décor de son enfance.
Il se souvient des petits paysans en blouse serrée
par une ceinture de cuir et qui apportent, dans la
salle d'école surchauffée par le poêle tout rouge,
l'acre odeur de l'étable et des parfums de foin
coupé :
Derrière le portail, nous étions plusieurs à
guetter la venue' des gars de la campagne. Ils arri-
vaient tout éblouis encore d'avoir traversé des
paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés,
V
264 LE GRAND MEAULNES
les taillis où les lièvres détalent... Il y avait dans
leurs blouses un goût de foin et d'écurie qui alour-
dissait l'air de la classe, quand ils se pressaient
autour du poêle rouge.
Et la seule excitation qui jette, dans la maison
d'école, l'appel de l'évasion, c'est peut-être bien
l'arrivée, quelques semaines avant les vacances,
des caisses qui contiennent les livres de prix. Avec
sa sœur Isabelle, qui devait épouser Jacques Rivière
et se faire, elle-même, un assez joli nom dans les
lettres contemporaines, Alain-Fournier a dévoré
les beaux livres dorés sur la tranche. Nous en
tenons, de sa propre bouche, la naïve confidence :
« Pour ce qui est des livres de prix, Dieu sait la
place qu'ont tenue dans ma vie et dans celle de ma
sœur ces caisses de livres d'or et de carton qui
arrivaient tous les ans en 'juillet. » Et c'est ainsi
que, quelque part dans le Cabinet des Archives,
plein de mouches mortes, d' affiches battant au
vent, au fond d'une école de village, Henri Four-
nies le jeune frère d'Isabelle, se préparaît à goûter
l'enchantement de Stevenson et de Vile au Trésor,
les histoires de Jim et du pirate qui n'a plus qu'une
jambe et qui porte, sur l'épaule, un perroquet mal
embouché.
Ce climat d'enfance et de paysannerie, il est
d'autant plus intéressant de le recréer que l'œuvre
romanesque d'Alain-Fournier tourne tout entière
autour du thème de l'enfance, comme en témoigne
une lettre (du 22 août 1906) à Jacques Rivière :
« Mon credo en art et en littérature : l'enfance.
LE GRAND MEAULNES 265
Arriver à la rendre sans aucune puérilité, avec sa
profondeur qui touche les mystères. »
* * *
Et maintenant que nous avons fait connaissance
avec le pays — un pays perdu — de cet enfant de
la campagne dont les premiers émerveillements se
partagèrent entre les horizons solognots et les livres
de prix, il me semble que nous pouvons passer très
vite sur ce que les biographes appellent commu-
nément les années de formation.
Les années de formation, un Alain-Fournier ne
les passera point dans la fréquentation des livres
qui ne seraient que des manuels. D'autre part,
quand, à l'âge de dix-sept ans, il prépare, au lycée
Lakanal, l'Ecole Normale supérieure, Fournier
n'est pas un mauvais élève. Déjà, cependant, il se
distingue par un esprit d'indépendance, voire de
révolte. Jacques Rivière, qui l'a connu à cette
époque, nous dit que son jeune ami — et qui devait
devenir son beau-frère — avait entrepris d'ébran-
ler l'institution aussi stupide que vénérable de la
Cagne. Parce qu'il répugnait à toute espèce de
conformisme, le futur auteur du Grand Meaulnes
ne tolérait point qu'en vertu d'une tradition plutôt
subie qu'acceptée, les anciens opprimassent les
nouveaux ou « bizuths ». Et ce trait me paraît
significatif.
Nous arrivons aux premières influences litté-
raires. Et, ici, je demande à ceux qui me lisent de
s'abstraire, un instant, de leurs habitudes d'esprit
et des préjugés qu'ils seraient en droit de nourrir
266 LE GRAND MEAULNES
contre une certaine forme de symbolisme. S'il nous
arrive de reprendre, aujourd'hui, un Henri de
Régnier, un Maeterlinck, un Francis Vielé-Griffin,
un Albert Samain, nous sommes gênés, jusqu'à
l'agacement, par cet abus des jets d'eau dans les
vasques, des infantes mourantes en robe de parade,
des blonds cheveux de Mélisande qui se déroulent
tout le long de la tour, des tailles minces et flexi-
bles comme des lys et de tout cet arsenal un peu
fadasse d'une poétique pour personnes pâles. C'est
le sort des poncifs littéraires, quels qu'ils soient,
de se démoder lamentablement. Et nous ne souf-
fririons plus davantage les troubadours roman-
tiques, avec leurs dames au hennin, amoureuses du
trop beau page.
Comme Jacques Rivière, comme tous ses amis
du lycée Lakanal en l'année académique 1903,
Fournier a subi le charme. Il lui en restera, toute
sa vie, l'amour — que d'aucuns prétendent un peu
mièvre — des jeunes filles en robe blanche et des
enfants échappés des chromos de quelque keepsake.
C'est une veine aristocratique et gourmée, précieuse
en tous les cas, et que nous retrouverons surtout
dans les premiers poèmes (Alain-Fournier, en
jeune littérateur qui se respecte, a commencé par
écrire des vers).
A ces influences symbolistes proprement dites
viendront s'ajouter l'influence d'un Laforgue, l'in-
fluence d'un Francis Jammes. Le premier lui don-
nera le sentiment de l'éternelle déception devant
les ruses et coquetteries de l'Eternel Féminin, avec
quelque chose de pudique dans l'aveu et de déses-
péré dans la souffrance. Francis Jammes, d'Orthez,
LE GRAND MEAULNES 267
fortifiera, chez Fournier, le goût de l'idylle aux
champs, d'un naturisme qui ne craint pas d'appe-
ler par leur nom les bêtes du troupeau et les fleurs
de la prairie, tout en maintenant, d'ailleurs, le
culte des jeunes filles, sœurs de Clara d'Ellébeuse
et qui jouent de l'ombrelle dans les allées du
château.
Cela devait aboutir à des poèmes dans le genre
de celui-ci, dont je demande la permission de
transcrire une strophe :
Vous êtes venue,
une après-midi chaude dans les avenues,
sous une ombrelle blanche,
avec un air étonné, sérieux,
un peu,
penché comme mon enfance,
Vous êtes venue sous une ombrelle blanche,
C'est Jacques Rivière qui a fait observer, fort
justement, que le thème de ce morceau évoque
étrangement — déjà! — l'aventure d'Augustin
Meaulnes et d'Yvonne de Galais. Lisez A travers
les étés..., et puis relisez, tout de suite après, le
chapitre du roman intitulé « Promenade sur
l'étang ». Bien des détails vous frapperont par leur
air d'émouvante et douce parenté : la jeune fille
est accompagnée d'une vieille dame; elle tient une
ombrelle; on lui donne le titre de châtelaine, etc.
Et le dernier vers du poème :
gui faisait un bruit calme de machine et d'eau...
se lit, textuellement, dans le Grand Meaulnes.
268 LE GRAND MEAULNES
Je ne prolongerai pas le commentaire sur des
tentatives poétiques qui ne sont, au fond, ni meil-
leures ni pires que tant de productions des symbo-
listes de la deuxième couvée. C'est que le faiseur
de vers, chez Alain-Fournier, est mort jeune. Un
romancier va lui survivre. Et ce romancier, — ou,
plutôt, ce conteur, ce récitant, ce narratif, — nous
le surprenons qui s'essaie dans une série de proses
qui ont été recueillies, à la suite des poèmes, dans
un volume : Miracles, publiés à la nrf et dont je
conseille vivement la lecture à tous les amis
d'Alain-Fournier ; d'autant plus que Jacques
Rivière a mis, en tête de Miracles, une introduction
qui est un pur chef-d'œuvre d'amitié divinatrice,
de critique fervente et « miraculeuse » à son tour.
Alain-Fournier, le moins réaliste des hommes,
Alain-Fournier, l'incorrigible rêveur du Pays sans
nom et des aventures sur la mer, Alain-Fournier,
le passionné d'enfance et de mystère en profon-
deur, Alain-Fournier va s'attaquer au genre litté-
raire — le roman — qui suppose les liens les plus
étroits avec le réel. C'est tout le drame littéraire
et infiniment pathétique du Grand Meaulnes. Et
c'est sur ce drame que je voudrais me pencher, un
instant.
Oh ! je sais fort bien que l'esthétique du roman
— du roman français — ne peut pas être enfer-
mée dans des cadres rigides. A la suite d'Alain-
Fournier, d'ailleurs, on a inventé le roman-rêve :
le mot après la chose. Il n'empêche que, sous
LE GRAND MEAULNES 269
peine de déranger toutes les idées reçues et de
mettre le désordre là où régnait un minimum de
clarté, nous devons accepter que les lois du genre
imposent au romancier l'obligation stricte de con-
ter, d'inventer une histoire qui ait un commence-
ment, un milieu et une fin, et de l'animer, cette
histoire, de toute une figuration de personnages
aussi vrais que les types humains que nous ren-
controns dans la vie de tous les jours.
Alain-Fournier, qui n'est pas un auteur spon-
tané (y a-t-il, vraiment, des auteurs spontanés?),
avait beaucoup réfléchi à cette grosse question.
Dans une lettre fort importante qu'il adressait à
son correspondant de prédilection, Jacques
Rivière, le 13 août 1905, j'ai noté un long passage
que je voudrais pouvoir citer in extenso. Remar-
quez que le jeune littérateur vient de faire cet aveu
dénué d'artifice : « Maintenant, mes grands pro-
jets ne sont pas des projets de poète, ce sont des
projets de romancier. » — Et il souligne, comme
effrayé lui-même par l'énormité de la confession :
« Romancier : voilà le gros mot dit. »
Or, à son sentiment, on peut distinguer trois
catégories de romans, étant entendu que les gran-
des machines psychologiques et à thèse d'un
Paul Bourget doivent être considérées comme des
« balançoires » : « Il y a Dickens. Il y a Goncourt.
Il y a Laforgue.
« Ecrire des histoires et n'écrire que des his-
toires. Commencer avec une maison, finir avec
une autre en passant par des champs, des rues
ou des bateaux, mais n'avoir que ça d'acquis au
début et ne marcher qu'avec ça. Je veux dire :
270 LE GRAND MEAULNES
laisser sa personnalité à soi et celle du lecteur,
joies et souvenirs et douleurs — et créer un monde
— avec des matériaux quelconques, où toute joie,
douleur, souvenir ne sera qu'en fonction de ces
matériaux. Voilà Dickens.
« Goncourt, c'est déjà bien autre chose... J'y ai
vu surtout ce que je te dis : un ramassis de sen-
sations surtout, de sensations de l'auteur, collé à
un personnage qui est secondaire et n'est encore
que secondaire.
« Avec Laforgue, il n'y a plus de personnages du
tout, c'est-à-dire qu'on s'en fiche absolument. Il
est à la fois l'auteur et le personnage et le lecteur
de son livre. Le personnage s'embarque-t-il un
soir d'août : Ah! les crépuscules des petits ponts
en été ; hein, les hirondelles qui filent, les chiens
qui aboient à la soupe sur une péniche amarrée.
Allons, en voilà assez ; le personnage est à pré-
sent au soleil, au printemps : Ah ! ces matinées
comme on n'en trouve plus, avec des abeilles dans
les herbes\ etc.
« Evidemment, ça c'est plus vrai que tout, plus
profond que tout. Il n'y a pas de supercherie, il n'y
a plus de petite histoire. Ça n'est plus du roman,
c'est autre chose. •»
« Ça n'est plus du roman, c'est autre chose! »
Eh oui, c'est autre chose ! Mais cet « autre chose »
(appelez-le le roman poétique ou le roman-rêve
ou tout ce que vous voudrez), cet « autre chose >
va révolutionner le roman français. A cet égard,
la place d'un Alain-Fournier, dans l'évolution lit-
téraire de ces trente dernières années, est tout
aussi importante que celle d'un Marcel Proust et
LE GRAND MEAULNES 271
plus importante, incontestablement, que celle de
Gide.
De quoi s'agit-il? Il s'agit d'établir entre le rêve
et la réalité, ce va-et-vient dont parle, dans une
lettre, le créateur du monde merveilleux de l'en-
fance. Et c'est ici que, quelles que soient les légi-
times suspicions que l'on puisse entretenir à
l'égard de la critique fondée trop exclusivement
sur la biographie du romancier ou du poète, nous
devons bien faire intervenir l'aventure réelle, tra-
giquement réelle et infiniment douloureuse, d'un
grand amour brisé à l'ombre d'un beau rêve.
Il ne faut toucher aux choses du cœur qu'avec
le maximum de révérence et de discrétion. Sur-
tout s'il s'agit d'un cœur aussi délicat, aussi farou-
chement replié sur lui-même que le cœur d'Alain-
Fournier, réplique vivante d'Augustin Meaulnes le
Solitaire. Qu'un Victor Hugo devienne la proie de
biographes fort clabaudeurs, que Léon Daudet,
pour ne citer que lui, bâtisse un livre à succès sur
les révélations d'alcôve d'un amant magnifique qui
fut aussi un mari magnifiquement trompé, nous
n'y voyons rien à redire : Olympio s'est chargé,
tout le premier, de ne nous rien celer de ses
prouesses amoureuses, lui qui tenait une compta-
bilité singulièrement complaisante des baisers don-
nés et des caresses reçues. Avec Alain-Fournier,
il en va tout autrement. Certes, Jacques Rivière, le
confident intime, avait déjà pu lever un coin du
voile. Mais c'est dans les Lettres au Petit B.,
publiées récemment avec une méditation de Claude
Aveline : La Fin de la Jeunesse^ qu'il faut aller
chercher le secret déchirant d'une peine de cœur
272 LE GRAND MEAULNES
qui allait marquer pour toute la vie l'amoureux
éperdu de l'inaccessible Yvonne de Galais.
Ce petit B., René Bichet, était, comme Fournier
et Rivière, élève à Lakanal. Fils d'un ouvrier typo-
graphe, qui s'imposait de lourds sacrifices pour le
faire instruire, il appartenait à cette classe d'en-
fants du peuple laborieux qui a fourni à la
III e République tant d'hommes de premier plan.
René Bichet n'a pu donner sa mesure : il mourut
dans des circonstances tragiques, à l'âge de
vingt-six ans, empoisonné par une dose massive
de morphine, que des camarades sans scrupules
lui avaient conseillé de prendre, à titre d'initiation
aux paradis artificiels, le soir d'un banquet, trop
copieusement arrosé, des Anciens de Normale.
Nous possédons quinze lettres de Fournier à ce
correspondant. La plupart sont assez banales.
Mais il est arrivé, par deux fois, que le romancier
du Grand Meaulnes laissât parler son cœur, plus
haut, plus sincèrement qu'à Jacques Rivière.
Et voici la fameuse lettre du 6 septembre 1908,
que je tiens pour la véritable clef du roman :
« L'année passée, à cette époque, on chantait les
donneurs de sérénades. C'était le même temps,
attente de l'hiver, feuilles roussies, et bientôt les
routes désertes, coupées d'ornières, barrées de
brouillard. On chantait leurs molles ombres
bleues... leurs longues robes à queue..., c'était
dans le salon de La Chapelle ; et j'avais dans la
bouche ce même goût de choses acres et mortes.
Comme on sent que tout est mort, que tout a ce
goût-là ! Corne tout est déjà passé ; « La jeune
LE GRAND MEAULNES 273
dame est à Versailles, de ce moment * : et je ne
savais que cela ; cela et à peine son nom. Et il y
a déjà plusieurs années ; ce ne sont plus que de
jades ombres mortes. Moi seul, je reste, éternel
Clitandre, amoureux de ces mortes fanées, avec
leur goût fade dans la boucîïe, promeneur désolé
dans les sentiers de feuilles pourries.
« A quoi bon ? » était sa parole. Elle disait cela
d'un ton uniforme et immuable ; en appuyant un
peu, précieusement, sur chaque mot; en élevant
un peu la tête sur le b et en le détachant. Elle pre-
nait alors son visage immobile, avec sa bouche
qui se tenait légèrement mordue, et ses yeux qui
regardaient loin, immobiles, immuables et bleus.
« // était un temps où, en me redisant ce mot et
en repensant à sa pose, je la revoyais encore tout
entière.
« Ce ne serait pas assez dire qu' « élégante ». Le
mot pureté est celui qui lui convient toujours ;
à sa toilette, à son grand manteau marron, comme
à son corps que je n'ai jamais imaginé, comme à
son visage. Cependant cette toilette de dame, si
belle et si française qu'elle fût, semblait encore
trop lourde pour la sveltesse de son corps mince
et grand, et pour sa taille invraisemblable.
« Je n'ai jamais vu rien de si enfantin et de si
grave à la fois. Quoique je l'aie vue sourire, une
fois, il y avait dans ses yeux cette désolation con-
venable, insondable et bleue de la mer, sur les
plages de la Côte d'Argent ou de la Méditerranée
— d'où elle venait.
« Elle était hautaine (et noble). Elle m'a d'abord
marqué le même dédain qu'à ceux, sans doute, qui
274 LE GRAND MEAULNES
pensaient l'approcher. On ne l'approchait pas.
C'était une demoiselle, sous une ombrelle blanche,
qui ouvre la grille d'un château, par quelque lourd
après-midi de campagne.
« Certes, je n'ai jamais vu de femme aussi belle
— ni même qui eût, de loin, cette grâce. C'était
comme une âme visible, exprimée en un visage et
vivant en une démarche. C'était une beauté que
je ne puis pas dire. Cent phrases me viennent qui
toutes conviennent, mais aucune ne satisfait.
C'était en tout cas l'âme la plus féminine et la
plus blanche que j'aie connue ; c'était une dame
de village à la procession des Rogations ; c'était
une hampe de lilas blanc ; c'était une soirée
déserte d'été où l'on a découvert, en fouillant dans
les tiroirs, une paire de minuscules souliers jaunis
de mariée, avec de hauts talons comme on n'en
porte plus.
« Notre rencontre fut extraordinairement mysté-
rieuse. « Ah ! disions-nous, nous nous connaissons
mieux que si nous savions qui nous sommes. » Et
c'était étrangement vrai. « Nous sommes des
enfants, nous avons fait une folie », disait-elle. Si
grands étaient sa candeur et notre bonheur qu'on
ne savait pas de quelle folie elle avait voulu
parler : il n'y avait pas encore eu de prononcé
un mot d'amour.
« Cet amour, si étrangement né et avoué, fut
d'une pureté si passionnée, qu'il en devint pres-
que épouvantable à souffrir, comme je l'ai dit.
« Quand je pense maintenant qu'il y eut des
jours où j'étais près d'elle, où elle me parlait —
LE GRAND MEAULNES 275
j'ai beau tendre mon imagination : il faudrait être
fou pour le croire.
« D'après ce que j'ai noté autrefois, donc, elle
eut beaucoup de gestes et de paroles que je n'ai
pas compris. Quand nous nous quittâmes (souliers
noirs à nœuds de rubans, très découverts ; che-
villes si fines qu'on craignait toujours de les voir
plier sous son corps), elle venait de me demander
de ne pas l'accompagner plus loin. Appuyé au
pilastre d'un pont, je la regardais partir. Pour la
première fois depuis que je la connaissais, elle se
détourna pour me regarder. Je fis quelques pas
jusqu'au pilastre suivant, mourant du désir de la
rejoindre. Alors, beaucoup plus loin, elle se tourna
une seconde fois, complètement, immobile, et
regarda vers moi, avant de disparaître pour tou-
jours. Etait-ce pour, de loin, silencieusement,
m'enjoindre l'ordre de ne pas aller plus avant?
Etait-ce pour que, encore une fois, face à face, je
pusse la regarder? Je ne l'ai jamais su.
« Que tout cela serait amer si je n'avais la certi-
tude qu'un jour, à force d'élans vers elle, je serai
si haut que nous nous trouverons réunis, dans la
grande salle, « chez nous », à la fin d'une soirée
où elle aura fait des visites. Et tandis que je la
regarderai enlever son grand manteau et jeter ses
gants sur la table et me regarder, nous entendrons
dans les chambres du haut « les enfants » déballer
la grande caisse des jouets.
« Je n'ai d'autre excuse à ces trois pages que de
n'avoir pas eu le moins du monde, en commen-
çant, l'intention de te les écrire.
276 LE GRAND MEAULNES
« Pourquoi te raconter cela, d'ailleurs? Nous ne
sentons et n'imaginons certainement pas de la
même façon. Il faut, pour deviner ce qu'a été
« Taille-Mince », pour s'imaginer « La Demoi-
selle », avoir été soi-même quelque enfant pay-
san ; avoir attendu sans fin, les jeudis de juin,
derrière la grille d'une cour, près des grandes bar-
rières blanches qui ferment les allées, à la lisière
des bois du château. »
Et voilà! Tout y est. La confidence a des
accents qui ne trompent pas. Il est vrai, en effet,
que Henri Fournier rencontra, un jour d'Ascension
(1 er juin 1905), qu'il sortait de visiter le Salon
de la Nationale, au Petit-Palais, une jeune fille
qui lui parut merveilleusement belle, qu'il eut l'au-
dace — cette imperturbable audace des timides !
— de suivre, le long du Cours-la-Reine, dont il
découvrit le nom et l'adresse, qu'il retrouva ; et il
est vrai qu'il osa même l'aborder. Et parce que le
miracle devait continuer, la belle inconnue lui fit
quelques mots de réponse, quelques mots qui sem-
blaient trahir son propre trouble, son propre
émoi. Quand elle le congédia, enfin, elle lui jeta
cette phrase, qui devait trouver un écho exta-
tique au plus profond du cœur de l'amoureux
transi : « Quittons-nous! Nous avons fait une
folie... »
C'est tout. Mais de cette rencontre et du sou-
venir ineffaçable qu'elle imprima dans la mémoire
amoureuse du plus sensible des rêveurs allait
naître un chef-d'œuvre : Le Grand Meaulnes. A
l'hiver de l'année qui suivit cette rencontre,
LE GRAND MEAULNES 277
ce congé tout chargé de promesses et
d'espoir, Fournier apprend que la jeune fille,
qui a quitté Paris, s'est mariée : c'est
maintenant « la jeune dame de Versailles »,
comme dit un domestique inconsciemment cruel.
Désormais, le rêve est brisé. Il reste à lui donner
la « sublimation » de l'œuvre littéraire. Ainsi
Dante, désespéré de la mort de sa Béatrice, entre-
prend d'édifier, à la mémoire de son incompa-
rable amour, le monument de la Divine Comédie.
Je ne crains pas d'écraser Alain-Fournier par un
voisinage aussi titanesque. Si le Grand Meaulnes
n'a pas l'envergure de la trilogie allégorique que
constitue cette Somme du moyen âge occidental,
il n'en est pas moins vrai que la sincérité d'une
passion à jamais malheureuse y parle un langage
pareillement émouvant et qui nous va sans doute
plus droit au cœur.
Ainsi donc, l'aventure du Grand Meaulnes n'a
rien — absolument rien — de gratuit. Je pourrais
puiser, à chaque feuillet de la Correspondance à
Jacques Rivière, teiles confidences qui s'étranglent
en un sanglot. Depuis ce laconique billet d'un jeudi
soir (25 juillet 1907) : « Il me restait ceci à
apprendre : M lle de Q... est mariée, depuis cet
hiver. « La jeune dame est à Versailles en ce
moment », a-t-on ajouté. Déchirements. Déchire-
ments sans fin. Ah! je puis bien partir maintenant!
Qu'est-ce qui me reste ici, à part toi, mon ami ? »,
jusqu'à cet autre (daté du 4 septembre 1913) :
278 LE GRAND MEAULNES
« C'était vraiment, c'est vraiment le seul être au
monde qui eût pu me donner la paix et le repos.
Il est probable maintenant que je n'aurai pas la
paix dans ce monde. »
Mais la création romanesque n'est jamais un
décalque de la réalité. Pour le dire en passant,
c'est la rançon du naturalisme que d'avoir songé
à une représentation photographique des êtres et
des choses. Alain-Fournier n'avait pas vécu
impunément dans le climat du symbolisme. Et,
d'autre part, sa pudeur naturelle l'eût écarté,
d'instinct, d'une confession autobiographique qui
aurait rappelé les jérémiades d'un Lamartine au
bord du Lac ou d'un Hugo dans la vallée de la
Bièvre.
C'est alors qu'Alain-Fournier, qui ne veut pas se
séparer de son amour, qui veut en nourrir sa souf-
france et en nourrir — aussi — son inspiration
littéraire, c'est alors qu'il eut ce trait de génie, pour
quelqu'un qui faisait — ne l'oubliez pas! — ses
débuts dans le roman : transposer à la campagne,
dans sa campagne solognote, une aventure d'amour
impossible dont le héros serait ce grand Augustin
Meaulnes, le paysan têtu que vous connaissez bien.
Trait de génie; car tout ce qui, dans l'idylle réelle
de Henri Fournier et de la jeune fille du Cours-
la-Reine, appartenait au domaine du lyrisme le plus
intime, voilà que le romancier pouvait le faire
passer, en quelque manière, sur le plan du récit,
d'un récit qui ne serait même pas à la première
personne : et la miraculeuse histoire d'une ren-
contre qui marque l'amoureux pour toute la vie
pourrait acquérir, au souffle vivifiant des horizons
LE GRAND MEAULNES 279
d'Epineuil-le-Fleuriel, de la Chapelle d'Angillon et
de Nançay, ce caractère de crédibilité indis-
pensable dans le roman.
Si mes lecteurs m'ont bien suivi, ils auront
compris ce qui constitue l'originalité singulière du
Grand Meaulnes : un roman mi-parti, à la fois auto-
biographique, intimiste, puisqu'il s'agit, pour le ro-
mancier, de faire confidence de sa propre passion
malheureuse, de son amour à jamais perdu, mais
un roman qui juxtapose à ce caractère autobio-
graphique et intimiste le caractère du roman cham-
pêtre, avec des odeurs de foin et des cris d'enfants
dans le préau de l'école, avec les jeux mouvants
des nuages au ciel et les scintillements de la neige
sur les ornières de la grand-route.
Le difficile était de lier ces deux éléments, à
première vu disparates. Et je n'oserais pas affirmer
qu'Alain-Fournier y a toujours réussi.
Je n'entreprendrai pas de résumer le sujet du
Grand Meaulnes : le roman vit dans toutes les
mémoires. Je vous rappelle seulement qu'un soir,
dans la maison d'école où vit le petit Seurel, le fils
de l'instituteur et de l'institutrice, un jeune gars est
arrivé, comme pensionnaire, amené par sa maman.
Il s'appelle Augustin Meaulnes. Et la présentation
du personnage a quelque chose de prodigieux.
Tout d'abord, nous ne le voyons pas. Nous ne le
verrons que tout à la fin du premier chapitre,
éclairé par les reflets du feu de Bengale qu'il vient
d'allumer, en fraude, dans la cour. Nous ne le
voyons pas. Mais nous en entendons parler comme
d'un être étrange, qui aime à faire plaisir à sa
mère, certes, mais qui aime aussi à suivre le bord
280 LE GRAND MEAULNES
de la rivière, les jambes nues dans l'eau, à tendre
des nasses, à prendre les poules faisanes au collet.
Nous en entendons parler; et nous l'entendons
marcher. Il marche, sans la moindre précaution,
de long en large, sans la moindre permission, d'ail-
leurs, à travers les immenses greniers où l'on met
sécher le tilleul et mûrir les pommes... Et nous ne
nous étonnerons pas de le découvrir, à la fin du
premier chapitre, entre deux gerbes d'étoiles
blanches et rouges qui lui font — déjà! — comme
un lumineux halo d'apothéose.
A l'école, Augustin Meaulnes a vite fait figure
de chef. Il a dix-sept ans. Il est brave, taciturne.
Tous le respectent. Surtout le petit Seurel. Jusqu'au
grand jour de l'Aventure... De l'Aventure que nous
devons bien écrire par un A majuscule. Et c'est
ici, sans doute, qu'il faudrait faire intervenir les
réminiscences de Stevenson et des beaux livres
dorés sur la tranche.
Fournier n'a pas été sans s'émouvoir, sans s'in-
quiéter de tout ce qu'il y avait d'extraordinaire dans
son histoire vraie de la rencontre du Cours-
la-Reine. Cette jeune fille à la taille flexible, qui
tient la bouche légèrement mordue, qui dit « A quoi
bon? » d'un ton uniforme et immuable, en
appuyant un peu, précieusement, sur chaque mot,
cette « Taille-Mince » en robe marron, n'est-elle
pas, pour reprendre les termes de la Lettre au
Petit B., toute pareille à « une demoiselle, sous
une ombrelle blanche, qui ouvre la grille d'un châ-
teau, par quelque lourd après-midi de cam-
pagne » ?... Et sentez-vous comme nous revenons,
par une pente toute naturelle, à la Clara d'Ellé-
LE GRAND MEAULNES 281
beuse de Francis Jammes, aux héroïnes aristo-
cratiques de Laforgue, comme nous revenons aux
poèmes de Miracles? Nous sommes bien dans le
domaine merveilleux qu'Alain-Fournier peut appe-
ler « le Domaine », d'un terme à la fols générique
et solennel. L'Aventure peut naître.
C'est, en réalité, un troisième thème, à côté du
thème de l'amour malheureux et du thème de la
campagne natale. Mais on hésite à pratiquer, sur
le roman, cette sorte de découpage artificiel, s'il
est vrai que l'Aventure constitue, ici, le leitmotiv
sous-jacent qui informe et relie et marie, avec un
art exquis et gauche, les motifs de l'amour et de
l'enfance.-
Or donc, Augustin Meaulnes, qui a fait atteler
le cheval à la carriole de la Belle-Etoile pour aller
chercher, à la gare de Vierzon, les grand-parents
du petit Seurel, invités pour les fêtes de Noël et
du Nouvel An, Augustin s'est endormi sur le siège :
et le voilà perdu, dans le soir... On a re-
proché à Alain-Fournier ce trait que les fâcheux
réputent invrafsemblable. Je le répète, pour com-
prendre et pour goûter l'atmosphère paysanne du
Grand Meaulnes, il faut avoir couru la campagne
solognote. Non, il n'est pas du tout invraisemblable
qu'un jeune charretier s'égare ainsi, par une nuit
de décembre, sur la route gelée. Il n'est que de
reprendre le récit, carte topographique en main,
pour se rendre compte de l'ingéniosité qu'a mise
le romancier à brouiller la piste : Ainsi peu à peu
s'embrouillait la piste du Grand Meaulnes et se
brisait le lien qui l'attachait à ceux qu'il avait
quittés...
282 LE GRAND MEAULNES
L'invraisemblable, le fantastique serait plutôt
cette soudaine révélation de la noce au château, de
la Fête étrange... En effet, Augustin a échoué,
transi de froid, dans un manoir perdu au fond des
bois, où se célèbre, cette nuit-là, une sorte de mas-
carade enfantine, pour les noces du fils du châ-
telain, de l'énigmatique et attachant Frantz de
Galais. Et vous savez comment le Grand Meaulnes
assistera, déguisé en marquis, à cette Fête étrange,
comment il y fera la connaissance de la sœur de
Frantz : Yvonne de Galais, qui est la réplique
romanesque de la jeune fille du Cours-la-Reine.
L'Aventure une fois déclenchée, Alain-Fournier
ne s'arrêtera plus. Nous sommes dans le monde
de l'enfance, c'est-à-dire dans ce monde merveil-
leux où tout est possible, où tout est conforme aux
lois d'une fantaisie qui ne se connaît pas de lois.
Frantz de Galais ne se mariera pas. Il s'enfuira,
au dernier moment, en compagnie d'un bohémien
qui semble sorti tout droit d'un poème de Gla-
tigny ou d'une pochade de Verlaine. Il faudra
éteindre les lampions de la Fête étrange, quitter le
château qui est retourné à sa tristesse et à son
lourd sommeil...
Meaulnes a réintégré la maison d'école; mais il
garde le souvenir de son équipée à nulle autre
pareille; et il finira par s'en ouvrir à Seurel. Car
il veut, le Grand Meaulnes, retrouver Yvonne et
sa bouche un peu mordue; il veut retrouver Taille-
Mince et son manteau marron. Avec cette même
passion obstinée et farouche qui faisait rechercher
par Fournier l'adresse de la jeune fille du Cours-
la-Reine. Le roman gauchit, un instant, vers des
LE GRAND MEAULNES 283
scènes champêtres. Les garçons de l'école s'égail-
lent en promenade. Augustin et le petit Seurel ont
tracé un itinéraire. Peine perdue! Le Domaine
garde son mystère. Le Grand Meaulnes, qui y est
allé par hasard, qui en est revenu tout ensommeillé,
dans une carriole où le recueillit un paysan de la
noce, le Grand Meaulnes ne se souvient plus, il
ne retrouve pas la route du bonheur...
En revanche, il retrouvera Frantz de Galais.
Frantz suivra même, sous le déguisement d'un
bohémien, des cours à l'école du village. Les deux
jeunes gens seront d'abord rivaux. Jusqu'à ce que
Frantz et Meaulnes, qui se sont reconnus comme
deux chevaliers de l'Aventure, nouent le pacte
enfantin et solennel de venir au secours l'un de
l'autre, au premier appel, quoi qu'il puisse leur en
coûter.
Cette promesse, qui fait un peu penser au ser-
ment du cor, dans Hernani, sera à l'origine même
du dénouement du roman. Augustin Meaulnes,
après des désespoirs affreux et d'insurmontables
découragements, a fini par retrouver Yvonne. Il
l'épousera. Ils vont être heureux... Mais, le soir
même des noces, Frantz le vagabond, Frantz le
fantasque est venu lancer, sous les fenêtres du
jeune couple, son signal, son avertissement :
« Hou-ou »... Et le Grand Meaulnes, fidèle à son
terrible serment d'enfant, abandonnera Yvonne.
Qui en mourra.
La fin du roman est étrangement sombre. Fugitif,
le Grand Meaulnes a découvert la fiancée de son
ami Frantz. Il en fera sa maîtresse. Jusqu'au jour
où, le remords l'étreignant, il revienne à cette
284 LE GRAND MEAULNE3
Yvonne qu'il n'a jamais cessé de chérir d'un im-
possible amour. Elle est morte; mais elle a laissé,
comme gage de sa triste passion, une petite fille.
Et c'est les dernières phrases du roman, que je
ne relis jamais sans une sourde émotion : Cepen-
dant la petite fille commençait à s'ennuyer d'être
serrée ainsi et, comme Augustin, la tête penchée
de côté pour cacher et arrêter ses larmes, conti-
nuait à ne pas la regarder, elle lui flanqua une
grande tape de sa petite main sur sa bouche barbue
et mouillée.
Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit
sauter au bout de ses bras et la regarda avec une
espèce de rire. Satisfaite, elle battit des mains...
Je m'étais légèrement reculé pour mieux les voir.
Un peu déçu et pourtant émerveillé, je comprenais
que la petite fille avait enfin trouvé là le compagnon
qu'elle attendait obscurément... La seule foie que
m'eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien
qu'il était revenu pour me la prendre. Et déjà je
l'imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un
manteau, et partant avec elle pour de nouvelles
aventures. j
Résumer ce chef-d'œuvre, c'e^t le trahir, parce
que, comme on l'a dit très justement, le Grand
Meaulnes est, avant tout, le roman d'un grand jeu,
d'un grand jeu puéril et terrible où les mystères de
la jeunesse, de la vie et de la mort, de l'aventure
et de l'amour ne se contredisent jamais, où les
frissons les plus secrets du cœur, les inquiétudes
LE GRAND MEAULNES 285
les plus subtiles du rêve nous sont révélés par le
déclenchement imprévu de l'action.
Le roman est-il sans défauts? Non point. Et,
malgré mon admiration fervente, — peut-être bien
même à cause de cette ferveur qui est, souvent, la
condition même de la lucidité critique, — je ne suis
pas le dernier à les apercevoir.
Tout d'abord, Alain-Fournier n'a jamais réussi
à se débarrasser complètement de ce que j'appel-
lerais volontiers un certain « jammisme » un peu
mièvre. J'ai déjà parlé des jeunes filles à l'ombrelle
et des grands chapeaux de paille de riz qui pen-
chent sur des visages chlorotiques. Il est évident
que le procédé joue, ici, d'une manière qui nous
paraît plus périmée qu'indiscrète. N'oublions pas,
cependant, que chaque génération a son idéal fé-
minin, que certaine « garçonne » qui fit les belles
nuits de l'immédiate après-guerre est déjà démo-
dée, à son tour, et que nous aurons vite soupe de
« Mademoiselle Swing ». Encore peut-on ajouter,
à la décharge d'Alain-Fournier, que son type à lui
se sauve par la délicatesse même du portrait. Et il
n'est pas défendu de souhaiter qu'à l'époque de
Céline et de la prose cambronnesque, certains ro-
manciers maintiennent encore les droits du bon
ton, voire de la préciosité.
Un reproche plus grave concerne la structure
même du roman. Toute la seconde partie (le Grand
Meaulnes en comporte trois) est encombrée par le
récit des aventures de Frantz de Galais, lequel, du
rôle de « brillant second », passe soudain au tout
premier plan et finirait par éclipser Augustin en
personne, comme il l'éclipsé, d'ailleurs, dans l'admi-
286 LE GRAND MEAULNES
ration des galopins de l'école de Sainte-Agathe.
Cette dualité d'intrigue — et, partant, d'intérêt —
nuit à la marche même du récit. D'autre part,
quelque familiarisés que nous soyons avec l'optique
du merveilleux, chère à Alain-Fournier, il est tout
de même assez « fort de café » (passez-moi l'ex-
pression) qu'un jeune marié, aussi follement épris
qu'Augustin, abandonne, au lendemain de ses
noces, la femme qu'il a eu tant de mal à conquérir.
La crédibilité n'est pas satisfaite.
Mais ceci nous amènerait à poser la question du
caractère même du héros. On a voulu voir, en lui,
un monomane de la fugue. Ici, l'on me permettra
bien de laisser la parole à Alain-Fournier lui-même.
Voici comme il s'explique, au sujet d'Augustin,
dans une lettre du 4 avril 1910 : « Meaulnes, le
grand Meaulnes, le héros de mon livre, est un
homme dont l'enfance fut trop belle. Pendant toute
son adolescence, il la traîne après lui. Par instants,
il semble que tout ce paradis imaginaire qui fut le
monde de son enfance, va surgir au bout de ses
aventures, ou se lever sur un de ses gestes. Ainsi,
le matin d'hiver où, après trois jours d'absence
inexplicable, il rentre à son cours comme un jeune
dieu mystérieux et insolent. Mais il sait déjà que
ce paradis ne peut plus être. Il a renoncé au bon-
heur. Il est dans le monde comme quelqu'un que
va s'en aller. C'est là le secret de sa cruauté. Il
découvre la trame et révèle la supercherie de tous
les petits paradis qui s'offrent à lui. Et le jour où
le bonheur indéniable, inéluctable se dresse devant
lui et appuie contre le sien son visage humain, le
grand Meaulnes s'enfuit non point par héroïsme,
LE GRAND MEAULNES 287
mais par terreur, parce qu'il sait que la véritable
joie n'est pas de ce monde. »
Nous sommes loin de l'explication médicale et
facile par la fugue : le Grand Meaulnes n'est pas
un cas pathologique. Et je ne suis pas si sûr qu'il
faille insister sur la cruauté du héros. Si Augustin
Meaulnes s'enfuit, c'est, tout d'abord, parce que
Fournier n'a pas épousé Yvonne : ce roman auto-
biographique du désespoir ne pouvait s'achever
sur l'image heureuse d'un foyer comblé. Mais le
dénouement du Grand Meaulnes n'est pas tant une
fuite qu'une acceptation. Alain-Fournier qui a soif,
selon le mot de Claudel, « d'occuper inimagina-
blement la plénitude », lui qui reconnaît que « tant
de pureté ne peut pas être de ce monde »,; com-
ment n'arriverait-il pas, à la dernière page de son
roman d'amour, à regarder la mort en face? Alain-
Fournier a transigé un instant avec lui-même :
Augustin ne s'en ira qu'au lendemain de la nuit
des noces. C'est pourquoi une petite fille naîtra.
Mais c'est aussi pourquoi il convient qu'Yvonne
meure...
Que si vous me demandiez maintenant : « Faut-
il être heureux? », c'est encore à Fournier que je
vous renverrais, lui qui a prononcé, dans cette
même lettre, la sentence définitive que voici :
« Faut-il être heureux ? Je réponds que oui, que
le grand Meaulnes est un grand ange cruel, mais
qu'il n'est pas un homme... »
* * *
Tous les défauts sont sauvés, sont compensés —
288 LE GRAND MEAULNES
et si largement, n'est-il pas vrai? — par d'éblouis-
santes qualités, lesquelles se résument en une seule :
le don de poésie. Je ne sais pas ce que serait la
définition exacte d'un roman poétique. Ce que je
sais, c'est que le Grand Meaulnes, d'un bout à
l'autre bout, est baigné dans un climat miraculeux.
Et ce mot de climat, que l'on galvaude aujourd'hui,
il est ici à sa place, tant l'accord se révèle subtil
et vrai entre les éveils de la nature, la coloration
du ciel, la tiédeur des brises, la clarté des matins
et la marche même des événements et le déroule-
ment du destin.
On n'a peut-être pas suffisamment observé que
tous les « tournants » de l'histoire, que tous les
nœuds mêmes du récit sont comme préparés par
la complicité secrète des choses. Je cite, au ha-
sard, dans les premiers chapitres :
C'était un froid dimanche de novembre, le pre-
mier jour d'automne qui fît songer à l'hiver (pré-
lude à l'arrivée de Meaulnes, chap. I).
La pluie était tombée tout le jour pour ne cesser
qu'au soir. La journée avait été mortellement en-
nuyeuse (première phrase du chap. III, qui annonce
l'Aventure imminente); et la seconde partie de ce
chap. III commence ainsi : A quatre heures, dans
la grande cour glacée, ravinée par la pluie...
A deux heures de l'après-midi, le lendemain, la
classe du Cours Supérieur est claire, au milieu du
paysage gelé (début du chap. IV).
LE GRAND MEAULNES 289
De temps à autre, sur le grand calme de l'après-
midi gelé, montait l'appel lointain d'une bergère
(fin du premier « tempo » du chap. V).
Le quatrième jour fut un des plus froids de cet
hiver-là (première phrase du chap. VI)...
Et ainsi de suite.
Mais la poésie, elle n'est pas seulement dans le
climat : elle est aussi, elle est surtout dans le style.
Il m'a toujours paru, ce style du Grand JMeaulnes,
d'une fluidité admirable : un style tremblé, sans
rien qui pèse ou qui pose, pour reprendre l'expres-
sion de Verlaine, le triomphe d'une prose d'art qui
serait demeurée à mi-chemin entre les balbu-
tiements de l'enfance et les virtuosités verbales du
faiseur, un style à la Debussy. La prose se fait ici
vibration, harmonie. Il y a les cadences volup-
tueuses; puis ce « français de Christ », à la saint
Mathieu.
Comme l'on comprend que Jacques Rivière ait
dit, un jour, à son ami, pour traduire — préci-
sément — ce va-et-vient de la phrase nue à la
phrase qui chante : « Tu donneras le trouble de ne
pouvoir comprendre comment au bout d'un mo-
ment de lecture on se trouve ailleurs ». Incidence
miraculeuse, sur le style, du passage des faits à
leur prolongement idéal, du narratif au symbolique,
de la terre où nous sommes au rêve où Fournier
nous emmène.
* * *
290 LE GRAND MEAULNES
J'aurais pu insister, plus que je ne l'ai fait, sur
des questions de technique, montrer, par exemple,
comment Alain-Fournier, dans son désir de conci-
liation entre les droits du rêve et les exigences du
réel, a été amené, plus d'une fois, à jouer au
géomètre-arpenteur. Il est piquant, en effet, de
constater que, dans ce roman où la crédibilité est
parfois bousculée, les notations précises se multi-
plient : notations de mensuration et d'horaire.
C'est là une de ces naïvetés cousues d'assez gros
fil blanc, et que je trouve, pour ma part, aussi
sympathiques que gauches.
J'aurais pu, à propos du métier littéraire d'Alain-
Fournier, instituer des comparaisons avec la prose
dont usent les romanciers contemporains, qu'ils se
réclament ou non de la tradition du roman de style.
J'ai préféré concentrer toute mon attention sur
l'élément humain — et personnel — de cette aven-
ture littéraire qui engage, dans le cadre de la
transposition romanesque, les souffrances de
l'amour et les tourments du cœur. Roman-rêve,
roman poétique, soit! Mais ce qui me passionne
avant tout, c'est l'homme. Alain-Fournier a laissé
tomber quelque part cette petite phrase, terri-
blement lourde: « // n'y a d'art que du particulier ».
Disons que, seules, sont capables de nous toucher
les catastrophes personnelles. Les lois, les théories,
les abstractions, les généralités : c'est trop haut,
c'est trop loin. Pour le dire en terminant, c'est la
lourde hypothèque qui pèse sur le roman français,
roman de logiciens-constructeurs, beaucoup plus
épris, que de vérité, des coquetteries de leur intel-
lect. Depuis les ratiocinations savantes d'un Chré-
LE GRAND MEAULNES 291
tien de Troyes sur les droits de la dame et les
devoirs du chevalier, depuis les dissertations un
peu grises de la Princesse de Clèves, depuis le
conte philosophique à la manière du XVIII e et jus-
qu'aux « balançoires » psychologiques — je
reprends le mot — d'un Bourget, le roman français
avait vécu de l'application ingénieuse de Maximes.
C'est encore ainsi que procède, de nos jours, un
Chardonne.
Un homme est venu, qui a ouvert devant nous
les perspectives sans limites. Il a escaladé la bar-
rière blanche qui fermait l'allée du château. Il nous
a fait monter sur la barque de l'étang aux roseaux.
Nous avons vécu le carnaval des enfants, la folie
des masques, la retraite aux flambleaux, le dîner
de noces dans la grande salle des assemblées. Il y
avait un pierrot lunaire, de la neige sur les che-
mins. Il y a eu un coup de feu dans la nuit...
C'était pareil à ce qui se passe dans les rêves. Et
c'était beau, d'une beauté irréelle. Et c'était poi-
gnant, d'une douleur plus lancinante que celle que
fait un couteau dans la plaie.
Et qu'il me soit permis de retenir mon lecteur,
un instant encore, sur une tombe de Champagne
que domine une croix de bois.
Fournier avait rejoint, le 4 août, le 288 e R. I.
à Mirande. Il faisait partie de la 67 e division de
réserve, comme son ami, devenu son beau-frère,
Jacques Rivière. Il entendit pour la première fois
le canon dans la Woëvre. Pendant les dures se-
292 LE GRAND ME AULNE S
maines d'août et de septembre, il combattit autour
de Verdun". Et il se trouvait, non loin des Eparges,
lieu célèbre dans le communiqué, le 22 septembre
au matin. Fournier commandait la 23 e compagnie.
La ligne de feu, après les coups de boutoir de
l'armée du Kronprinz, puis d'une autre armée alle-
mande de renfort, tendait à se stabiliser. Le capi-
taine voulut tenter une reconnaissance, du côté de
la route de Vaux à Saint-Rémy. Il s'enfonça sous
bois, avec ses hommes disposés en colonne par
quatre. L'ennemi aperçut la petite troupe et ouvrit
un feu nourri. Le capitaine essaya d'entraîner ses
« pantalons rouges » à l'assaut. Il y eut du flot-
tement. Seuls s'élancèrent les deux lieutenants et
quelques hommes. Fournier, frappé d'une balle au
front, tomba... Il tomba comme Péguy, comme
Psichari, comme tant d'autres. Son corps n'a pas
été reconnu. Et c'est sur une croix de bois ano-
nyme qu'il nous faut nous pencher ici.
... N'importe! Le souvenir de ce noble et délicat
Alain-Fournier, c'est Augustin Meaulnes qui nous
l'a rendu. Notre soif de mythes, c'est Augustin
Meaulnes qui ne cesse pas de l'étancher, le Grand
Meaulnes. Chaque soir encore, au dedans de nous,
il s'en va vers de nouvelles aventures, pendant
qu'une petite fille née d'une seule caresse sourit à
ce braconnier qui s'enfonce, broussailleux et tenace,
dans l'infini du romanesque, à la recherche du
bonheur...
UN POETE DE CHEZ NOUS :
FERNAND SEVERIN
La critique biographique souffre, en ce moment,
d'une crise de croissance. Sainte-Beuve avait eu
mille fois raison, pour nous intéresser à l'œuvre,
de nous intéresser à l'homme. Mais d'avoir dépassé
la mesure, les romanceurs — comme ils disent —
ont fini par fâcher tout le monde. Collection verte,
collection bleue, collection jaune, vie amoureuse,
vie pitoyable, vie gigantesque, la vie de Vénus, la
vie d'Homère, la vie d'Adam, n'êtes-vous pas sa-
turés de ces révélations, de ces indiscrétions, de
ces ragots? Un grand homme n'est plus un grand
homme pour son valet de chambre. Or voici que
les secrétaires eux-mêmes se sont mis à déshabiller
le patron, auquel ils glissent des pantoufles mali-
gnement brodées. Le mystère d'une existence a
pourtant de ces recoins jalousement secrets où il
me répugne de voir projeter la lumière crue et
cruelle. J'appelle « charognards » ces gazetiers,
voués à l'anecdote, qui, sur l'œuvre littéraire, sur
l'œuvre d'art, échafaudent, à grand renfort de petits
papiers, le roman chez la concierge. Quand vous
m'aurez conté jusqu'à patron-minet les nuits de
Victor Hugo et de Juliette, aurai-je mieux compris
la Tristesse d'Olympio? Les inventaires de Fré-
294 UN POETE DE CHEZ NOUS
déric Masson, ce sergent fourrier, recompteur de
boutons de culotte et collectionneur de savonnettes,
ont-ils jamais aidé personne à reconstituer l'impé-
riale figure d'un Bonaparte?
Loin de moi la pensée de dénier à l'histoire sa
valeur d'éclairage. Il est des cas — plus nombreux
que ne se l'imaginent les théoriciens de la « cri-
tique pure » — où la connaissance du milieu, de
l'époque, est nécessaire à l'interprétation d'un
écrivain. Dante ne s'explique, ne pourra s'expliquer
que dans l'atmosphère des luttes civiles de l'Italie
du XIII e siècle, dans cette Florence qu'a décrite
Maurras, avec ses palais durs et sombres, ses
patios faits pour l'assassinat, quand gens du Pape
et gens de l'Empereur, guelfes blancs et guelfes
noirs réglaient, par le poison et par le fer, leurs
atroces querelles. De même, vous n'aurez rien
entendu à Villon, si Auguste Longnon, Marcel
Schwob ou Pierre Champion ne vous ont conduit
par la main en plein Paris de 1450, sur la mon-
tagne Sainte-Geneviève, cité des collèges, des
cloîtres, des étuves, des tripots, où vivent, au len-
demain de l'occupation anglaise, d'une vie chétive
et tourmentée, parmi les enseignes qui s'accrochent
aux crampons de fer et les pendus que balance le
vent aigre, clercs turbulents, mauvais garçons,
truands faméliques, crocheteurs, tire-laine, piliers
de tavernes, pipeurs de dés, amateurs de Saint-
Pourçain et « mignoteurs » de fillettes mignonnes.
Pour n'en plus citer qu'un exemple, la littérature
classique doit à l'organisation même de l'Etat
louis-quatorzième quelque chose de sa noble et
très grave ordonnance. La façade de Versailles,
UN POETE DE CHEZ NOUS 295
les jardins de Le Nôtre, une perruque à marteau,
telle tragédie de Racine : qui n'entrevoit les cor-
respondances, et que Taine, cet « équationniste »,
a su fort exactement démêler?
Et pourtant, il existe, à travers l'infinie variété
des faits littéraires et des types d'écrivains, de ces
poèmes et de ces poètes qui échappent au rituel
des écoles, à l'observance des chapelains dans la
chapelle. Je les imagine volontiers hors du temps,
délivrés de l'espace, au royaume de Chimérie
peuplé d'ombres heureuses, sur les bords d'un
Léthé où l'on dépouillerait, avec sa guenille, l'en-
nui du conformisme, des vêtements tout faits, du
« qu'en-dira-tout-le-monde ». Maurice de Guérin,
le Shelley des Odes, le Laforgue des purs sanglots,
deux ou trois encore : ils sont peu. C'est à leur
troupe singulière qu'est allé se joindre Fernand
Severin. Pour avoir repris en des chants éternels
quelques-uns des thèmes de la grande banalité
humaine, — l'Amour, la Mort, la Solitude, la Can-
deur, — ils ont évité de tomber, ces insaisissables,
dans les mailles étroites du filet chronologique.
Ont-ils vécu il y a cent ans? avant-hier? vivent-ils
encore? pour combien de jours? d'années? de
siècles?... Qu'importe! Qu'importent le curriculum
de leurs honneurs, leur date de naissance, leurs
promotions et grades académiques! Pareils à la
jeune antique, ils ont chanté, ils ont plu. Gardez-
vous de vous assembler autour d'eux, vos fiches
à la main, reporters étriqués et fabricants de
thèses! Tant de curiosité convient mal à leur cœur
simple et nu. Ils vivront simplement dans la mé-
moire des hommes. Tant que l'Amour, la Mort, la
296 UN POETE DE CHEZ NOUS
Solitude, la Candeur n'auront pas fini de peupler
le songe éternel du poète.
* * *
Fernand Severin enseigna les jeunes hommes.
Il joignit au culte de l'amitié le culte des Muses.
L'amitié lui dicta des lettres exquises. Chaque fois
que les Muses l'ont visité, sa joie s'est exhalée en
des chansons douces...
* * *
J'ai dit que Fernand Severin n'appartient à
aucune école. Il ne sera pas inutile cependant,
pour mieux marquer sa sereine indépendance, de
se rappeler la situation des lettres belges quand,
en 1888, parurent, sur des pensers antiques, ces
vers nouveaux. La Jeune Belgique venait de pu-
blier son « Parnassiculet ». Max Waller faisait des
pirouettes; Rodenbach, entre frisure et alanguis-
sement, des silences ouatés; Gilkin, ses « Fioretti
du Mal »; Giraud, du Leconte de Lisle; et Valère
Gille, du sous-Giraud. Verhaeren, truculent, a
campé ses « Flamandes » avec le réalisme brutal
d'un Maupassant qui mettrait ses contes en vers.
Mais tous ont ce trait commun qu'ils lorgnent du
côté de la France : qui vers les parnassiens, les-
quels n'ont pas encore liquidé tout leur stock de
coupes ciselées; qui vers les symbolistes, dont
s'achève déjà la période militante; qui vers les
naturalistes et les baudelairiens. Seul, Max Waller,
page inconsistant d'une équipe dont il est le minor,
n'imite personne, puisqu'il imite tout le monde.
UN POETE DE CHEZ NOUS 297
A quelle attraction va céder Severin jeune? Fera-
t-il de l'art pour l'art, ou bien de l'art social? Il
fera de l'art, tout court. Sans doute, quelques
échos trahissent, au début de la carrière poétique,
l'influence de fréquentations dont Severin ne s'est
jamais défendu. Un poème comme Le Don des
Lys, —
Vous me voyez, ma sœur, l'âme tout éperdue,
— dédié à Mockel, je le replacerais assez exac-
tement dans une lignée qui, partant de Gustave
Kahn, aboutit à Francis Vielé-Griffin (et ce n'est
pas, malgré la consécration académique, un
compliment!) Cygnes et lys, cygnes mourants,
lys fanés, ce devient fastidieux de retrouver dans
chaque besace même viatique. Mais très vite
Severin va se libérer. Et son inspiration, qu'il n'ira
plus chercher qu'en lui-même, nous la verrons
désormais jaillir de l'unique source intérieure, au
fil de ces poèmes qu'il est d'autant plus malaisé
de classer que l'art du poète a trouvé, quasi du
premier coup, son expression définitive. C'est tout
juste si les intimes croient pouvoir préférer La
Source au fond des bois, le dernier recueil publié,
où la résonance se prolonge étrangement, comme
si, d'avoir vécu tout seul avec ses rêves, Severin
avait fini par pénétrer le mystère des êtres et le
mystère des choses.
* * *
Le Don d'Enfance, Un Chant dans l'Ombre, Les
Matins angéliques, La Solitude heureuse, La
298 UN POETE DE CHEZ NOUS
Source au fond des bois : il y a dans ces titres
toute une poésie déjà. Qui dira la vertu d'un titre
sur la couverture du livre où nous cherchons l'oubli
des tristesses quotidiennes? Le titre, c'est un appel,
une invite, l'invitation au voyage. C'est la pro-
messe des horizons tout neufs où veut nous en-
traîner la trop belle aventure. C'est encore une
suggestion douce, la mise en état de grâce, l'art
très subtil de disposer vraiment le cerveau et le
cœur. Le titre ne doit point appuyer. Ni raccro-
cheur, ni brutal, ni même bien précis. Je veux qu'il
ait le vague infiniment exquis des aveux murmurés,
des rêves qu'estompe la nuit brune, du halo qui
tremble. Et il faut encore qu'il renferme, le titre,
en des sons assemblés, toute la magie verbale,
l'élément pur, cette extrême fle'ur de poésie qui
nous fait attentifs, et déjà presque émus, aux
consonances exotiques de cette incantation que se
chante à soi-même Piquoiseau le fol, quand s'en
va Marius, sur la mer : « Aden... Bombay... Co-
lombo... Macassar... »
* * *
Le Don d'Enfance rassemble des poèmes écrits
de la vingt et unième à la vingt-cinquième année.
Il y a décidément, dans ces premiers essais, — je
tiens encore à le rappeler, car mon admiration pour
Severin est d'autant plus profonde qu'elle se refuse
à être aveugle, — trop de cygnes et trop de lys.
Un recueil publié chez Lacomblez, en 1888, ne
portait-il pas ce titre (non retenu, d'ailleurs) :
Le Lys? D'autre, part, le jeune poète n'a pas encore
UN POETE DE CHEZ NOUS 299
acquis cette plénitude rythmique — la cadence,
eût dit Barrés — qui fera le charme de ses plus
belles strophes. A la manière des symbolistes, il
lui arrive de dire au vers : « Suspends ton vol! ».
D'où cette impression de heurt, çà et là.
Ce que fut ce « don d'enfance », Severin l'a dit
en un poème qu'il faudrait relire tout entier :
En quel jardin fermé me suis- je réveillé?
Ah! rien que les sanglots d'un cœur émerveillé!
Des mots ne diront pas ce que l'âme veut dire...
Un certain « osbcurisme » n'est pas pour nous
décourager, depuis que Valéry nous contraint, l'in-
sidieux, à des tours de force exégétiques. Ce que
je veux retenir de ces déclarations, c'est le profond
émoi suscité dans l'âme du poète au spectacle des
forêts qui abritèrent sa jeunesse vagabonde, de
ces bois qu'il recrée, par l'influx de la poésie, en
leur frondaison neuve.
Nous touchons ici à ce que j'ose à peine appeler
la physionomie littéraire de Severin. Et tout
d'abord, l'on avait affaire à un poète de la nature,
de la nature sylvestre. C'est dans un « jardin »
qu'il s'éveille; mais c'est « vers la paix des grands
bois » que l'égaré — ou le dirige — la Muse,
« sous ces calmes forêts » qu'il veut déjà mourir.
Il convient de souligner la place de premier plan
que tiennent, dans cette œuvre bien wallonne, les
arbres de chez nous. Tandis qu'un Verhaeren cé-
lèbre toute la Flandre avec, barrées des routes qui
poudroient, les campagnes qui verdoient, Severin
exalte, au pays fortuné où les courbes sont lentes,
les ombres bleues, les sources claires, les nymphes
300 UN POETE DE CHEZ NOUS
attentives aux pipeaux toujours taillés, Severin
chante les coteaux boisés, les chênaies, la forêt pro-
chaine. A son cœur ingénument panthéiste le culte
des arbres n'est-il pas tout indiqué, dans cette
Wallonie où leurs bras grand ouverts étreignent
chaque horizon? Octave Pirmez, le solitaire d'Acoz,
avait compris de son parc bien-aimé la séduction
mystérieuse, lui que révolte la cognée. C'est devant
le paysage qu'on découvre de la Ramonette que
Van Lerberghe, l'ami très cher de Severin, se sen-
tira touché par la grâce d'une colline où se pressent
les fûts droits. Eve va naître ainsi, d'une médi-
tation ardennaise en plein paradis feuillu; et Pan,
dieu sylvain. J'aime qu'Auguste Donnay, le bon
peintre de chez nous, ait amoureusement ombré
les arbres tutélaires qu'il plante dans chacun dé
ses dessins. Jusqu'à la fin de sa vie, Fernand
Severin chérira les arbres d'un amour passionné,
presque charnel, comme si les Dryades et les
Hamadryades hantaient encore le tronc argenté du
bouleau, svelte comme une jeune femme. Et l'on
ne peut lire sans émotion, en guise d'épigraphe à
une pièce qui s'intitule précisément Aux Arbres,
cette citation de saint Bernard : « Aliquid melius
invenies in sylvis quam in libris ».
A côté de ce culte sylvain, qui n'est en somme
que le revenez-y d'un déraciné — un de plus ! —
aux horizons de ses jeunes annnées, ce que j'en-
trevois encore dans ce poème liminaire, c'est une
aptitude à s'émerveiller qui constitue, à proprement
parler, le « don d'enfance ■». L'enfant, dit-on, est
naturellement poète. C'est vrai, dans ce sens qu'il
redécouvre à chaque instant, avec une faculté de
UN POETE DE CHEZ NOUS 301
renouvellement... et d'oubli qui tient du prodige,
la naïve splendeur des spectacles du monde.
N'est-ce pas le plus sûr critère de l'amour que cette
facilité de rebondissement qui nous empêche de
nous affaler sur l'oreiller trop mol des doutes
devant l'action? Fernand Severin n'a rien d'un
blasé. C'est d'un œil toujours neuf qu'il reverra,
chaque matin, des beautés toujours nouvelles. Il
saura même oublier — ce qui est infiniment plus
rare — les souffrances d'hier devant les promesses
d'un éternel demain :
Mais que les purs lêthés de ce paradis vert
Font aisément douter qu'on ait jamais souffert,
Et que mes guérisons mêmes me sont lointaines!
Retour du poète aux horizons boisés de sa jeu-
nesse, faculté de s'émerveiller à chaque pas qu'il
refera d?ns ce vert paradis : telle m'apparaît, dans
son essence, l'inspiration très haute des juvenilia.
Mais si le poète a déjà pris son vol, l'écrivain le
poursuit d'un magnifique essor. Témoin, cette
Couronne, sous le patronage de Virgile (Flumina
amem sylvasque inglorius) : merveille d'entrelacs.
* * *
Un Chant dans l'ombre, tel sera le leitmotiv du
recueil suivant, dont les productions s'échelonnent
jusqu'à la trente-deuxième année. Un rossignol a
chanté dans la nuit de printemps. Dans la nuit de
printemps qui versait au bocage une clarté lai-
teuse, il a dit le désir, le trouble, les langueurs, sa
302 UN POETE DE CHEZ NOUS
joie soudain — cri d'amour éperdu, et tout aussitôt
les regrets, les tendres regrets,
Ou la mélancolie exguise des heureux.
Le poète l'écoute, dans l'ombre. Et son âme,
discrète et fière, communie avec l'âme du chan-
teur esseulé :
Tes pareils, ô chanteur, ne chantent que pour eux.
Que Fernand Severin n'ait jamais cherché le
baiser lumineux de la gloire, il serait sacrilège d'y
insister. A ses yeux, rien ne valait la satisfaction
du devoir accompli. Et ce devoir s'est toujours
confondu avec le service très dévotieux d'une Muse,
qu'il écrivait par une M majuscule, et qui s'iden-
tifiait elle-même à la très redoutée et très puis-
sante dame des parfaits troubadours. Quant au
reste, — argent, honneurs, palmes et titres, rosettes
et prébendes, — il le mettait à sa vraie place, qui
est médiocre. Est-ce à dire pourtant qu'il n'ait
jamais souffert de cette sorte d'ostracisme dont le
tenait frappé l'incuriosité de ses contemporains?
Je n'oserais pas l'affirmer. Pour un soldat de
l'Idéal comme Severin, l'exploit personnel ne
compte point; mais la victoire importe tout de
même. Dans la bousculade d'une foule grossière,
rejeté d'une société où le poète est considéré bien
moins qu'un joueur de quilles, l'auteur d'Un chant
dans l'ombre aura ressenti jusqu'à l'amertume le
discrédit où sombrait, chaque jour davantage, sa
Poésie très chère. Mais s'il ne s'est pas résigné
UN POETE DE CHEZ NOUS 303
sans lutte à mettre sous le boisseau la torche vive,
quelle quiétude, une fois rejointe au pays fraternel
l'ombre fraternelle, « l'ombre heureuse »!
révoque, sous un ciel ignoré des regards,
Au pays pacifique où des clartés sereines
Attardent plus longtemps leur doux sourire épars,
Un bois tout murmurant de sources léthéennes...
Un soupir est dans l'air!... Tout le ciel en frémit!
Au gré de la lueur plus vive ou plus tremblante,
Le bruit mélodieux s'élève ou s'assoupit,
Si vague, qu'on dirait de la clarté qui chante.
Au loin, par les sentiers, de beaux couples s'en vont...
Au loin, par le mystère adorable des sentes,
Le charme souverain de la douce saison
Mêle plus tendrement les bêtes innocentes.
Ces cœurs adolescents s'aiment sans le savoir!
Etrangement heureux, pleins d'obscures alarmes,
Ils respirent partout, dans la beauté du soir,
Comme un pressentiment d'ivresses et de larmes.
Mais d'autres, absorbés en un songe sans fin,
— A quoi sert de parler? Les choses sont si belles! —
Parcourent les forêts et l'horizon divin
Comme un livre ineffable entr'ouvert autour d'elles.
Les plus sages, pourtant, les yeux clos à jamais
Au mirage incertain qui trouble leurs sœurs pâles,
Regardent défiler, sous leurs fronts ceints de paix,
Des cortèges muets de formes idéales.
Heureux qui, déjouant l'énigme du destin,
Du songe ou de la vie a préféré le songe;
Même la pureté de ce ciel enfantin,
Au prix de ses pensers, n'est qu'un divin mensonge!
304 UN POETE DE CHEZ NOUS
L'air, vague et lumineux, du calme paradis
Où glissent, deux à deux, ces âmes apaisées,
Fait, dans l'ombre des bois, sur ces sommeils bénis,
Trembler comme un halo la douceur des rosées.
L'une d'elles, parfois, parlant, comme à regret,
Avec la voix lointaine et tendre qu'ont les ombres,
Semble vouloir livrer un peu de son secret
A la complicité taciturne des ombres.
Que dit-elle? Des mots de paix et de pitié...
Des mots calmes, et tels que notre âme fiévreuse
N'en saurait, désormais, saisir le sens aider;
Et F on ne comprend rien, sinon qu'elle est heureuse...
Que lui sont les amants? que lui sont les aimés
Et ces cœurs enfantins que la terre émerveille?
Le plus beau songe encore est sous les yeux fermés,
Il n'est rien au dehors qui vaille qu'on s'éveille!...
Et ceci, qu'il écrivit à 26 ans, est un pur chef-
d'œuvre.
* * *
Dans Les Matins angéliques, qu'il dédie à son
ami Ernest Verlant, Fernand Severin réunit des
poèmes de date diverse où s'exprime l'alléluia de
l'âme libérée. Poète catholique, c'est dans toute la
sincérité de son cœur qu'il a chanté l'illumination
intérieure, le triomphe et le rayonnement de la
grâce. Avec quelle discrétion! Et c'est très bien
ainsi. Il y a deux choses que, pour ma part, je me
résigne malaisément à lire dans les livres : les effu-
sions sentimentales et les confessions religieuses.
L'Amour et la Foi sont d'essence trop intime pour
UN POETE DE CHEZ NOUS 305
se prêter à la « foire des vanités ». Et comme cette
réserve jolie de Severin contraste avec les allures
matamoresques du converti qui se bat et rebat les
flancs, et prend à témoins 'a terre, le ciel, voire
l'enfer, de son assiduité au catéchisme ! Hélas ! les
sous-Bloy, les Huysmans de pacotille et les pseudo-
Retté n'ont pas fini d'assourdir la république des
lettres de leurs rugissements, de leurs imprécations,
de leurs excommunications!
Chez Fernand Severin, rien que de suggéré.
Celle qu'il célèbre sous le nom fervent de Caris-
sima, c'est une Madone indulgente, toute proche
de celle-là que chantait, au temps du dolce stil
nuovo, Guido Guinizelli, cœur plein de poésie.
L'analogie est parfois si troublante qu'on ne sait
plus vraiment — et peut-être le poète confond-il
en sa rêverie la « dame de grâce » et la dame
d'amour? — si l'on est sur la terre ou si l'on
touche au ciel. Cette dame de grâce s'appellera
Béatrice, d'ailleurs. Comme il advint de Béatrice,
un rôle de protection lui sera dévolu. Et je sais
peu de vers plus délicatement inspirés que ceux-ci,
de L'Ombre gardienne :
// m'est doux de penser, en ces heures de nuit,
Qu'une amie est au loin, dont le rêve me suit...
Et je ne suis pas seul, bien que je sois loin d'elle.
C'est sur la terre d'Italie que Severin semble
avoir le mieux compris le sens d'une religion aussi
naturellement poétique. De l'Italie il devait aimer
de dilection la campagne ombrienne, — « un pays
dont la douceur est grave », — avec son séraphique
306 UN POETE DE CHEZ NOUS
Francesco, jongleur du Bon Dieu. Ombrie, terre
douce et de forte couleur! De Spolète, j'ai revu,
l'autre été, toute la plaine où l'olivier noueux se
marie à la vigne ;
Là bas, les horizons frissonnent dans l'azur,
horizons onduleux des croupes apennines; et l'œil
cherche, aux sources du Clitumne, les cyprès ren-
versés au miroir des eaux calmes, que le crépus-
cule et la méditation de Carducci font roses.
Deux poèmes seulement (En Ombrie, La Maison
élue), mettent dans Les Matins angéliques une
cloche d'Ave Maria. Il y a bien aussi ce Campo
Santo, mais qui pourrait s'entendre de tel vieux
cimetière de chez nous, où l'on souhaite de dormir
au soleil, sous la pierre chaude. Je veux saluer ici
cette admirable sobriété.
Fernand Severin, qui a goûté le charme des
paysages transalpins, pourquoi n'a-t-il pas rap-
porté dans son bagage un volume de vers d'Italie?
Son talent descriptif n'est certes pas en cause.
Nous citerions plus d'un tableau de nature qui
possède un étrange pouvoir d'évocation. La ré-
ponse à cette interrogation, je la cherche ailleurs.
Si Severin n'a pas songé à décrire l'Ombrie, c'est
qu'à ce moment-là, il ne se sentait pas possédé par
le dieu. Nous avons fait allusion à ce qu'il appelle
volontiers les visites de la Muse. Sous la plume
d'un écrivain aussi parfaitement probe, cette
expression n'a plus rien d'un poncif. En réalité,
Fernand Severin n'a jamais écrit sinon dans cet
état second, dans cette sorte de transe intérieure
UN POETE DE CHEZ NOUS 307
où le jetait la Poésie inspiratrice. Je ne puis m'em-
pêcher de songer ici à d'autre littérature, sur com-
mande, et qui doit nourrir, bon an mal an, tous ces
pourvoyeurs malgré eux : « Tu feras tant de
romans, à tant de lignes, à tant la ligne... Tu
trousseras tant de scènes-en tant d'actes... Tu li-
vreras à l'éditeur tant de vers sur tant de pages... »
Dérision! Quand l'on peut voir, dès que reviennent
les vacances, cingler vers les pays à la mode —
latitude nord, latitude sud, îlots océaniens, fleuve
Congo, route mandarine — les forçats des lettres,
un carnet sur le sein droit, leur stylo sur le sein
gauche! Ah! le triste voyage que le voyage où il
faut « prendre des notes »!...
Fernand Severin n'a pas pris des notes en
Ombrie. Il ne se soucie point de nous donner de la
terre italique des sensations étrangement colorées.
Ce qu'il retrouve au vallon d'Assise, c'est cette âme
assoiffée d'idéal qu'il emportait avec lui, en tous
lieux. De là vient que ce rêve qu'il a caressé de la
« maison élue », —
Quelque chose de clair comme un site enfantin!
Des jardins et des prés, d'adorables enclos,
Dont la sérénité d'un éternel matin
A peine effleurerait le printemps inéclos!
— nous pourrions, sans y rien changer, le trans-
poser sur n'importe quel plan de solitude heureuse,
Dans la communion des humbles et des doux.
* * *
308 UN POETE DE CHEZ NOUS
La Solitude heureuse, tel s'intitule précisément
le recueil postérieur. Revenant sur le thème favori
d'Un Chant dans l'ombre, le poète rappelle avec
une gravité sévère l'idéal qu'il s'est choisi, libre-
ment. C'est ici le couronnement d'une œuvre déjà
si belle. Tous les motifs reviennent, — culte des
forêts, émerveillements, humble résignation, can-
deur fervente, — plus magnifiquement orchestrés.
Un soir au pays natal réveille sous nos yeux l'en-
fance champêtre, avec le « don d'enfance ». Voici,
par la bouche d'un « sage », la confession apaisée
du penseur méconnu. Et voici, comme à l'aube des
Matins angéliques, de lumineux tercets (Si, vrai-
ment, la tristesse...).
Mais ce qu'on ne saurait assez louer, c'est la
forme. Elargie, assouplie, frappée comme une mé-
daille ou douce comme une caresse, elle chante, la
strophe — et chaque vers enchante. J'éprouve jus-
qu'à l'obsession la magie d'un poème comme Les
Iles en fleur :
Bien des jours avaient fui depuis l'heure fatale
Ou, reniant enfin l'obscurité natale,
J'étais entré, joyeux, dans l'inconnu des flots!
Et souvent, devançant Fessor de mes galères,
J'avais interrogé les lointains solitaires
Que le rêve menteur change en eldorados.
C'était en vain! Malgré mon attente éperdue,
La mer, la vaste mer, emplissait Vétendue,
Où descendait bientôt t 'anxiété du soir...
Mais, un jour, le parfum d'une terre prochaine
Nous arrivait, avec la douceur d'une haleine,
Enivrant nos vingt ans d'un radieux espoir.
UN POETE DE CHEZ NOUS 309
Et tandis que la houle écumait sous Vétrave,
J'aspirais, exaucé, ce grand souffle suave
Qui s'était promené sur des îles en fleur...
Le moment serait venu de parler de La Source
au fond des bois, qui constitue en quelque sorte le
testament spirituel du plus spiritualiste des poètes.
Mais le lecteur nous permettra bien de lui laisser
la joie de la découverte. Et qu'on ne prenne point
pour une subtile gageure le silence qu'à ce propos
nous avons décidé de ne point rompre ici. Il y a,
dans ces vers que Severin voulut nouer pour une
gerbe suprême, tout ce qu'ajoute à la simplicité de
l'enfant la méditation de l'homme.
Une source a jailli dans le vallon natal, comme
une présence; Bellérophon, fils de Méduse, se cabre
en vain sous l'étreinte de son fier cavalier; âpre
orgueil d'être, au sein des grands bois, aux rives
du torrent écumeux, le Centaure; douceur d'évo-
quer les pays bienheureux, l'autre Arcadie; et
pleurent les Nymphes en détresse; et poursuivent,
au fond du ciel, leur course errante, les nuages;
printemps de Hollande, soirs anglais; bondissante
Semois où s'est mirée un jour l'Eve de Van Ler-
berghe; la joie de créer; telle volupté de souffrir;
une certitude heureuse de survivre; et, près du
sourire énigmatique de la Joconde, l'apparition du
visiteur nocturne dont le souffle est glacé, et qui
s'appelle peut-être la Mort...
310 UN POETE DE CHEZ NOUS
Le donquichottisme littéraire est un périlleux
exercice. Redresser les torts ne paie pas. D'ail-
leurs, qu'importe à la mémoire d'un Fernand
Severin, à la fidélité de ses amis et de ses proches,
la consécration officielle d'un talent définitif, d'une
œuvre qui demeure!
Mais, sans prétendre vulgariser le « don d'en-
fance », amplifier par je ne sais quel haut parleur
brutal « un chant dans l'ombre », sans déflorer la
paix des « matins angéliques », sans troubler dans
son éternel repos celui-là qui connut la « solitude
heureuse », il doit être permis d'orienter vers la
« source au fond des bois » les bonnes volontés
touchantes. Cherchez la source au fond des bois.
Elle est claire et fraîche, à ravir. Et dès que vous
l'aurez trouvée, trop heureux si j'ai pu vous servir
de guide, je m'efface, —
Les mots humains sont impuissants
A définir sa jeune grâce,
— je m'efface derrière le sourcier plein d'enchan-
tements, qui n'est plus parmi nous que le murmure
de la fontaine, la limpidité du cristal, le jaillisse-
ment secret, au fond des âmes, de l'eau qui danse.
L'AME WALLONNE
Laissons de côté la question de la race. Aban-
donnons aux anthropologues le soin délicat de
mesurer les crânes des brachycéphales et des doli-
chocéphales, d'enregistrer sur leurs tablettes le
diamètre du cheveu, la couleur du poil. Le type
wallon existe.
Il existe, puisque je le vois. Je le reconnaîtrais
entre mille. Et je l'aime. Non point par chauvi-
nisme, ni par esprit de clocher : par habitude. En
le reconnaissant, c'est moi-même que je retrouve
en lui; et j'ai l'impression de me pencher sur un
miroir.
Les miroirs sont complaisants. L'esquisse que je
vais tracer risque fort d'être flattée. Mais pour
atteindre à l'âme d'un peuple, — ou d'un homme,
— ne convient-il pas de faire, joyeusement, l'effort
de sympathie, le geste amical?...
* * *
Il y aurait, me semble-t-il, quelque simplisme à
opposer au paysan des Flandres l'ouvrier wallon.
Sur la vignette d'un billet de banque, le diptyque
a de l'allure : d'un côté, la houe; de l'autre, le
marteau. Pour reprendre un assez vilain mot histo-
rique, les deux mamelles de la Belgique seraient
312 L'AME WALLONNE
l'agriculture et l'industrie; et la frontière des
langues séparerait aussi laboureurs du plat pays,
compagnons des métiers de nos bonnes villes. Le
parallèle littéraire est un genre faux. Si vous en
appliquez les recettes, et procédés à la géographie
humaine, vous allez sacrifier la nuance à la for-
mule. En réalité, qu'il soit cul terreux ou mineur,
qu'il gratte l'âpre sol des Ardennes ou qu'il abatte
le minerai de houille dans la veine, le Wallon a son
individualité propre.
Je faisais tout à l'heure allusion au type phy-
sique. C'est vrai que nous sommes fiers de notre
tête ronde. Le Wallon est courtaud, plutôt bas sur
jambes, au poil châtain foncé. J'en connais plus
d'un à qui on pourrait appliquer le signalement de
Villon peint par lui-même : « Sec et noir comme
écouvillon ». Le type sarment brûlé n'est pas rare
en Wallonie. Et c'est bien pourquoi les obèses
suscitent, plus qu'ailleurs, lazzis et quolibets.
« Gros plein de soupe » est une injure que tous
les galopins de tous nos ruisseaux n'hésitent guère
à proférer. Dans cet ancien pays de vignobles et
qui a gardé le culte des vins de Bourgogne et des
prestes refrains bachiques, la bière me paraît une
intruse, une boisson d'importation. On regrette la
disparition, sur les coteaux de Meuse, de ces
vignes qui s'accrochaient aux éboulis et qui sem-
blaient appeler sur la Wallonie tout entière les
bénédictions du soleil, le secret des ivresses légères.
Pour voir de près le vrai Wallon, celui que n'a
pas touché le conformisme des villes tentacu-
laires, il faudrait aller s'asseoir, à la vesprée, sur
le banc de la maison du maïeur, dans tel village,
L'AME WALLONNE 313
auquel je songe, de l'Entre-Sambre-et-Meuse.
Parce que c'est la saison des prunes, l'air est tout
embaumé de senteurs sucrées, tout vrombissant de
vols de guêpes. Les tâcherons reviennent de la
« pâture » comme on dit là-bas. Ils portent le
chapeau de paille noir à bords courts, la chemise
largement échancrée; point de sabots. Une
coquetterie est sur eux. Et cela se traduit par un
bouton d'églantine au harnais du cheval. Pour
vous dire le bonsoir d'une voix qui chante, le pay-
son wallon ôte un instant de sa bouche la pipe de
merisier. Les ouvriers de l'usine regagnent à
bicyclette leur maison des champs. Mais, tandis
qu'à la même heure crépusculaire, sur les pistes
sablonneuses de Campine, les Flamands vont par
bandes, le Wallon — observez-le — roule volon-
tiers seul. Tout seul, il a monté la côte. Et il se
presse... Non dans l'attente de la soupe, non dans
l'espoir d'un sommeil proche et béat, mais parce
qu'il y a le journal à lire, le bouton de la T. S. F.
à tourner. Du côté de l'abreuvoir, les vaches meu-
glent. Mais les dépêches de Paris, de Londres, de
Berlin, de Rome, l'ouvrier de mon pays les écoute
— et les comprend.
* * *
De tracer un portrait moral, c'est une aven-
ture plus périlleuse. Commençons par un défaut :
le Wallon est, dit-on, léger.
Je plaiderai coupable. Il est vrai que la plu-
part de ces fils de Gaulois méritent, au moins une
fois le jour, le reproche que César adressait à leurs
314 L'AME WALLONNE
lointains ancêtres. Cette légèreté est faite surtout
d'une singulière mobilité d'impressions. Nous ne
sommes pas des « concentrés ». Si la méditation
ne nous est pas tout à fait étrangère, volontiers
s'égare-t-elle aux détours de la curiosité. Les
nuances, bien plus que le cristal : voilà ce qui nous
retient penchés sur le prisme.
Et cette légèreté est aussi la rançon d'une viva-
cité d'esprit qui nous fait très contents de nous-
mêmes. Ici, d'ailleurs, je mettrais une sourdine à
notre los. Nous le chantons avec une belle indis-
crétion. En vérité, certains Wallons ont « la
goutte à l'imaginative ». Mais ils rachètent ce
péché contre la race par une sorte de facilité épi-
dermique qui sauve du moins les apparences.
Rarement le Wallon manque de faconde. On
affirme qu'il est le Tartarin de la Belgique. C'est
assez juste. A cette différence près qu'il y a plus
loin du Liégeois fort en gueule au West-Fla-
mand taciturne et susceptible que du Méridional
pétaradant au Parisien disert. Même à Bruxelles,
le franc-parler wallon somme comme une incon-
gruité, une impertinence. La gouaille ne va pas
sans quelque malice ou méchanceté. A leur jeu
favori, qui est de s'envoyer en riant des choses
terribles, il advient que les bretteurs démouchet-
tent les fleurets. Ici encore, l'excès serait propre-
ment intolérable pour qui n'a pas, d'emblée,
accepté les règles d'un véritable « jeu » (il faut
reprendre le mot), où comme le dit un proverbe
de chez nous, « ce sont les mieux moqués, les
mieux gardés ».
Frondeurs et narquois, les vrais Wallons ont la
L'AME WALLONNE 315
pudeur de leurs sentiments les plus intimes. Je me
garderais bien de mettre ce goût de la blague —
ou de la hâblerie — sur le compte de la légèreté.
J'y vois plutôt signe d'orgueil, le besoin, quelque-
fois, de briser un sanglot en un éclat de rire.
Dans cette esquisse que je voudrais le plus
dépouillée qu'il soit possible, je m'abstiens délibé-
rément de faire appel à la littérature. J'aurais
évoqué volontiers, cependant, notre Mistral du
Pan de bon Dm : Henri Simon. D'ailleurs, la
notion même de littérature wallonne aurait besoin
d'être précisée, si l'on considère en tout cas les
œuvres écrites en français sur le territoire de nos
provinces du Sud. Mais les lettres patoisantes,
mais ces florilèges — humbles, souvent — de
chansons pour la bien-aimée et de pauvres rimes
sur des thèmes archiusés révèlent à quel point le
poète wallon répugne aux confidences indiscrètes.
Le vocabulaire même de la passion a des demi-
teintes adorables. De la jeune fille pour qui l'on
meurt d'amour, on dit, en Wallonie : « Je la vois
volontiers ». Réserve farouche, orgueilleuse timi-
dité : signe de race.
Et c'est un autre signe de race que l'individua-
lisme wallon. Certes, tous les Belges ont la pas-
sion de l'indépendance. « Liberté » : tel est le
dernier mot de notre hymne national, ce mot qui
est un cri et sur lequel monte et s'enfle la voix
quand les foules du stade chantent la Braban-
çonne. Mais il ne s'agit pas ici de joug à secouer,
de chaînes à rompre.
Libre et fier, le Wallon entend appliquer à la
lettre ce « mot » d'une vieille charte au pays de
316 L'AME WALLONNE
Liège : « Pauvre homme en sa maison est roi. »
En sa maison. Nous avons horreur de tout ce qui
ressemble à un embrigadement. Cette passion
d'échapper à la règle peut nous jeter, d'ailleurs,
dans les aventures les plus folles. La discipline a
sa beauté. Elle a sa vertu. Nous ne sommes pas
disciplinés. Nous cultivons, jusqu'à Toutrecui-
dance, le droit de marcher sur les pelouses inter-
dites et de faire la nique aux éciiteaux.
Tel est, chez un Wallon, le goût du « singu-
lier », du personnel, le culte du moi, comme eût
dit Barrés, que le sentiment de la nature échappe
le plus facilement du monde aux séductions du
panthéisme. Je ne crois pas qu'un Verhaeren soit
possible aux rives de la Meuse. Verhaeren s'iden-
tifie à la plaine flamande. Il souffre de ses enfan-
tements laborieux, après qu'il s'est livré tout
entier, avec elle, aux baisers du soleil. Le prome-
neur wallon n'est pas seulement un promeneur
solitaire : sa rêverie est tournée vers le dedans. Il
écoute le chant des oiseaux ; mais c'est pour
mieux percevoir l'écho de ce chant dans son âme.
Et il perçoit les mille et une résonances de l'écho,
parce que chacun des oiseaux — le merle, le bou-
vreuil, la fauvette, le rossignol — gai de sa note
dans le concert sous la feuillée. Le Cantique des
Créatures, de François d'Assise, est une prière qui
a son climat sentimental chez nous.
C'est un trait de lumière, pour qui veut pénétrer
l'âme wallonne, que l'attitude du Wallon devant
la nature. La nature ne nous apparaît pas comme
le Grand Tout où il fait bon se fondre, se dis-
soudre, mais comme le spectacle multiforme,
L'AME WALLONNE 317
changeant, de ce qui vit, de ce qui passe et se
renouvelle sans cesse. Les Wallons, qui savourent
la beauté du paysage, ne sont pas des peintres
cependant. Pour fixer sur la toile un moment de
leur sensibilité, il faudrait d'abord arrêter le flux
éternel, le « panta rheï»... Ils préféreront la
musique, de tous les arts le plus subjectif, le plus
individuel sans doute. Voilà pourquoi à la palette
du peintre flamand nous opposons les riches tona-
lités de nos musiciens de Wallonie. Le peuple de
chez nous est un peuple qui chante.
D'une sensibilité qui peut paraître à fleur d'épi-
derme, prompt à la répartie, spirituel jusqu'à la
gouaille, pudique dans tes expansions, défenseur
obstiné du château intérieur, si jaloux de ton
« moi » que tu te chanteras, pour ton plaisir soli-
taire et secret, la musique de tes plus beaux
rêves : tel mon frère wallon, je te reconnais, tel
je t'aime !
* * *
Mais l'âme wallonne, à son tour, est infini-
ment nuancée. Il faudrait distinguer le Borain du
Liégeois, l'Ardennais du Hesbignon, l'homme de
Chimay de l'homme de Nivelles. Tous ces exem-
plaires d'un même type humain ont leurs carac-
téristiques émouvantes ou drôles. Ce n'est pas
seulement affaire d'accent local. Ni de costumes
régionaux. Certes, les traditions folkloriques ne
meurent qu'à regret. Un « Binchou » sera fier, tant
que Binche sera Binche, des grelots de sa cein-
ture et des plumes de son chapeau. Il arrive
318 L'AME WALLONNE
encore de croiser, sur la route de La Roche, la
paysanne plus ridée que reinette au cellier et qui
n'a pas consenti à laisser sur l'armoire de frêne
le chapeau à bavolet. Mais les Wallons sont aussi
différents les uns des autres, parce que la nature
du sol et les habitudes de vie leur ont façonné
tel ou tel visage.
Ce serait le lieu de dire la rude existence du
mineur, du métallurgiste, du souffleur de verre,
de la hiercheuse. Les bronzes de Constantin Meu-
nier surgissent sous nos yeux. Ils disent la beauté
de l'effort rude, des muscles tendus, des dos qui
s'arc-boutent, la splendeur du feu dompté, de la'
terre éventrée jusqu'en ses profondeurs. L'ou-
vrier wallon est aussi un artisan racé. Héritier des
traditions des métiers de nos bonnes villes, il a
sauvegardé, à travers les siècles et en dépit du
machinisme, le goût du fignolage, le sens du
« chef-d'œuvre » de maîtrise. Les batteurs de
cuivre, les « copères » au pays de Dinant ont
disparu. Mais restent les armuriers de Liège, les
tisserands de Verviers et d'ailleurs. Un fusil lié-
geois est objet de patience et d'amour. Il ne s'agit
pas seulement que l'arme soit de haute précision,
le canon rayé selon les lois de la plus sûre balis-
tique. Le spécialiste en chambre s'attache avec
ferveur à graver l'écusson. Damasquiné comme
un poignard d'émir, le fusil fera l'orgueil de celui
qui sut y incruster, d'après un dessin inédit, filets
d'or et nervures d'argent. De même, l'ouvrier de la
laine supporte mal les règlements d'atelier qui ten-
dent à uniformiser les prestations devant le métier.
C'est l'origine de conflits syndicaux, de grèves
L'AME WALLONNE 319
opiniâtres. Car l'individualisme n'a plus sa place
au siècle où nous sommes. Et l'individu outre-
passe, d'ailleurs, en maintes occasions, ses droits.
Le sol donne aussi ses conseils, ses « orien-
tations ». Cette géographie humaine de la Wal-
lonie, pourquoi n'irions-nous pas la suivre au
penchant des coteaux, aux méandres des rivières ?
Nous n'avons pas encore rappelé que la terre
wallonne est profondement ravinée. Les plus beaux
sites de chez nous ferment le ciel sur un horizon
tourmenté. Je crois que l'âme flamande doit quel-
que chose à l'immensité des plaines basses. Ces
routes qui « s'allongent dans le soir, infinies »,
comme dit Verhaeren, sont favorables aux évasions
sans but, vers N'Importe-Où. Le Wallon, par une
sorte de choc en retour, est obligé de revenir
constamment sur lui-même. Toute promenade a,
pour lui, ses imprévus. Tout détour du chemin
peut révéler la fumée d'un toit.
Et cependant, qui va du Tournaisis au plateau
de Hervé, prenant la Belgique en écharpe, sera
frappé de la diversité des paysages. Mais la
couleur du ciel — mauve et plus gris que bleu ■ —
reste la dominante, et presque toutes les maisons
ont un capuchon d'ardoises. Voici des champs de
blé à l'ombre des terrils noirs. Voici la Sambre,
si capricieuse en ses détours. Avec le Namurois,
commence la forêt d'Ardenne. Tous ces rochers
friables portent l'empreinte du sabot de Bayard,
le cheval des preux. Et comme il est devenu cher
à nos cœurs, ce site de la vallée mosane qui vit la
dernière ascension — la plus haute — d'Albert
le Grand !... Nous entrons sous la futaie luxem-
320 L'AME WALLONNE
bourgeoise. Brament les cerfs, grogne le sanglier.
Dans la clairière, le sabotier entaille le bois ten-
dre et, de la pointe du couteau, il gravera des
fleurs sur les plus petits sabots.
De Pirmez à Severin, d'Adolphe Hardy à Tho-
mas Braun, nos poètes ont redit les enchantements
de la forêt. Et c'est encore la forêt ardennaise, la
forêt wallonne, qui a le mieux inspiré un Lemon-
nier, un Van Lerberghe à la Ramonette. Nos
eaux courantes, nos cascatelles attendent toujours
d'être captées par quelque magicien du rythme.
Mais peut-être qu'elles prolongent leur chanson
sur les cailloux dans telle mélodie fluide de
Lekeu ?...
Comment il s'amuse, le peuple Wallon? — Avec
bonne humeur.
La joie de vivre est comme un mot d'ordre,
chez nous. Elle ne s'interdit pas les truculences
rabelaisiennes. Le wallon (la langue wallonne),
dans les mots, brave l'honnêteté. Quelques-uns des
plus savoureux fabliaux — des plus lestes — du
moyen âge ont été contés par nos pères. Ils
savaient également dire le mot et faire la chose.
Pas bégueules pour un sol. Religieux, au demeu-
rant, avec une pointe d'anticléricalisme qui sent
aussi son fabliau. Le moine et le curé sout pré-
textes à railleries. Dans les familles les plus chré-
tiennes, le sujet est inépuisable. Même les dîners
au presbytère se pimentent d'anecdotes dont l'en-
soutané fait les frais.
L'AME WALLONNE 321
Sans jamais tomber dans la goinfrerie, le
Wallon est une « fine gueule ». Les crus les plus
fameux achèvent de donner leur bouquet dans le
silence poussiéreux des caveaux du notaire et du
gérant de charbonnage. Tel capitaine d'industrie
surmené ne consentira pas à passer son smoking
pour une soirée au théâtre; mais il souffrira le
supplice du plastron glacé si vous lui avez
signalé le dernier restaurant où l'on mange. La
carte gastronomique du pays wallon multiplie
comme à plaisir les appellations savoureuses et les
dyspepsies incurables. Tout événement joyeux —
ou triste — déclenche le rituel des agapes et liba-
tions. Mais c'est au fond des bourgades de pro-
vince que se cultive et s'épanouit l'art difficile du
bien-manger. Je songe à telle villette du Hainaut
où l'on se met à table dès les onze heures du
matin. A minuit, après le Champagne, vient un
gâteau au beurre et à la crème Chantilly !... Et
c'est ainsi que nous souffrons presque tous d'une
maladie de foie contractée par notre grand-père,
lequel tranchait les noires venaisons au lendemain
des chasses au daguet.
Le sport-roi de la Wallonie est le jeu de balle-
pelote, cette « petite reine blanche » dont un de
nos conteurs, Maurice des Ombiaux, a dit le pres-
tige sur les jeunes garçons. C'est un jeu très vif,
très allant, où l'esprit d'équipe cède aux impro-
visations fulgurantes du « petit-mitan » ou du
« cordier ». Dis-moi comment ce peuple s'amuse,
et je te dirai comme il est !
Au village, l'orphéon a la cote d'amour. Le Wal-
lon, né musicien, aime que les cuivres versent en
322 L'AME WALLONNE
son cœur l'héroïsme dominical. Certaines régions,
plus mélomanes, jouissent d'une réputation qu'el-
les défendraient au besoin à coups de trombone
sur les crânes. C'est ainsi que Verviers se pique
de donner Yadmittatur aux chanteurs d'opéra et
que le Borinage est la terre classique des ténors.
Que de contre-ut ont été poussés, entre le sau-
cisson et les cerises, sur le chantier, à l'heure de
la pose méridienne, par un candidat à la Mon-
naie ! Les musiciens ambulants réunissent les
foules autour de l'accordéon et du violoneux. Le
dimanche, sur les quais de Liège, le marché de
la Batte est un concert en plein vent; et la Meuse
emporte vers les plaines de Zélande des lambeaux
de refrains et ces résidus puérils et touchants de
la sensiblerie populaire.
D'ailleurs, le Wallon tient à passer pour un
intellectuel, avec tout ce que l'étiquette comporte
de sympathique et de détestable. J'ai dit déjà que
l'ouvrier lit, matin et soir, « son » journal. Il le
lit et il le commente. Il ne s'interdit pas de hanter
la bibliothèque de l'instituteur ou du curé. Sans
prendre conseil ni du curé, ni de l'instituteur.
Pour nourrir sa faconde naturelle, il fait ainsi
provision de mots bien sonnants, de formules à
l'emporte-pièce. Et ce serait peut-être le moment
d'écrire un paragraphe sur les dangers de l'in-
struction gratuite, obligatoire et mal digérée.
* * *
Mais ce témoignage d'un Wallon sur les Wal-
lons ne peut se clore sur une note chagrine. Seule
L'AME WALLONNE 323
serait de mise la raillerie légère. J'y renonce pour-
tant. Au moment de signer les quelques pages
qui doivent dire nos singularités de Gaule, je sens
trop bien que j'ai mis l'accent — que je me devais
de mettre l'accent — sur nos qualités plus que
sur nos défauts. J'évoquais, en commençant, le
travail de mensuration des anthropologistes. On
ne fait pas de science exacte, froidement objective
et objectivement ennuyeuse, lorsque le cœur est en
cause.
Parce que j'aime ma Wallonie de tout mon
cœur, je voudrais que la leçon de mon témoignage
wallon se traduisît par un accroissement de sym-
pathie, de curiosité diligente et fervente pour mon
cher petit coin de sol.
FIN
III. VARIA
Eloge de la tradition
La situation morale du professeur d'Université
Le thème de l'inquiétude dans la littérature ...
« Le Grand Meaulnes »
Un poète de chez nous : Fernand Ceverin ...
L'âme wallonne
9
TABLE DES MATIERES
I. < .. VERS LE MOYEN AGE ENORME ET DELICAT > :
Comment le moyen âge a vu Virgile : professeur de
grammaire, prophète du Christ, magicien, amou-
reux
Virgile selon Jean d'Outremeuse 32
La littérature antiféministe au moyen âge 47
Les « Miracles de Notre-Dame » dans la littérature
médiévale 76
IL LITTERATURE COMPAREE :
Où en est la question des origines de la lyrique
provençale ? 99
Les sources italiennes de la légende de Tannhâuser 120
L'évolution du poème chevaleresque en Italie 147
Le personnage d'Iphigénie chez Goethe 183
215
239
254
262
293
311
Imp. SOLEDI, Liège (Belgique).
AUX ÉDITIONS SOLEDI
A- CARABIN :
FACES ET PROFILS LITTERAIRES
DE BELGIQUE
Un document littéraire et national... Trente
portraits d'écrivains belges tracés avec une sou-
riante sincérité et un art original et vivant de
l'anecdote Fr. 39,M
Carlo BRONNE :
PELERINAGES LITTERAIRES EN BELGIQUE
Les souvenirs que laissèrent en nos provin-
ces Apollinaire, Chateaubriand, Curel, Erasme,
Erckmann-Chatrian, Féval, Hugo, Las Cases,
Laforgue, Marmontel, Mirabeau, Pages, Pé-
trarque, Perk, Retté, Rilke, Rodin, Stendhal,
Tacite, Viélé-Griffin, Villiers de l'Isle-Adam, etc. Fr. 3t,M
Maurice KUNEL :
BAUDELAIRE EN BELGIQUE
Une œuvre magistrale devenue introuvable,
remaniée et augmentée de dix chapitres inédits,
ornée d'un portrait hors texte Fr. 45,0*
D' BIOT :
LE CORPS ET L'AME
< Le Spirituel est lui-même charnel », disait
Péguy. « Il est couché dans le lit de camp du
Temporel >, ajoutait-il.
Contre l'amoralisme et contre le régime.
Une œuvre qui complète admirablement
l'ilumme, cet inconnu, du D r Carel.
Une conception très stricte de l'être humain,
qu'il s'agisse de morale sexuelle ou de problè-
mes pédagogiques. Fr. 45.H
A. f A. 11933. Imp. SOLEDI, Liège (Belgique)
^
PN De^onay, Fernand
54-3 Dépaysements
D^7
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY